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Dossier

« Quand tu cours avec des slaches, souvent tu en perds une, non ? » (Rita. G)

Valérie Vanhoutvinck
Artiste, membre de l’AG de Culture & Démocratie

26-04-2020

Qu’en est-il des pratiques de collecte hors du territoire du conte ? Les exemples sont nombreux, dans et hors du champ artistique. Ce dossier s’est penché sur deux expériences particulières, toutes deux en lien avec la question de la mémoire, de l’histoire avec un petit h. L’une, celle de Bruxelles Nous Appartient /Brussel Behoort Ons Toe (lire en ligne), construit une archive sonore de la ville de Bruxelles à travers la mémoire de ses habitant·es. L’autre, décrite dans ces pages, est un projet de la compagnie Les Rougisseurs, mené en 2014 à La Bouverie, autour de l’ancienne fabrique de chaussures locale (devenue La Fabrique de Théâtre). Valérie Vanhoutvinck propose ici une composition textuelle étonnante qui mêle traces de la collecte, récit de création et réflexions sur cette démarche singulière. La collecte, écrit-elle, ouvre des brèches qui sont autant de « droits au récit ».

Bottes hautes vintage brunes
Bottillons bleu nuit cloutés
Ballerines noires toutes simples
Ballerines rose bonbon
Escarpins blancs à l’italienne
Escarpins bleu ciel très hauts
Grosses pantoufles brunes ours
Havaïanas bleu pétant
Chaussures de marche souples Mephisto
Grosses chaussures de marche hautes du Canada
Basket vintage K Swiss blanches
Sandales rouge sang Hush Puppies
Nicole G.

Une paire de Converse, courtes rouges
Une autre de moyennes, mauves
Encore une autre paire de Converse noires, hautes jusqu’aux genoux
Des Docs Martens, bordeaux
Des creepers, noires
Une paire de Vans, grises
Une autre à damier noir et blanc
Thalia B.

Bottes en cuir brun (pour tous les jours)
Bottines de velours noires à hauts talons
Bottines basses en cuir beige
Bottes noires simili cuir avec talons
Chaussures décolletées cuir brun à hauts talons (mariages)
Chaussures décolletées velours noir à hauts talons (mariages)
Baskets hautes bleues et fuchsia (pour tous les jours)
Baskets blanches et vertes Adidas (sport)
Baskets blanches et fuchsia (sport)
Tongs cuir vert Birka (été et pour tous les jours)
Tongs fuchsia (cadeau coiffeur, été)
Ballerines rouges avec motif fleuri (printemps, été)
Pantoufles en laine grise et blanche (hiver)
Fatou F.

Chaussures simples en cuir noir
Chaussures en toile beige
Chaussures en cuir bleu marine
Boots en daim faux léopard
Bottes en caoutchouc kaki
Sandales en simili cuir naturel
Pantoufles en synthétique, imprimé écossais
Emine K.

C’est d’une Collecte de Contenu installée par la Compagnie Urbaine d’Intervention Mobile, « Les Rougisseurs », à La Bouverie en Hainaut, qu’arrivent ces listes, ces mots. Écrits par les riveraines au long des mois de février et mars 2014, ils répondent à l’approche des rougisseuses et charpentent le projet RedRed Feet.

À partir d’une logique de géographie affective, tentant de mettre en résonance la parole des gens avec la mémoire des lieux, sur un territoire couvrant 5 rues et 1 chaussée bordant La Fabrique de Théâtre où elles se trouvent en résidence, les rougisseuses implantent en binôme un bon vieux porte-à-porte ainsi que séries d’accostages impromptus sur la voie publique, en salopettes et accessoires rouges, elles

arpentent
infiltrent
cherchent
rient
soufflent
s’ouvrent
répètent
se perdent
râlent
flippent
jouent
caillent
touchent
doutent
pipelettent
sourient
retouchent
s’accollent

*

1 ou 2 coups de sonnette, 3 flap flap « au carreau », l’approche d’un abord de cour enclavée, un chien qui jappe. Une porte s’ouvre, 1 sur 4 environ. Quelqu’une ouvre la sienne, trouve 2 femmes rouges sur le trottoir. Le duo déplie le pourquoi-du-comment-oui-pardon-dérangement-et-pourtant, résument Les Rougisseurs, la démarche, les mémoires, la poésie et tout l’barda, « oui, mais c’est quoi le but ? » demande la dame.

