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Dossier

À l’école des Grands Voisins

Pierre Hemptinne
Directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie

13-06-2017

C’est une aire de camping, adossée à un vieux mur et quelques arbres. Des cabanes sur pilotis, des huttes en bois et chaume, des maisons en forme de ruches, des places pour dresser des tentes sur un plancher.
C’est en plein cœur de Paris.
Est-ce une nouvelle manière de diversifier l’hébergement touristique sans rien changer aux formes du tourisme ? Non, loger ici, c’est observer en direct une autre manière de penser la ville, ses problèmes et ses solutions. Vous êtes sur le site des Grands Voisins. Et quand vous sortirez du site pour sillonner Paris, ce sera avec un autre regard.

Le site des Grands Voisins est exemplaire d’une tendance qui n’est pas neuve et qui consiste à investir les friches urbaines, immeubles ou sites entiers laissés à l’abandon, et les exploiter à des fins sociales et/ou artistiques. C’est une histoire qui a souvent été émaillée d’expériences « sauvages », bousculant les autorités, envahissant sans autorisation les interstices vacants. Ce n’est pas le cas ici. Le vaste site de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, avenue Denfert-Rochereau, était destiné à la démolition pour être remplacé par un éco-quartier. Entre l’abandon de l’hôpital et la mise en route des travaux, tout devait rester vide durant plusieurs années. Pour une telle superficie, les frais de gardiennage sont énormes (plus d’un million d’euros par an). L’association Aurore a dès lors été bien reçue en proposant une occupation temporaire des lieux. Aurore, subventionnée par les pouvoirs publics, existe depuis 1871. Son terrain d’action est la lutte contre les exclusions, l’hébergement de citoyens précaires, la réinsertion professionnelle. Chaque année, ce sont plus de 30 000 personnes qui sont ainsi aidées. La mise à disposition gratuite de l’hôpital a été négociée avec les propriétaires successifs. La première mise de fonds pour élaborer une occupation a été faite par Aurore. La seule activité d’hébergements ne pouvant suffire à faire vivre le projet, une vision plus globale a été mise en place, en impliquant deux autres associations. Cette vision globale, l’âme des Grands Voisins, questionne de manière précise et politique la façon dont l’économie de marché et son idéologie de la compétitivité produit délibérément des exclus.
Ici, les exclus ne sont pas maintenus à l’écart, mais impliqués dans la dynamique de recherche de solutions. Ils sont associés à toutes les tentatives de « faire société ». Aurore s’est jointe à deux autres associations, Yes We Camp et Plateau Urbain. Plateau Urbain contribue à l’élaboration d’un modèle économique approprié au projet et à ses ambitions, participe à la coordination technique des activités. Le modèle économique comprend deux grands axes : d’une part, louer des espaces à des structures qui vont travailler sur le site et, d’autre part, un programme d’activités ouvert au public, où se rencontrent et se mixent les différentes composantes de l’intérieur du site avec l’extérieur, proche ou lointain. La culture, comme il se doit, essaie de jouer une fonction de porosité entre mondes, entre sensibilités, parcours différents et leurs perspectives respectives. Yes We Camp, association créée lorsque Marseille était Capitale européenne de la Culture, gère la perméabilité conviviale et le programme culturel des Grands Voisins.

Le coût de fonctionnement des Grands Voisins est d’environ 3,5 millions d’euros. Aurore en apporte 1,5 environ, prélevés sur son subside public. Le resten est fourni par la contribution aux charges des 180 petites structures professionnellesn qui se sont implantées sur le site (selon un coût au mètre carré, unifié, bon marché pour Paris). L’ensemble du projet, sur place, est porté par 120 salariés d’Aurore, 3 de Plateau Urbain et plus ou moins 25 de Yes We Camp. Yes We Camp ne perçoit aucune aide publique et s’autofinance selon les activités mises en place, essentiellement via les recettes liées aux consommations (restauration et boissons).
Avec ces quelques éléments succincts, on voit déjà que c’est quelque chose de très construit qui inclut une dimension entrepreneuriale affirmée. Il y a bien la volonté de montrer que les alternatifs sont capables de gérer des organisations complexes. Signe du sens des réalités, le dispositif inclut une quinzaine de personnes qui se consacrent à la coordination et à la médiation entre les différentes populations et différents services qui occupent le site (2000 personnes au total). C’est le travail indispensable qui permet de « faire ville », « agir sur le vivre ensemble ». Dans la ville « normale », ce rôle est surtout rempli par les forces de l’ordre.

