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Dossier

Les populismes dans l’histoire : révoltes et réformes sociales

Thibault Scohier
Critique culturel et membre de Culture & Démocratie

31-05-2021

Le terme de populisme est aujourd’hui utilisé aussi bien comme critique de groupes ou personnes se réclamant faussement du peuple, que comme marqueur d’un conflit de classes. Thibault Scohier examine les populismes historiques aux États-Unis et en Russie pour mieux donner à voir la complexité des sens donné à cette expression. Pour lui, ce qui distingue totalement les populismes historiques des soi-disant populismes contemporains, c’est « leur charge utopique et la sincérité de leurs aspirations ».

Le terme « populisme » est aujourd’hui entré dans le langage politique courant, souvent comme une injure publique visant des groupes, des mouvements ou des personnes qui se réclameraient faussement du peuple et défendraient en réalité un agenda anti-démocratique. Cette conception du « populisme » comme un « détournement » des aspirations populaires est même devenue une boussole importante pour certain·es dirigeant·es et partis qui se définissent par opposition à lui. D’autres organisations et personnalités politiques, plutôt marquées à gauche et dans les milieux citoyennistes s’en revendiquent au contraire et l’utilisent comme le marqueur d’un conflit de classe entre une élite ou une bourgeoisie égoïste et un peuple en quête d’égalité.

Toutes ces conceptions ont tendance à utiliser le « populisme » comme un symbole stratégique; une étiquette, positive ou négative servant à se distinguer des autres ou à jeter l’opprobre sur eux et elles. Un récent numéro de la Revue européenne des sciences socialesn permet de bien saisir la complexité entourant le concept et tente d’en donner une série de définitions pratiques et théoriques allant au-delà des jeux de légitimité politique. Une des approches les plus intéressantes et fructifiantes est sans doute de retourner à la source : celle des mouvements populistes historiques du XIXe siècle. Comme le note Federico Tarragoni : « Ces expériences étant fondatrices de l’idéologie populiste, toute tentative de qualifier le populisme « actuel » doit nécessairement composer avec ellesn. »

Je me propose de revenir sur deux de ces expériences : celle du populisme américain, entre les années 1870 et les années 1890, notamment avec le cas du People’s Party et des différents soubresauts contestataires du monde agraire, et celle du populisme russe, courant sur une bonne partie du XIXe siècle jusqu’à 1917. Ces deux situations historiques, si elles se sont déroulées dans des contextes culturels, politiques et industriels très différents, relèvent d’un même rapport aux évolutions de la modernité politique, c’est à dire d’un nouveau cadre d’interaction entre les êtres humains et de nouveaux désirs d’égalité et de transformation radical des sociétés.

Le cas des États-Unis : le People’s Party et les révoltes agraires
La naissance du People’s Party s’inscrit dans un long contexte d’exploitation du monde des paysan états-unien au XIXe siècle. Même s’il n’était pas aussi violent qu’en Russie, les années qui suivent la Guerre de Sécession sont très difficiles pour les petit·es paysan·nes. Alors que l’appareil industriel est en plein boom, notamment l’extension du réseau de chemins de fer, c’est un capitalisme sauvage qui règne sur les marchés, notamment ceux du grain et des céréales. Les prix fluctuent en fonction des cours et pas des besoins pratiques des paysan·nes. Après des années de petites révoltes isolées, c’est au Texas que nait la première Farmers Alliance en 1877n. Son modèle d’entraide proto-syndical se généralise et remonte vers le Nord; petit à petit les groupes discutent entre eux, forment des relations avec d’autres organisations comme le National Greenback Labor Party – un parti luttant contre les monopoles et souhaitant allier ouvrier·e et paysan·nes contre les intérêts de la banque et qui était déjà majoritairement composé d’agriculteur·ices.

C’est au début des années 1890 que ces différents courants vont donner naissance au People’s Party. Se voulant une « troisième voie » entre les Républicains et les Démocrates, les populistes revendiquent de grandes réformes agraires, des lois anti-trusts et tout une série de mesures sociales. Tout au long de la décennie, ils participent aux élections et parviennent à envoyer des représentants au Congrès fédéral et surtout dans les Congrès des États fédérés. James B. Weaver qui porte les couleurs du People’s Party à l’élection présidentielle de 1892, remporte plusieurs États et rassemble un peu moins de 10 % du total des voix exprimées. Paradoxalement, l’apogée du parti suit de près son déclin et sa chute : il est dissout en 1909, emporté à la fois par l’intégration d’une partie de ses forces au Parti démocrate et aussi par l’apparition du mouvement socialiste aux États-Unis.

