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Notices bibliographiques

24/7 – Jonathan Crary

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie.

19-01-2022

24 / 7

Jonathan Crary

La Découverte, 2016, 144 pages.
Traduit de l’anglais par Grégoire Chamayou

 

 

Présentation
Cet ouvrage de Jonathan Crary entend mettre à nu les méca-nismes néolibéraux qui exploitent non-stop la matière première humaine en exerçant une maitrise totale sur le temps et les énergies des individus et dénoncer le rêve capitaliste d’une activité économique sur laquelle « le soleil ne se couche jamais».

Le sujet est complexe, la forme est courte, 140 pages en quatre chapitres bien balancés. La verve pamphlétaire rassemble beaucoup d’éléments à charge de façon à en révéler la logique totalisante.

L’auteur n’est ni économiste, ni sociologue, ni philosophe, mais historien de l’art moderne. Il a publié notamment, en français : L’art de l’observateur, vision et modernité au XIXe siècle. C’est bien un « art de l’observateur» qu’il exerce sur les symptômes de notre société du XXIe siècle et sa position, celle d’un spécialiste de l’expérience esthétique. Dans l’exercice de cette pratique, qui demande du temps, qui repose sur des temporalités non prédictibles, la prégnance croissante de l’horloge néolibérale représente inévitablement un danger, la menace de la disparition de toute participation au symbolique. C’est ce danger qui est explicité au fil des chapitres qui ne traitent pas chacun un angle bien spécifique, mais s’enroulent, alternent plans larges et focus détaillés, enchevêtrent visions méta et plongées intimistes.

 

Chapitre 1 : Alignement militaire

L’attaque est franche, plaçant le fantasme d’une vie « libérée» de l’exigence du repos du côté des ambitions guerrières. Nous voici dans les laboratoires militaires s’intéressant au bruant à gorge blanche qui, en période de migration, se prive de sommeil. Des militaires capables de la même prouesse, quel avantage sans prix sur un ennemi obligé de faire dodo ! C’est l’occasion de rappeler que de nombreuses innovations militaires ont ensuite largement modélisé la vie sociale mainstream. Des militaires capables de ne pas dormir, aux travailleur·ses et aux consommateur·ices sans sommeil, même combat. Dans la même foulée, retour sur les techniques, toujours bien actives, de torture basées sur l’absence de sommeil et la privation sensorielle. Cela permet d’obtenir n’importe quels aveux. Voilà de quoi inspirer la recherche d’une maitrise du sensible, au quotidien, par des mécanismes intrusifs de sollicitations constantes? En tout cas, c’est la thèse de l’auteur qui y voit un parallèle avec le fonctionnement ininterrompu des marchés et réseaux d’information.

Tout en rappelant que « les assauts contre le temps de sommeil se sont intensifiés au cours du XXIe siècle », conduisant à une diminution significative de la moyenne du temps dormi par nuit (actuellement six heures et demi pour huit heures à la génération précédente), Crary synthétise l’histoire de la perception péjorative du sommeil, en passant par Descartes, Hume, Locke. Ces fondements philosophiques, en rencontrant l’industrialisation, conduisent à forger l’idéal « d’un individu constamment occupé, toujours dans l’interconnexion, l’interaction, la communication, la réaction ou la transaction avec un milieu télématique quelconque» (p. 25). Ce sont les débuts d’une attaque systématique contre la frontière entre temps privé et temps du travail, parallèlement au développement des éclairages publics qui estompent la différence entre jour et nuit. Cette perte de repères entre l’exposition permanente de l’activité rentable et ce qu’Arendt appelle « les ténèbres de la vie cachée» génère de dangereux déséquilibres, « il n’y aurait plus la moindre possibilité de nourrir la singularité du moi, un moi capable d’apporter une contribution significative aux échanges qui ont trait au bien commun » (p. 32). L’auteur utilise alors cette formule : « Le sommeil représente la durabilité du social.» (p. 35)

 

Chapitre 2 : Mot d’ordre

Il donne une des clés de son analyse en mettant en avant la notion de « mot d’ordre » de Deleuze et Guattari: « Un commandement, une instrumentalisation du langage visant à conserver ou à créer de la réalité sociale, et dont l’effet est en définitive d’engendrer la peur.» (p. 41) En effet, Crary analyse des rhétoriques et leurs impacts sur la vie privée, la subjectivité et la collectivité, les organisations sociales, en croisant ces discours performatifs avec des « données » scientifiques, économiques, politiques, culturelles permettant de les critiquer.

