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Vents d’ici vents d’ailleurs

« Les arbres » ou le droit du vivant

Bernadette Heinrich, artiste, co-directrice du collectif Fabula et membre de Culture & Démocratie

02-09-2018

Les arbres, c’est un spectacle en création, une toute jeune pousse qui vient de trouver ses racines. Il est en train d’écloren. Comment se présentera la floraison ? Nous ne le savons pas encore. Comme des arboriculteurs, nous guidons et nous nous laissons guider. Cette démarche est en symétrie directe avec la thématique centrale du spectacle. Il va explorer une relation à la nature qui n’est pas celle de la maitrise ou de la domination mais qui laisse advenir une interdépendance des êtres vivants, humains et non-humains. Un axe de recherche sera aussi de déceler comment l’imaginaire et la loi sont deux forces actives du destin de l’humanité et de l’univers.

Les arbres, c’est le premier spectacle du Collectif fabula, un collectif artistique interdisciplinaire dirigé par Abdelmalek Kadi et moi-même, avec un CA et une AG composés d’artistes, d’acteurs culturels et de citoyen·ne·s engagé·e·s dans le secteur social et santé mentalen. Dans le paysage culturel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ce collectif défend l’existence de petites structures indépendantes portées par des artistes. Garantir une place et des moyens pour la création autonome, c’est un acte politique et démocratique fort. Il y va de la vitalité et de la diversité de la création artistique. Il y va aussi de l’existence et de la survie des artistes. Les récentes décisions en matière de politique culturelle lui ont donné la chance d’être parmi les quarante nouvelles structures subventionnées par un contrat programme. Elles ont toutefois également aiguisé sa vigilance car la priorité budgétaire actuelle penche nettement vers le financement des grosses institutionsn.

L’acte poétique est au cœur des créations du collectif. Une parole qui, quelle que soit sa forme, soit forte, entière, subversive, qui oblige à réfléchir, à sortir de sa torpeur, à participer de tout son être, à imaginer, à vivre. L’ambition est une exploration sensible et profonde de notre humanité. Les sources d’inspiration se veulent libres, sans tabous ni frontières. L’art est conçu par le collectif comme un territoire d’expérimentation, un questionnement sur le sens ou le non-sens du vivre ensemble et de la vie humaine.

Émergence
La naissance de ce spectacle est le fruit d’une rencontre sensible et d’une indignation. Un soir à Bruxelles, après une réunion de notre collectif Fabula, Paul Biot, l’œil allumé, nous raconte son expérience avec ses oliviers sur son lopin de terre provençale. Venir de loin pour les retrouver, s’en occuper minutieusement, les soigner, voir naitre les premières feuilles, attendre, vivre l’incertitude de la récolte, l’acceptation de ce qui est, respirer avec eux, ralentir le rythme effréné de la vie urbaine, prendre le temps de les retrouver, de se retrouver. Nous respirons avec lui ce récit qui nous fait oublier la froidure de l’hiver. Nous sentons que cette relation avec les arbres sous le soleil de Provence tisse des liens avec quelque chose d’essentiel ; qu’elle a aussi l’incroyable faculté de transformer notre regard sur les êtres de la nature qui nous entoure.

Dans le Journal de Culture & Démocratie n°44 – « Nature Culture », le témoignage de Paul Biot nous avait déjà titillé. « Je m’étais depuis longtemps interrogé sur la capacité des arbres à percevoir des signes indécelables à mes sens humains. En Provence, où l’été les incendies sont ravageurs, parfois, alors que rien, aucune fumée suspecte, ne le laisse pressentir, soudain s’exhale une bouffée de térébenthine. » Ils savent des choses que nous ne percevons pas. Ils sont vivants !

Sur France inter une histoire suscite notre indignation. C’était un matin d’été à Luçon. Bénédicte entend des bruits de tronçonneuses. Trente arbres centenaires alignés le long du champ bordant sa rue sont abattus les uns après les autres. Motif : le passage d’un convoi. Passage trop étroit. Il faut faire de la place ! Bénédicte hallucine. Elle téléphone, alerte les habitants. Trop tard, la préfecture a donné son accord. À peine deux heures plus tard, les arbres tronçonnés sont emmenés et la rue reste là ravagée, défiguréen. Ailleurs dans le monde comme en écho nous reviennent les destructions massives des forêts, la disparition des espèces animales et végétales, le réchauffement climatique, la fonte des glaces…

L’exploitation des ressources de la terre semble aujourd’hui mettre en péril jusqu’à l’espérance de vie elle-même. Enserré dans des logiques marchandes, l’homme exploite la nature comme une matière inerte et inépuisable et détruit inexorablement son environnement. Face à cela, un sentiment d’impuissance nous submerge, une envie de parole émerge. Nous sommes des artistes, ce sera à travers un spectacle. Abdelmalek Kadi assurera la mise en scène. Sur le plateau, on trouvera Paul Biot (comédien), moi-même (conteuse) et un musicien.