« Vous m’écririez la liste de vos chaussures ? »

Cet échange à durée variable, entre habitantes et rougisseuses sur l’espace public, replace un peu d’indompté dans l’espace-temps, un brin de douceur dans l’air du temps. Là où le discours des dominations économiques, technologiques, raciales, patriarcales, sociales… nous impose une multitude de récits installant dans nos cellules une Story prompte à nous déposséder de nous-mêmes (À l’ouxh ! Nos idées, gouts, singularités, vécus, raisonnements propres…), la pratique collecteuse, elle aussi en nos chairs, opère un glissement symbolique, un pas de côté où le quidam, passeur de mots, se trouve au centre du propos. Les Rougisseurs dessinent en déambulations ces menues brèches comme autant de « droits de/au récit ». Là où les lois, mécaniques et violences du tout économico-technologique nous épouillent, nous confinent, nous vident, la démarche collecteuse offre quelques percées, distille du singulier, de l’incongru, quelques points de suspension, par la langue et le mouvement. À son infime échelle, la matière collectée fait contrepoint au récit d’autorité.

L’art de collecter comme l’art de conter induit un rapport physique aux êtres, aux choses, au « dire », nécessite de faire corps avec les autres, le monde .

Dans l’idée d’échapper par bribes à l’univers virtuel et marchand qui nous décharnalise insidieusement, la collecteuse tend au passant·es

Oreilles
Regard
Artères
Salive
Vertèbres
Phalanges
Ongles
Nuque
Langue
Peau
Plis
Cils

*

La récolte de Mots dans l’entité de Frameries cet hiver-là contient 77 listes, 293 fiches-anecdotes et 538 cartons-phrases. Le matériau est brut et merveilleux. De chaque lecture surgit un monde. Un corps, une silhouette, une langue, un esprit, un (mi)lieu, une presque voix. On aperçoit distinctement les chaussures égrenées au fil des listes, l’imaginaire enclenche, quelque chose a lieu, s’éprouve.

J’écris la performance, centre nerveux du happening final, à partir de cette collecte. L’idée générale est de raconter un bout d’histoire du territoire, de revisiter la place de la chaussures dans la région (avant les années 1980) et de conter, de manière parcellaire, quelque chose du rapport des femmes et filles riveraines à leurs chaussures, quelque chose de la condition des femmes de la région au temps où les 9 usines de chaussures tournaient plein pot.

Pendant les semaines de résidence à la Fabrique de Théâtre, sur les marchés, les places, dans les rues, les parcs, les avenues, les abords de commerces, les transports publics, les rougisseuses déambulent, infusent, accostent, troublent, récoltent, échangent, contaminent autour de 3 invitations. Certaines choisissent l’une des propositions, d’autres 2, quelques-unes répondent aux 3, d’autres déclinent. À la suite des journées de collecte, les rougisseuses lisent, relisent, classent, organisent, compilent.

1. Lister mes chaussures
(liste écrite par l’habitante, mise en forme, imprimée, collée par Les Rougisseurs)

Dans l’installation du happening final, les listes s’affichent en A1, collées « à la tapissière », à même le plâtre du mur de la cour intérieure de La Fabrique. Elles tiennent le fond de scène et aimantent les riverain·es. 1, 2, puis 5, 7, 12… Ça lit franchement dans cette cour ! C’est manifeste, quelque chose pousse la foultitude, à lire ces chapelets de chaussures. Ces listes comme autant de contes, de récits, d’intrigues infinies.

2. Dire une phrase pour résumer mon rapport aux chaussures
(oral-phrase dictée, transcrite par rougisseuses installée murs intérieurs Fabrique)

« Ma paire fétiche de sandalettes noires a été bouffée par mon chien » / Touria M.
« Moi je ne travaille plus donc je les use pas vite mes chaussures » / Agostina F.
« Je n’aime pas les semelles d’aujourd’hui, on sait plus les faire réparer » / Marceline S.
« Io metto solo le Palladium, ne ho un paio nere, queste e uno grigio » / Luisa F.
« Moi je veux bien, mais les chaussures, ça pue, il faut le dire » / Laurence P.
« C’que j’aime, c’est être pieds nus » / Gina. L.
« Pour moi les chaussures, c’est purement utilitaire » / Myriam B.

Chaque fois, la rougisseuse indique à l’habitante une rencontre sans enregistrement. Le dispositif l’invite à ramasser verbe et pensée et à dicter une phrase, un truc comme : « Si je devais dire une seule chose sur les chaussures ? »

La rougisseuse retranscrit alors les mots au bic noir sur de longilignes bandelettes de carton rouge prédécoupées. Pour raisons de lisibilité, les mots, sous les doigts des collecteuses, emplissent la verticale en vue de pendiller, lors de l’installation-happening, aux fils tendus sur le côté gauche de la cour, autour d’un auvent en bois. Les bandelettes de papier rouge y sont suspendues en nombre. Le public les lis si, quand et comme il le veut.