Dans la ville normale, aussi, le cloisonnement social est la règle. L’espace urbain a comme fonction d’imprimer dans les corps et les esprits le tracé des frontières de classes et d’origines. Les grandes villes, selon la géographie de leurs quartiers, reproduisent le schéma colonial répartissant les citoyens entre « nord » et « sud », par exemple. Le maître mot des Grands Voisins est mixité. L’activité se structure autour des hébergements de précarisés et des initiatives pour les réinsérer dans une vie autonome, émancipée. Il y a plusieurs centres d’hébergement, chacun suivant une spécificité correspond à des profils d’exclusion distincts. L’un se consacre aux jeunes adultes déstabilisés, un autre aux femmes majeures isolées, un autre aux hommes de plus de 55 ans marqués par la vie à la rue, un autre encore se consacre aux travailleurs étrangers… Chacun de ces centres organise des cadres d’accompagnement adaptés aux situations du public cible. L’intention perceptible est de ne pas instaurer un rapport hiérarchique entre « assistant » et « assisté », mais de sortir de cette dichotomie. L’attention à l’autre et au fragile, aux fragilités en général, est placée au centre du projet de vie des Grands Voisins.
Pour que l’hébergement ne se limite pas à une sécurisation passive, il faut lui greffer d’autres dynamiques. À cet effet, plusieurs entités se développent pour créer du commun entre les bénéficiaires des services d’hébergement et les autres entités qui se développent sur place. Le Troc Shop est une boutique où l’euro n’a pas cours. On peut acquérir des biens en les échangeant contre d’autres biens, ou en s’acquittant de tâches d’utilité commune qui seront payées en monnaie locale. Cette monnaie permet d’acheter d’autres biens et services sur le site. Expérimenter une monnaie alternative installe une pratique pédagogique de ce qu’est l’économie en général et ses processus d’assujettissement. Cela permet de repenser les principes de l’échange et leur finalité.

Avec ces quelques éléments succincts, on voit déjà que c’est quelque chose de très construit qui inclut une dimension entrepreneuriale affirmée. Il y a bien la volonté de montrer que les alternatifs sont capables de gérer des organisations complexes.

À la Conciergerie Solidaire, on identifie des tâches qu’il faut réaliser pour entretenir et faire fonctionner les espaces communs. Leur réalisation est confiée à des personnes hébergées qui sont aidées en insertion professionnelle. La Maison des Médecins est devenue une interface entre les associations et résidents (hébergements d’urgence ou de stabilisation) pour y développer équipements et activités collectives : salle de sport, studio de musique, cuisine partagée, cours de français et d’informatique… La dynamique de créer du travail sur place, de faire réaliser toute une série d’aménagements des espaces et des infrastructures, par les ressources internes aux Grands Voisins, contribue à penser autrement le travail. À faire l’expérience d’actions dont on peut directement mesurer l’utilité pour soi et les autres. Il y a une part de désaliénation du travailleur. À cela s’ajoutent des ateliers d’artistes, des galeries d’exposition, un cycle de cinéma, des ruches urbaines, de la permaculture, des composts collectifs, une serre aquaponique pour consommer local.

La taille des Grands Voisins, la diversité des activités qui s’y entrecroisent et se fertilisent mutuellement, créent une réelle fascination. C’est un vaste chantier, le genre de grand laboratoire social qui n’a cessé de hanter l’imaginaire progressiste, a connu divers avatars petits et grands, a brillé puis sombré, mais n’a cessé de faire avancer des idées de monde meilleur, reposant sur d’autres logiques que capitalistes.

Mais encore un marché tous les mois, des cours et des ateliers artistiques, des pratiques de soins pour soi, des cycles de débats, une boutique qui vend les productions locales, une ressourcerie, un « concept store végétal »… Ces multiples activités expriment clairement le souhait de modifier les relations entre genres, entre générations, entre espèces vivantes, entre l’humain et son milieu. Tous les champs d’activité et de recherche sont perméables, se soutiennent l’un l’autre, s’inscrivent dans une vision d’ensemble, grâce au Conseil des Voisins qui est l’organe de gouvernance. Chaque service ou activité cherche son propre développement, et doit forcément tenir compte de la croissance et de l’implication d’autres initiatives. Comment harmoniser tout cela, comment trouver une complémentarité, tant dans la création de nouveaux produits et filières que dans l’entretien des bâtiments, dans la gestion des infrastructures techniques? Un vrai travail démocratique.