La voie du sensible
Paul Biot et moi-même sommes venus à la première répétition avec la tête remplie d’idées, les bras chargés de revues, de livres et d’encyclopédies. D’emblée, Abdelmalek Kadi dessine des perspectives. Analyser, questionner, discourir sur les phénomènes environnementaux est une chose. Faire un spectacle c’est autre chose. Il nous dirige dans la voie du sensible.

Dès le premier jour, nous voilà parti à l’Arboretum et puis au jardin de Meise pour une imprégnation intime avec les végétaux. Une réflexion d’Alain Kerlan sur l’expérience esthétique me revient en mémoire « Avant le musée, emmenez vos élèves en forêt. Demandez-leur tout simplement d’y marcher, silencieusement, d’écouter le bruit de leurs pas foulant le sol et les feuilles mortes, de sentir les odeurs qui descendent des frondaisons, d’être attentifs aux jeux de lumière : ils s’éveilleront… » Abdelmalek Kadi poursuit la mise en condition. D’abord, il s’agit de faire le vide, se déposer, se mettre à l’écoute du corps, entrer dans les sensations ; un langage qui nous fait abandonner notre petit moi quotidien pour nous connecter au présent, à l’intemporel, à la puissance des éléments, à la vulnérabilité de l’homme, à la source du vivant et et au-delà au mystère de la vie. La perspective est vertigineuse puisqu’elle touche à notre rapport à la nature et au-delà à notre place d’humain dans l’univers.

Notre matière est faite en partie de mythes, de cosmogonies. Comment les appréhender sans les dénaturer et entendre ce qu’ils ont d’essentiel à dire à l’humain ? La démarche a quelque chose à voir avec le long travail mené par Lévi-Strauss en Amérique tropicale. Lévi-Strauss parlait de la nécessité qu’il a eue d’écrire en utilisant le « nous » et disait : « Le nous traduit le souci le plus profond de ramener le sujet à ce que, dans une telle entreprise, il devrait essayer d’être… : le lieu insubstantiel offert à une pensée anonyme afin qu’elle s’y déploie, prenne ses distances vis-à-vis d’elle-même, retrouve et réalise ses dispositions véritablesn. »

Connexions interdisciplinaires
Abdelmalek Kadi nous parle de sa démarche de directeur d’acteurs. Le défi est de partir de rien… enfin pas tout à fait. Paul Biot envisage de partir de son expérience avec les arbres mais aussi de celui de son engagement de toute une vie en faveur des droits culturels et humains. Son combat pour la reconnaissance du Théâtre-action. Cela ne signifie pas faire du journalisme ou une conférence gesticulée mais un spectacle dans le sens où les récits doivent transporter un public autant qu’une fiction, un film. Nous serons dans le jeu. Paul joue Paul. En même temps il ne joue pas tout à fait lui-même mais il n’est pas vraiment un personnage. Il ne peut pas jouer son rôle comme un acteur joue Hamlet. En même temps, il est sur scène face à un public, il doit pourtant jouer. Il s’agira au fil des répétitions de trouver le ton juste.

Moi, la conteuse, j’irai puiser dans les contes mythologiques. La fonction de ces contes est chaque fois d’élargir le propos, apporter une autre référence, tirer vers l’universel et l’infiniment grand. Si Paul s’intéresse au destin d’un seul être inscrit dans le monde (en l’occurrence le sien), les contes s’intéresseront à toute l’humanité inscrite dans l’univers. Le ton sera résolument différent. Si Paul est tenu à une sorte de vérité (de l’ordre du témoignage) et d’exactitude presque scientifique surtout en matière de droit, les contes seront délibérément fantasques, imaginaires, le produit de nos fantasmes, de nos peurs. L’humanité qui se crée des mythes pour se raconter.

Mais tout peut-être à un moment renversé. Où sont les mythes et l’imaginaire ? Ne nous a-t-on pas fait croire qu’il était impossible de communiquer avec un arbre, que notre société en maitrisant la nature irait vers le progrès ? Les croyances, les mythes ne sont-ils pas plus forts que la réalité ? Comment en prendre conscience pour s’en déprendre ? Ne s’agirait-il pas d’inventer des histoires ou des mythes qui nous libèrent de nos oppressions ? L’art – et modestement ce spectacle – peut être un des vecteurs de nouvelles représentations du monde.