Formés à la base par de petit·es paysan·nes endetté·es ou ruiné·es, son originalité est d’avoir su s’allier, ensuite, avec d’autres mouvements, comme les premiers syndicats d’ouvrier.es (Knights of Labor) et même des organisations luttant pour le droit de vote des femmes. Politiquement, ses origines remontent autant au radicalisme démocratique de la révolution américaine – on qualifie d’ailleurs parfois les populistes de « radicaux agrariens » – et de l’essor des coopératives, des mutuelles et des syndicats, bref des organisations d’entraides qui ont vu les groupes sociaux les plus fragiles se fédérer pour combattre plus efficacement les inégalités économiques particulièrement violentes de la société américaine.

Christopher Lash note également que le populisme américain était aussi traversé par une critique violente du progrès, entendu dans son sens moral et techniquen. En effet, les mouvements paysans se révoltaient aussi contre les moyens techniques (chemins de fer, développement des industries, etc.) mis en place par les trusts et les entreprises monopolistiques qu’ils combattaient. Ils refusaient également le progrès incarné par les Bourses et par le capitalisme triomphant qui prétendaient modeler l’histoire humaine en fonction de ce qu’on appellerait aujourd’hui, la « croissance illimitée ». Une des figures les plus emblématiques de ce radicalisme à la fois civique et conservateur est Henry David Thoreau qui, bien qu’il précède les mouvements populistes, peut être considéré comme un de leurs précurseurs.

Le People’s Party a eu une immense influence sur l’histoire politique américaine – influence d’ailleurs très mal perçue dans le monde francophone. Non seulement ses membres et militant·es ont ensemencé dans les mouvements radicaux mais de nombreuses revendications populistes se retrouvent dans les réformes roosveltiennes et dans le New Deal. Aujourd’hui, l’aile gauche du Parti démocrate, et notamment Bernie Sanders, s’inscrivent aussi dans son héritage. Mais une de ses manifestations les plus intéressantes se trouve dans l’histoire du Co-operative Commonwealth Federation, un parti politique canadien qui a établi le premier gouvernement socialiste d’Amérique du Nord en 1944 dans l’État du Saskatchewan. Fondé par un mouvement agrarien, rassemblant des paysan·nes et des ouvrier·es, il met en place des réformes très proches de celles désirées par les populistes états-unien·nes, notamment une couverture santé universelle qu’il·elles sont les premier·es à instaurer au Canada dans les années 1960.

Le cas de la Russie : le narodnitchestvo et le mir
La Russie du XIXe siècle ne ressemble pas aux États-Unis. Le sevrage n’est aboli (officiellement) qu’en 1861, l’aristocratie reste hégémonique et la monarchie alterne des postures de libéralisation avec des épisodes de répressions violentes. Le peuple est composé en très grande majorité de paysan·nes pauvres et c’est dans ce contexte que va naitre le populisme russe. Le narodnitchestvo, ou mouvement des Narodniki, c’est à dire « ceux du peuple », se structure pendant les années 1840. Il est le fait d’intellectuels déclassés, animés par une conception romantique du peuple avec qui ils veulent fraterniser et renverser l’ordre social. Pendant plusieurs années, le mouvement milite surtout au niveau du pouvoir central, essaie de convaincre de jeunes intellectuels et fonctionnaires. Ce n’est que dans les années 1870 qu’il tente de mobiliser le peuple directement.

Il connait alors une série de radicalisations. Face à la lenteur des réformes sociales, une partie des Narodniki adopte une position nihiliste, fonde des sociétés secrètes et se tourne vers le terrorisme. On doit notamment au groupe le plus radical l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881. Le reste du mouvement continu l’action politique, surtout auprès des paysan·nes. Les populistes sont convaincus que la Russie peut être réorganisée en fédérant de petites localités organisées démocratiquement. Ils veulent défendre et généraliser l’utilisation du mirn, qu’on peut comparer à une commune rurale qui possède et gère des terres collectives et fonctionne aussi comme une coopérative. Son origine remonte au vétché, une assemblée populaire médiévale que les Narodniki idéalisaient et se représentaient comme une forme d’harmonie sociale. Cette inspiration moyenâgeuse s’inscrit tout à fait dans les origines idéologiques du narodnitchestvo qui mélangeaient la slavophilie, voire un sentiment national fort, et des désirs socialistes de réformes ou de révolution sociale.