Le site est ouvert certains jours et certaines heures au grand public. La volonté n’est absolument pas à l’hermétisme mais à la perméabilité. Les échanges entre intérieur et extérieur sont encouragés, selon la spontanéité ou selon des projets spécifiques, en tissant des liens avec des associations proches. On peut même dire que la logique de pollinisation des alternatives, dans l’ensemble du corps social, à partir de cette ruche foisonnante fait l’objet d’un plan de communication au plein sens du terme.
La taille des Grands Voisins, la diversité des activités qui s’y entrecroisent et se fertilisent mutuellement, créent une réelle fascination. C’est un vaste chantier, le genre de grand laboratoire social qui n’a cessé de hanter l’imaginaire progressiste, a connu divers avatars petits et grands, a brillé puis sombré, mais n’a cessé de faire avancer des idées de monde meilleur, reposant sur d’autres logiques que capitalistes. Si l’on prend la contribution de Serge Audier à « une histoire alternative de l’émancipation » dans son livre La société écologique et ses ennemis, où il rétablit la généalogie des penseurs et penseuses qui, en marge des courants majoritaires, et souvent oubliés ou minorisés, ont contribué à maintenir vivant le fil d’une pensée égalitaire et écologique, défendant autre chose que la valeur travail et son productivisme destructeur, on peut dire que toute cette histoire s’incarne et prend forme dans les Grands Voisins. En s’emparant, pour asseoir sa crédibilité, de formes très actuelles du management, de la responsabilité économique et d’une communication lucide, forcément, ça attire. Le jour de ma visite, un groupe de Roubaix qui développe aussi une occupation temporaire de friches orientées agricultures urbaines, venait se documenter, échanger les expériences. Une fois cet appel d’air créé par la cohérence et la dynamique, il faut le soutenir. Tout y contribue. Une image, une identité graphique déclinée dans les documents et dans la signalisation du lieu. Le programme culturel aussi, le genre de musique programmé, les films projetés, les artistes exposés, tout cela entretient un questionnement, soutient l’activité de controverses, encourage un partage du sensible adapté au profil social et politique du projet. La pédagogie n’est pas oubliée. Toutes les deux semaines, une conférence de presse est organisée pour expliquer les grandes lignes du projet, informer sur les actualités, faire visiter le lieu. Des visites privées peuvent être demandées.

Tout cela de manière éphémère ? Oui, si l’on considère le devenir formel du site. Non, si l’on prend en considération que ce qui s’est développé sur place a fini par influencer le projet d’éco-quartier qui succédera aux Grands Voisins. Certaines activités et agencements, avec leurs opérateurs, pourraient être reconduits dans le futur du lieu. L’impact et le devenir des Grands Voisins méritent d’être suivis et étudiés de près. Surtout dans un contexte où, les friches à l’abandon étant chères à assumer, cela devient tendance et profitable d’en confier l’utilisation temporaire notamment à des artistes. Certains propriétaires ne cachent pas que cela peut apporter une plus-value à leurs biens. Les interstices deviennent convoités, deviennent tendances pour installer des « hubs créatifs » éphémères, ces hubs constituant le stade absolu du management soumettant tout ce que l’humain peut déployer comme créativité et inventivité à l’exigence de productivité rentable.

Le côté temporaire est tout à fait assumé par les Grands Voisins : ils ne se voient pas du tout, en référence à la fermeture de friches historiques, s’enchaîner au site pour contester la fin de son occupation. Ils veulent au contraire, se considérant comme partenaire des pouvoirs publics, donner une image de bons gestionnaires responsables. Pour ouvrir d’autres portes, élargir la possibilité de reconduire et élargir la zone laboratoire du renouveau social ? À voir comment se constituera l’héritage. Si les premières impressions sont toutes enthousiastes – un futur urbain qui se pense à partir de et avec ses exclus –, tout ne doit pas être parfait non plus et l’analyse des faiblesses et ratés serait très instructive, participerait à la dimension apprenante. Est-ce que le parti pris « gestionnaire », le fait de réintégrer dans le projet « artiste » les bons côtés des stratégies managériales (selon l’analyse de Boltanski et Chiapello, c’est la tendance inverse qui après Mai 68 a perverti les valeurs progressistes) était judicieux, a porté ses fruits ? Pour citer un détail, il se dit aussi que les tarifs pratiqués par les activités de restauration devant financer l’investissement d’une des associations ne permettent pas une réelle mixité au bar et à table (entre citoyens hébergés, ceux des entreprises et autres structures professionnelles, les visiteurs dont une partie de « bobos »).

Est-ce que le parti pris « gestionnaire », le fait de réintégrer dans le projet « artiste » les bons côtés des stratégies managériales (selon l’analyse de Boltanski et Chiapello, c’est la tendance inverse qui après Mai 68 a perverti les valeurs progressistes) était judicieux, a porté ses fruits ?

Il reste qu’il y a là un modèle dont il faudrait s’emparer et peut-être systématiser. Confier semblables friches (chez nous) à des groupes d’associations sociales et culturelles, les faire bénéficier de subventions spécifiques pour développer des projets collectifs, transversaux, et selon des temporalités, certes limitées, mais suffisantes pour construire quelque chose ne serait-ce qu’en termes de savoirs à partager. Organiser l’usage des friches pour booster les politiques culturelles publiques, plutôt que de voir les milieux de l’immobilier en faire un business. Les friches, selon un programme coordonné et confié aux opérateurs socioculturels, selon appels à projets, comme lieux où réinventer les communs de la culture ? C’est d’ailleurs la baseline des Grands Voisins : « fabrique de biens communs ».

 

 

1

Un million par les structures professionnelles ; un million par les recettes (restauration, boissons, camping, locations de salles…).

2

Il n’y a pas que des entreprises, il y a aussi des associations, des artistes, des artisans, etc.

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