La place de la musique sera fondamentale. Elle va lier les deux approches et maintiendra de manière permanente l’approche émotionnelle, sensible, la connexion aux sensationsn. On peut par exemple imaginer que le violoncelle exprime la douleur d’un arbre qu’on abat. Le son du violoncelle est très proche de la voix humaine, une façon de personnifier l’arbre comme un humain qui chante sa mort. La musique peut exprimer ce qui est inexprimable par des mots comme la beauté d’un arbre en fleur, la force irrépressible de la sève qui monte, le souffle du vent dans les arbres ou la douleur indicible des aborigènes qui voient leur forêt partir en fumée dans une folie destructrice et avec elle une part d’humanité.

Et demain. Le droit du vivant ?
La thématique travaillée pose des questions multidisciplinaires. Elles sont philosophiques, politiques, culturelles, juridiques, anthropologiques. La lecture du Journal de Culture & Démocratie n°44 et plus particulièrement de l’article de Frédérique Müller « De nouveaux narratifs pour une société en transition », a été pour nous un point d’appui intéressant pour fonder notre approche particulière d’artistes. « Quand on pose des chiffres sur des catastrophes écologiques par exemple, on les objective, on se place à l’extérieur. On peut alors regarder ça avec une tristesse infinie mais sans se sentir impliqués. L’intérêt de la démarche artistique c’est qu’elle va directement chercher une résonance intérieure, on ressent une émotion et on est dans la situation. »

Face au cataclysme annoncé pour la planète, il y a actuellement de l’impuissance. Notre vision de l’art et du spectacle ne nous conduit pourtant pas à nous ériger comme militants, secoueurs de foule, transmetteurs d’analyse ou de solutions. Dans ce même article, Vincent Wattelet évoque le propos de Paul Watson : « Une des facettes de l’éco-guerrier, c’est l’artiste. C’est lui qui va nous reconnecter, à travers l’esthétique, à l’amour profond que l’on peut avoir du vivant. »

La présence de Paul Biot comme acteur du spectacle nous a conduits à un autre prolongement qui sera une réflexion sur le droit du vivant. « Les rivières sont nos frères, disait Chef Seatle en 1854. Ce mercredi 15 mars 2017, le Whanganui, un cours d’eau de la Nouvelle-Zélande, s’est vu attribuer par le parlement une personnalité juridique », écrit Alexandre Galand.

Tous les paysans vous le diront. Les travaux agricoles, le soin prodigué aux plantes, la construction des bâtis, etc., sont autant de pratiques qui étaient guidées par une profonde connaissance des phénomènes naturels. Leur fondement était un grand respect du vivant et de son équilibre. Reconnaitre le droit du vivant susciterait une réhabilitation de ces savoirs, un extraordinaire patrimoine naturel. Il conduirait à un autre usage de la terre. À l’instar des droits culturels qui ont été petit à petit inscrits dans des lois, le défi posé est de faire de la nature un sujet de droit, conférant aux arbres, via des mandataires, la possibilité de « plaider en justice ».

Le spectacle sera conçu pour le jeune public bien que fondamentalement destiné à tous. Dans notre monde où la vie devient virtuelle, informatisée, robotisée… il s’agira d’entrer dans la voie du sensible pour (re)découvrir un lien charnel avec le monde. Comme au temps de l’Arbre à palabre, l’équipe espère que le spectacle « les arbres » suscitera auprès des nouvelles générations un dialogue vivant, une recherche commune sur l’avenir de notre planète.

Image : © Éliane Fourré, Burn-out, Linogravure, 2008

1

Spectacle soutenu par le Service de la création artistique en Fédération Wallonie-Bruxelles, par le Centre culturel du Brabant Wallon et le Centre culturel d’Ottignies-Louvain-la-neuve.

2

Le Collectif Fabula : Adelmalek Kadi (comédien, metteur en scène) et Bernadette Heinrich (conteuse), co-directeur·ices ; Paul Biot, comédien, co-fondateur du Théâtre-action ; Nathalie Mahieu, coordinatrice du Service de Santé Mentale du Woluwé Psycho-social.

3

10% des opérateurs contrat-programmés absorbent 70% du budget de la création artistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

4

Émission « Les pieds sur terre » – France culture.

5

Claude Levi-strauss, L’homme Nu, Plon, 2009.

6

David G. Haskell, Un an dans la vie d’une forêt, Libres Champs / Flammarion. 2016.

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