À la différence du populisme états-unien, constitué d’abord par des fermier·es pauvres et se structurant ensuite au niveau national, le populisme russe a d’abord été un mouvement intellectuel, s’appuyant sur une représentation romantique du peuple pour devenir ensuite une série de mouvements plus ou moins radicaux visant à abattre l’ordre tsariste. C’est sans aucun doute sa composante utopiste et prônant une démocratie locale, directe et coopérative qui recèle le plus d’intérêt, d’autant que son influence a été, ici aussi, considérable. Les soviets dans leur forme originelle de « conseil » d’ouvrier·es ou de paysan·nes sont inspirés directement des mirs. Pendant la révolution de 1917, le premier parti révolutionnaire a longtemps été celui des sociaux-révolutionnaires, héritiers du narodnitchestvo. Tout cela avant que le pluralisme révolutionnaire soit écrasé par les bolcheviques et que les soviets deviennent des organes purement symboliques et administratifs.

Populisme, démocratie et culture
Examiner les populismes historiques aux États-Unis et en Russie nous permet de complexifier le sens qu’on peut donner à cette expression. Si ces deux mouvements pouvaient s’appuyer sur un certain rejet de la modernité qui ne manquera pas de faire débat, et si le nihilisme russe a pu donner naissance à une aile terroriste, ils ont aussi contribué à l’approfondissement du projet démocratique et égalitaire. Dans des situations différentes, ils réclamaient tous deux des transformations radicales de la société pour la rendre plus juste, non comme un simple programme ou une stratégie de conquête du pouvoir mais bien comme une pratique – ils entendaient, sur ce point, se montrer exemplaire, avec les formes de syndicalisations et d’entraide des Farmers Alliances d’un côté et la défense du mir et des soviets de l’autre.

En réalité, ce qui distingue totalement les populismes historiques de ce qui est qualifié grossièrement aujourd’hui de « populismes », c’est leur charge utopique et la sincérité de leurs aspirations. C’est aussi un ancrage dans la réalité quotidienne et la défense des intérêts pratiques, au jour le jour, des déclassé·es (même si elles se concrétiseront sur le tard dans le cas de la Russie). La différence tient aussi dans leur impact fructueux et créatifs sur la culture de leurs époques. Les populistes russes, parce qu’ils étaient des intellectuels, souvent jeunes et originaux, ont fortement marqué les arts de leurs temps (en bien ou en mal). Les demandes de réforme sociale du People’s Party se retrouvent dans les programmes du New Deal qui comportait un pan artistique et culturel particulièrement ambitieux.

Il convient, il me semble, de faire la distinction entre d’une part, ce que François Dupuis-Déri appelle « l’agoraphilie »n, c’est à dire une conception méliorative du peuple, qui croit en sa capacité de faire politique, et la stratégie de conviction utilisant la figure du peuple et ses aspirations en l’opposant aux élites (dont font pourtant partie la plupart des apologistes de cette stratégie). Le romantisme, voire l’utopisme du premier faisant justement partie des carburants politiques dont semblent manquer les régimes libéraux aujourd’hui; et peut-être aussi les arts dont le versant « populaire » est largement marginalisé, comme on peut le lire ailleurs dans ce dossier.

1

« La pensée populiste », Revue européenne des sciences sociales, n°58-2, 2020. Voir en particulier l’article de Jean-Yves Pranchère, «Quel concept de populisme?» et «Propositions pour une sociologie historique du populisme» de Federico Tarragoni qui a été très utile pour rédiger cet article.

2

C’est lui qui souligne. Notons aussi que Federico Tarragoni a publié un livre conséquent sur la question, L’esprit démocratique du populisme, La Découverte, 2019.

3

Sur le sujet on peut lire les deux livres d’Howard Zinn, Histoire populaire des États-Unis, Agone, 2002 et le plus synthétique et récent Le pouvoir des oubliés de l’histoire, Agone, 2020, à partir de la p. 93.

4

Lire à ce sujet Christopher Lash, Le Seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Climats, 2002.

5

Là-dessus on peut lire Alexandre Skirda, Les anarchistes russes, les soviets et la révolution russe de 1917, Spartacus, 2017.

6

François Dupuis-Déri, La peur du peuple : Agoraphobie et agoraphilie politiques, Lux, 2016

7

François Dupuis-Déri, La peur du peuple : Agoraphobie et agoraphilie politiques, Lux, 2016.

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