Il approfondit la prédominance des recherches militaires avec les outils de surveillance automatisés, créant la possibilité de «“voir”, sans jamais cligner de l’œil, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, de jour comme de nuit» (p. 44), tels que les drones. Ces nouvelles armes ont systématisé les attaques nocturnes, contribuant encore plus à effacer la distinction diurne/nocturne et à généraliser l’indistinction des victimes, et donc une catégorisation sommaire de ce qui est « vu». Voir comme des drones serait la métaphore de ce qui est attendu des consommateur·ices sans cesse sollicité·es par les réseaux numériques, entrainant une désintégration de « certaines capacités humaines de voir, et tout spécialement la capacité à faire le lien entre des distinctions visuelles et des évaluations sociales et éthiques » (p. 45).

Le regard est réduit à une approche mécanique, tendance bien illustrée par les applications qui analysent le mouvement de l’œil face aux écrans qu’il scrute en permanence, afin d’affiner les manières de capter l’attention et renforcer les stratégies d’audience. Cette mécanisation des sens se situe dans l’histoire générale des médias, mettant en exergue, plutôt que la succession d’engins et de paradigmes successifs, la façon dont ils agissent sur « les rythmes, les vitesses et les formats d’une consommation accélérée et intensifiée» en vue de « reconfigurer les formes d’expériences et de perception». (p. 50)

D’Edison à Siemens, de Microsoft à Google, se produit une éclipse du contenu au profit de la valorisation de la manipulation de l’objet technologique, encourageant le fait de s’y abandonner, littéralement. « L’appareil est une fin en soi» (p. 56) et ne pas y adhérer, c’est prendre le risque d’un sentiment d’échec social et économique.

Les flux d’images numériques mises en circulation par ces appareils sont « au service d’une maximisation du temps passé dans les formes ordinaires de l’automanagement et de l’autorégulation individuels». (p. 58) Les analyses de Frédéric Jameson sont convoquées : « Les actes individuels de vision sont sollicités à l’infini pour être reconvertis en une information qui va à la fois servir à renforcer des technologies de contrôle et être une forme de plus-value sur un marché fondé sur l’accumulation de données au sujet du comportement de l’utilisateur.» (p. 59)

Chapitre 3 : Quotidien privatisé

On démarre la troisième patrie avec Les filatures de coton d’Arkwright la nuit, peinture de Joseph Wright of Derby (1782). Une usine de briques, la nuit, toutes fenêtres éclairées, en pleine campagne. « L’éclairage artificiel de la fabrique annonce le déploiement rationalisé d’un rapport abstrait entre le temps et un travail coupé des temporalités cycliques qui étaient celles des mouvements de la lune et du soleil.» (p. 74) Henri Lefebvre est convoqué pour, dans cette temporalité cyclique, souligner la particularité et l’importance de la vie quotidienne, comme « constellation vague des espaces et des temps en dehors de ce qui était organisé et institutionnalisé autour du travail, de la conformité et du consumérisme». (p. 82) Il s’agit de démonter « l’assaut du néolibéralisme contre la vie quotidienne » entamé dès les années 1980, en revenant sur l’histoire emblématique de la télévision qui redéfinit « le citoyen comme téléspectateur », le tournant décisif du cyberespace, les secteurs de la communication effectuant un alignement temporel des individus sur le fonctionnement des marchés et l’apparition de « l’économie de l’attention», nouveau fer de lance capitaliste, théorisée par Éric Schmidt (Google).

Revenir sur l’invasion de l’espace domestique par la télévision permet d’aborder les évolutions technologiques qui conduisent à synchroniser les vies privées aux impératifs économiques, aux visées du « tout marchandise» et aux critères d’audimat. La télévision est suivie par le magnétoscope, la VHS, les jeux vidéo, l’ordinateur personnel, toutes ces « nouveautés » étant vendues et célébrées comme restituant une part significative d’interactivité. C’est l’enchainement d’un « progrès » où la multiplication de types d’écran organise « la mobilisation de l’individu en vue de son habituation à un ensemble ouvert de tâches et de routines » afin de développer « l’addiction technologique » (p.99).

