Joseph Obanubi

Joseph Obanubi

Artiste multimédia

08-12-2022

Joseph Obanubi est né à Lagos (Nigeria). Après des études de design graphique, il a travaillé un temps comme directeur artistique dans la publicité avant de se consacrer entièrement aux arts visuels à partir de 2018. Ses travaux mêlent la photographie aux images digitales qu’il colle et superpose, composant des « bricolages visuels » de sujets isolés qui « participent à reconstruire une autre réalité dans une esthétique Afro-futuriste ». C’est l’une de ses créations qui figure sur l’affiche du festival Africa is/in the future, programmation artistique multidisciplinaire initialement inspirée par le courant et l’esthétique afro-futuristes, à laquelle Culture & Démocratie a collaboré en 2020 et 2021, et de nouveau cette année alors que le thème de l’édition 2022, « Adventures in Speculative fiction », rejoint en partie celui du dossier «Récits» tout récemment paru. Nous lui avons adressé quelques questions en lien avec ce dossier, autour de sa manière de pratiquer la fiction spéculative.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Marcelline Chauveau et Hélène Hiessler (Culture & Démocratie)

 

Vous parlez d’une « esthétique afro-futuriste » présente dans votre travail. Comment décririez-vous cette esthétique aujourd’hui ? Quelle évolution imaginez-vous dans l’avenir ?
L’afro-futurisme et l’afro-surréalisme sont des idéologies créatives qui, dans ma pratique, m’aident à naviguer entre le présent et le futur. Ce sont des concepts qui me servent à spéculer : ils permettent la black speculation, la fiction spéculative − imaginer, créer et brouiller les frontières des possibles. Quant à l’évolution de tout ça dans l’avenir, tout ce que j’entrevois, c’est toujours plus d’imagination, et une limite toujours plus floue entre le présent et les matérialisations de ces concepts dans le monde réel.

Je tire mes idées de mes expériences vécues. C’est en ce sens que ma pratique est hybride : elle est infusée par cette partie de moi qui devient ensuite une idéologie à part entière.

Dans le dernier numéro du Journal de Culture & Démocratie (n°55), nous nous sommes intéressé·es aux artistes qui expérimentent des formes de narration hybrides, susceptibles de faire émerger d’autres imaginaires de nos sociétés et de notre futur. Cela fait-il écho à votre propre pratique ?
Dans ma vie personnelle, j’ai été amené à me déplacer d’un espace à l’autre la plupart du temps, et le chez-soi est pour moi quelque chose de transitoire. Je me déplace constamment d’un endroit à l’autre, et plus récemment, d’une résidence à une autre, puis à un nouveau chez-soi temporaire. Je considère ces expériences comme mon mode de vie, et je tire mes idées de mes expériences vécues. C’est en ce sens que ma pratique est hybride : elle est infusée par cette partie de moi qui devient ensuite une idéologie à part entière. Ce n’est pas quelque chose que je recherche absolument, c’est plutôt inséparable de moi-même.
Ma pratique, je la décris en soi comme un bricolage. Bricolage signifie simplement une reconstruction d’idées, de formes, d’expressions que je mets ensemble. Plus qu’une description, c’est ma manière de voir et d’observer le monde. Tout ça infuse dans ma pratique et me permet ensuite de construire. Dans plusieurs séries issues de différents projets, j’ai tenté d’hybrider, de fusionner des idées et de chercher à les restituer au mieux à travers différents médiums ou sujets.

Une techno-utopie est pour moi une façon de réfléchir à la technologie comme quelque chose qui simplifie et qui fait désormais partie du quotidien de la société africaine.

L’anthropologue David Graeber et l’archéologue David Wengrow parlent de « panne d’imagination », causée par l’imposition progressive d’un récit unique dominant du passé et du présent, menant à l’idée qu’il n’existe pas d’alternative pour le futur. Partagez-vous leur point de vue ?
Oui, je le partage largement. Une des manières dont j’interprète cela, c’est à travers mon engagement dans ma pratique et ce que je cherche à réaliser en tant qu’artiste, qui est de provoquer des réflexions sur nos visions des choses en tant qu’êtres humains − le plus souvent des manières alternatives de voir les choses. Tout cela n’est possible qu’à travers un travail d’imagination, de réinvention comme moyen de revisiter et de modifier le status quo. Cela permet l’émergence d’expériences puis de récits riches et divers, ce qui est important pour façonner tant le présent que le futur.