Une transformation de la parole s’effectue de fait en pratique de collecte, un passage de l’oralité à l’écrit. Les rougisseuses rassemblent en somme un gisement de mots, de la parole brute en traces partageables qu’elles organisent, le tout évoquant des bouts de vies et fragments de la grande Histoire.

3. Raconter une anecdote liée à nos chaussures
(oral-retranscription instantanée rougisseuses)

« J’ai travaillé chez Godard-Van Halle à partir de mes 14 ans. J’étais à la finition. Puis, 11 ans plus tard, l’usine elle a fermé… fermé, fini ! Ça a fait drôle hein ça je peux le dire… mais sinon, on faisait plusieurs modèles. Les tressées c’étaient les plus chères. » / Maryline L.

« La chaussure c’était dans la famille ! J’ai toujours eu de belles chaussures même quand on n’avait pas un rond. Maman et le mari de ma sœur travaillaient à la Fabrique juste ici, celle entre les deux garages. À l’école les filles de la cour, parfois elles étaient jalouses parce que elles, elles marchaient dans rien et elles comprenaient pas, elles, pourquoi moi j’avais ça… Alors parfois mes chaussures elles m’ont gênée, pour les autres, pour moi je les aimais bien » / Dalida P.

« Quand j’étais jeune et que je travaillais chez Gova, je m’souviens… je m’souviens des femmes qui portaient des boites à chaussures vides en pile dans la cour… sur les bras comme ça… de l’atelier au stockage, de ma fenêtre dans l’atelier j’les voyais… j’les voyais tout l’temps traverser. Elles rev’naient, elles … elles repassaient une autre pile… Et comme ça toute la journée, avec des piles dans les bras, du va-et-vient dans la cour… atelier-stockage, stockage-atelier, atelier-stockage… Des allers-retours à pieds. Elles faisaient beaucoup de kilomètres sur leur journée… au moins, elles avaient de bonnes chaussures, ça on peut le dire, même les plus pauvres à l’usine, toute la… toute leur famille ça oui, toute, toute la famille pouvait compter sur des bonnes, oui, ça en aidait de turbiner chez Gova, et c’est pas une petite affaire les chaussures » / Fernande G.

« Tu sais chez nous y’en a qui disent que c’est les mains où il faut faire attention, regarder les mains des gens pour savoir si c’est des gens bien ou non, mais moi j’ai toujours dit : « Regarde les chaussures de quelqu’un avant l’reste »… avant tout l’reste en fait. Tu verras si tu le fais, dans ta tête hein, tu parles… tu… enfin, si tu rencontres quelqu’un que tu connais pas, si pendant qu’il te parle, tu fais des allers-retours comme ça, bas en haut, haut en bas, en fait, ça, ça compare en fait, et souvent les gens ils font de grandes erreurs avec leurs chaussures… et moi ça m’raconte des trucs sur eux » / Saloua H.

La collecte de chaussures en apporte un peu plus de 870, tous modèles, pointures, matières et genres confondus. Les rougisseuses et les fabulous stagiaires de la Fabrique de Théâtre les trient, assemblent, les bombent de rouge, reconstituent les paires. Pour chaque paire, un long bout de ficelle rouge fait office de lien placé à mi-hauteur. Glissée dans chaque ficelle, une fiche de carton rouge porte les mots d’une riveraine. Le jour J, les paires conteuses sont fixées à la grille d’entrée, les unes serrées contre les autres. Un immense amas de chaussures rouges disposé en plan vertical se révèle et des centaines de mots dansotent dans le vent. Un éclairage led rectangulaire basique est placé au bas de chaque grille, seul les mots et chaussures sont visibles dans la nuit. Les performeuses entendent le public arriver, se presser, s’agglutiner de l’autre côté de la grille, des voix commentent les anecdotes, les chaussures. Il y a des rires, des mouvements, des murmures, des mots sonnants et trébuchants. Les grilles s’écartent lentement. Albine, membre de la Cie Mauvais Genren et Nicole, membre des Rougisseurs, aiguillent, alpaguent, prêtent la main au manant et à la manante. Le public pénètre l’espace scénique par vague de 15 personnes, la cour s’emplit peu à peu, le son des pas et talons sur le béton résonne, celui d’une sirène d’usine, archive des Ateliers Gova, vient fendre les tympans.


👂👁️ Composition sonore réalisée à partir de cet article, à découvrir ici.

Photos RedRed Feet sur la page FB du projet.

Le blog de la Cie Les Rougisseurs.

1

À l’invitation des Rougisseurs, la Cie Mauvais Genre, basée à Frameries et menée par Barbara Dulière, participe à la performance finale.

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