Ce trouble de la santé est rendu tangible par l’apparition d’études révélant les effets néfastes sur la santé d’une consommation intense de télévision et d’Internet. Jusque-là, il était inconcevable que ces technologies puissent avoir un impact « physique » sur les cellules, les tissus vivants humains. Il est question, notamment, d’un lien possible entre augmentation de la consommation télévisuelle et élévation du taux d’autisme chez les enfants. Le rayonnement lumineux des écrans se révèlent perturbateurs du sommeil. Des cas croissants de dépression liés à une fréquentation excessive du web sont de plus en plus fréquents. C’est une addiction sans aucune phase de « satisfaction, fût-elle brève, d’un engourdissement des sens. […] On éprouve plutôt un basculement dans une sorte de vacuité dont il est difficile de sortir » (p. 99).

L’omniprésence, à toute heure, de ces « interfaces continues», place l’individu dans un rôle principalement réactif (cliquer). « Une des façons dont les environnements 24/7 diminuent notre puissance d’agir consiste à nous rendre incapables d’éprouver des états de rêve éveillé ou de pratiquer cette sorte d’introspection distraite qui nous gagne dans des plages de temps lentes ou vides. » (p. 100)

Chapitre 4 : Rêve et file d’attente

S’attacher à la manière dont Chris Marker, Freud et Breton ont traité du rêve permet de problématiser comment la révolution conservatrice néolibérale s’accapare tout espace de rêve et de rêverie de manière à exploiter la subjectivité, la production individuelle de données sur soi.

Un cheminement se trace depuis Freud, pour qui un rêve est toujours l’expression d’un désir individuel, jusqu’à l’idéologie de marché qui entend démolir le collectif, le communautaire et « s’assurer qu’il n’y a pas d’alternative visible aux formes de vie privatisée ». (p. 127) Cela au niveau du milieu de travail (antisyndicalisme, dérégulation du droit du travail), dans le milieu universitaire et de la recherche, et au jour le jour, dans la vie privée, via les interfaces électroniques. L’auteur replonge dans la matérialité du temps avec D’Est de Chantal Akerman. On y voit l’impact de l’effondrement des pays de l’Est, symbolisé par les innombrables files devant les magasins. Au cœur de cette négativité vécue par les gens dépourvus de tout, elle montre aussi « l’acte d’attendre comme quelque chose d’essentiel à l’expérience d’être ensemble, à la possibilité provisoire de la communauté » (p. 135) . Le numérique – cette toile qui fonctionne et recouvre le monde 24/7, dont l’unique fonction est de nourrir le capitalisme des plateformes avec nos données personnelles –, vise précisément à détruire toute possibilité d’être ensemble, amplifiant l’esprit des réformes néolibérales : « En s’appropriant les espaces publics et les ressources communes, la logique du marché dépossède les individus de bon nombre de formes collectives de partage et d’assistance mutuelle. »  L’auteur termine par un éloge répété du sommeil comme ressource incontournable pour imaginer un « futur sans capitalisme ».

Commentaire

En habitué de l’interprétation des formes esthétiques, l’auteur décortique les signes d’une privation de sommeil épidémique, à l’échelle de la population mondiale. Il en pointe la cause dans la révolution conservatrice néolibérale et l’hégémonie du capitalisme numérique. Il piste les relations entre intime et écosystème technologique.

Son investigation s’appuie sur les travaux de nombreux artistes: Andreï Tarkovski, Jean-Luc Godard, Ernest Mandel, Thomas Pynchon, Joseph Wright of Derby, Chris Marker, Philip K. Dick, Ridley Scott, David Lean, André Breton, Chantal Akerman…

Il est intéressant de mettre ce livre en perspective avec d’autres ouvrages tels par exemple L’accélération d’Hartmut Rosa et Il faut s’adapter de Barbara Stiegler. Cette constellation d’analyses confirme une tentative d’emprise totale et massive sur nos temps de vie, brouillant la frontière entre éveil et sommeil, confisquant la capacité de rêver d’autre chose.

 

 

 

 

 

Mots-clés

Éloge du sommeil – Maitrise du sensible – Sollicitation constante – Temps privé/temps du travail – Mot d’ordre – Surveillance automatisée – Économie de l’attention – Rêve

Contenu

Chapitre 1 (11) – Chapitre 2 (42) – Chapitre 3 (73) – Chapitre 4 (103)

 

 

 

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Neuf essentiels (études) 9
Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme
Avant-Propos

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Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

Potentiels totalitaires et cultures démocratiques

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Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

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La destruction de la raison – Georg Lukács

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion – Slavoj Žižek

Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

« Il faut s’adapter » sur un nouvel impératif politique – Barbara Stiegler

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Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

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Tout peut changer: Capitalisme et changement climatique – Naomi Klein

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