Vous dites que votre « idéologie créative découle des concepts d’illusion, de fantaisie, de surréalisme, de futurisme et de l’expérimentation ». Ne sont-ils pas précisément des leviers d’activation de notre imagination, susceptibles de nous aider à penser hors du cadre ? Comment ces influences se matérialisent-elles dans votre travail ?
Dans ma pratique, ces influences et idéologies créatives se manifestent sous différentes formes, que ce soit en termes de matériel ou en termes de représentation. Comme je l’ai expliqué, je tire mon inspiration de mes expériences vécues, et cette hybridation d’idées, de strates, de formes et de représentations, je la vois comme un moyen de superposer des idées, d’interpréter ce que je cherche à dire. Ce sont des méthodes qui peuvent me servir de portes d’entrée dans une réflexion plus vaste, ou simplement d’outils pour déconstruire des idées.

Avec la tête-bulle, je voulais brouiller la frontière entre le réel et ce qui n’existe pas, ou existe peut-être. Selon moi ce sont des concepts entre lesquels on peut naviguer.

Votre travail traite de la question des identités, et vous utilisez le photomontage : vous découpez et fragmentez les corps avant de les hybrider avec des machines. Que cherchez-vous à montrer de nos identités ?
Pour contextualiser un peu : vous faites référence à une série plus ancienne, intitulée Techno Heads. À l’époque je me débattais avec la question de ce que signifie la technologie. Jusqu’alors je m’en étais tenu à ce qui était pour moi une constante dans ma manière de la définir : c’était quelque chose que je trouvais excitant. Mais je n’étais pas satisfait de cette définition, alors j’ai commencé à me documenter, à rencontrer différentes personnes, en leur demandant comment elles interprétaient la technologie et ce que cela signifiait pour elles. Et la définition la plus basique que j’aie pu en tirer était : tout ce qui vous facilite la vie, ou tout ce qui vous simplifie les choses. Alors j’ai commencé à chercher, dans mon environnement immédiat, des matériaux ou des choses qui facilitent la vie de la société, et j’ai pensé aux motos. Les motos étaient très répandues à Lagos et dans la plupart des villes nigérianes à l’époque, où elles sont le moyen le plus facile de se déplacer. Elles vous aident à contourner le trafic, à circuler d’un endroit à l’autre, etc. Et j’ai choisi un élément caractéristique des motos, le phare, pour évoquer l’idée de la technologie tout en l’imaginant dans une forme humaine.
Une techno-utopie est pour moi une façon de réfléchir à la technologie comme quelque chose qui simplifie et qui fait désormais partie du quotidien de la société africaine. Elle est si enracinée dans toutes nos activités du quotidien qu’elle fait maintenant partie de nous. La technologie, ce n’est pas forcément l’intelligence artificielle, ça peut être simplement un objet qui nous facilite la vie. C’est ce qui a donné naissance à la série Techno Heads, puis à d’autres par la suite. À ce jour c’est encore un work in progess.

L’image « Bubble head », reprise sur l’affiche du festival Africa is/in the future, est tirée de la série Altered reality and escapes #1, qui explore le besoin de s’échapper de la réalité, de s’évader. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Cette série est née d’une réflexion sur l’évasion et sur notre manière de rester dans notre tête comme moyen de « sortir », d’imaginer d’autres réalités et de naviguer entres ces espaces. J’utilise la bulle pour évoquer une sorte de mirage, quelque chose de très éphémère. Avec la tête-bulle, je voulais brouiller la frontière entre le réel et ce qui n’existe pas, ou existe peut-être. Selon moi ce sont des concepts entre lesquels on peut naviguer. Et c’est comme ça que j’ai interprété cette réflexion sur les espaces surréels, les évasions et nos manières d’y accéder, mais aussi sur le caractère éphémère de ces espaces, qui nous semblent intangibles mais existent pourtant. Comment on se met à imaginer, ou notre tendance à dévier dans notre inconscient.