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Dossier

À nos amours telluriques

Igor Antic
Artiste plasticien

20-04-2017

« La chanson de Vergara et Benzakin » en pages 34 à 35 de ce Journal rassemble les propos des commissaires de la 9ème biennale d’art contemporain de Louvain-la-Neuve intitulée : « Oh les beaux jours ! Une esthétique des moyens disponibles ». Igor Antic est l’un des artistes invités à présenter son travail à cette occasion. Il explique ici sa démarche et la réflexion qui a présidé à la réalisation de son installation « Remodélisation des montagnes ».

Quand j’ai vu pour la première fois le film Interstellarn, j’ai aussitôt fait un rapprochement avec le concept de l’ère de l’anthropocène*. Un rapprochement improbable et pourtant si logique à mon sens. Pour mémoire, ce film parle d’un futur cataclysmique où notre Terre polluée se meurt. Pour sauver l’humanité, le pilote Cooper part à la recherche d’une nouvelle planète habitable, laissant derrière lui ses deux enfants. Et pendant que son fils Tom continue désespérément de s’occuper de la ferme familiale en péril, sa fille Murphy se lance dans des recherches scientifiques afin d’aider son père, perdu dans les méandres de l’espace-temps. Je me souviens de mes premières réflexions en sortant du cinéma.

La première était liée à la notion de l’urgence, provoquée par une menace d’origine humaine. Dans le film, les événements s’accélèrent d’un coup et un constat alarmant s’impose quant à l’état de santé de notre planète. Les scientifiques nous avertissent qu’il y a de plus en plus de phénomènes inédits dans la nature qui pourraient être la conséquence de l’action de l’être humain. Le philosophe des sciences Bruno Latour nous rappelle que le changement de la composition des sols terrestres s’intensifie depuis quelques siècles par rapport aux autres périodes géologiques. Il parle alors de la « Grande Accélérationn ».

Ma seconde réflexion était liée aux efforts vains de Tom et à son ultime sacrifice lorsqu’il décide de ne pas évacuer la Terre, en bon gardien de la conscience de notre espèce. Même si nous étions techniquement équipés pour un voyage interstellaire et même si le corps humain était prêt à affronter les forces fondamentales de l’Univers, nous pourrions quand même choisir de rester sur Terre et périr avec ce qui nous est le plus précieux, à savoir notre planète. Les géologues, les climatologues et les océanographes constatent que les activités de l’homme sont devenues « la force géologique » majeure qui façonne durablement la biosphère.
Ainsi, nous balançons les bombes atomiques pour assurer la paix de notre monde. Nous enterrons nos déchets radioactifs dans les pays pauvres, en contrepartie de quelques fourgons de riz. Nous édifions notre civilisation de façon frénétique tout en rêvant d’un futur florissant, mais bourré de béton et de matières plastiques. Pendant nos vacances nous fuyons dans les paysages « intacts », en laissant derrière nous des particules carbonées. Et nous nous extasions devant les belles simulations du cosmos, en oubliant que nos écrans font partie des quelque 50 millions de tonnes de déchets électroniques produits chaque année.

Ma troisième réflexion était qu’en évacuant définitivement la Terre, on risquait d’abandonner aussi notre noosphère*, qui selon le géochimiste Vladimir Vernadskin représente une « nappe pensante », ou une couche cognitive qui enveloppe notre planète comme un patrimoine mondial immatériel. Notre fuite se transformerait-elle alors en perte de raison ? Ou croyons-nous encore pouvoir embarquer ce patrimoine dans nos astronefs ?

Enfin, ma quatrième réflexion concernait un aspect purement pratique : comment construire un vaisseau spatial salvateur sans expérimenter des matières nouvelles polluantes ? L’enfer, on le sait, est pavé de bonnes anthropisations*. Par ailleurs, toute œuvre d’art représente un vaisseau spatial symbolique, destiné à voyager à travers notre univers intérieur. Et pour le créer, il faut parfois polluer, dégrader et trahir ces principes écologiques pour sauver ses principes artistiques.

D’une façon générale, je considère que tout peut être interverti, voire contesté et notamment nos certitudes, qu’elles soient d’ordre artistique ou social. Dans cette logique, je tente de réaliser un tissu de contradictions et de le laisser agir dans un lieu, le temps qu’il faut pour en vérifier l’efficacité.

Les débats actuels, scientifiques et sociaux autour de la subdivision de l’échelle des temps géologiques et l’attribution du terme anthropocène à notre ère nous mettent face à des arguments sérieux mais contradictoires. Qu’ils soient pour ou contre, ils ont à mes yeux un grand mérite : celui de nous inciter à réfléchir à de nouveaux dispositifs pour créer une vision différente de notre monde. Mais aussi pour repenser un bien commun où les ressources seraient équitablement partagées et la conscience de leur fragilité hautement plus élevée. C’est forcément de cela que parlent Joël Benzakin et Angel Vergara quand ils annoncent les thèmes-clés de la 9ème biennale de Louvain-la-Neuve. Ils évoquent par ailleurs « l’affirmation d’un Commun », renforcé par la création d’un ensemble de propositions théoriques et d’actions artistiques qui permettraient de réexaminer sous un angle nouveau la pollution physique et conceptuelle de notre civilisation. C’est justement cette double pollution qui est au cœur de mon projet, intitulé « La remodélisation des montagnes ».

Rappelons-nous la définition du mot remodélisation : nouvelle élaboration de modèle, représentation d’un phénomène à l’aide d’un système qui possède des propriétés analogues à ce phénomène ; nouvelle organisation de la connaissance du monde,
ensemble des systèmes culturels.
Mon propos consiste à revisiter et à reformuler certains postulats qui constituent, à ce jour, les sommets ou les montagnes de notre civilisation dite « développée ». Il s’agit de certaines idées progressistes, faussement révolutionnaires et véritablement destructrices et ringardes, établies au cours de l’histoire de l’humanité, notamment dans le domaine de l’art et de la culture. Ces idées se superposent dans notre mental collectif et deviennent au fil du temps des sédiments de notre cortex cérébral. Elles menacent « la sphère de l’esprit humain » de la même façon que les matières polluantes menacent la biosphère. J’écrivais dans un texte en 2007n que : « D’une façon générale, je considère que tout peut être interverti, voire contesté et notamment nos certitudes, qu’elles soient d’ordre artistique ou social. Dans cette logique, je tente de réaliser un tissu de contradictions et de le laisser agir dans un lieu, le temps qu’il faut pour en vérifier l’efficacité. »
Aujourd’hui je veux manier les postulats en question comme un plasticien manie sa matière première. Quand on manipule une matière, on la pense et on la repense sans cesse. On inverse sa signification pour lui en donner une autre. Penser de façon « inversée » paraît complètement inadéquat dans notre monde où l’on veut des percées créatives et inédites. Une « pensée inversée » c’est un peu comme une marche en arrière, dans le sens figuré, esthétique, formel, mental et idéologique. Se diriger en arrière veut dire d’habitude retourner à un état plus mauvais ou moins développé. Or pour moi cela signifie identifier les problèmes. Les chercheurs ont déjà constaté que se diriger en arrière aiguise les pensées, améliore le contrôle cognitif et fait accélérer les sens.

Un amas de « pensées inversées » peut former une montagne. Je veux concrétiser ces pensées en les transformant en mots grâce aux chewing-gums usagés. Mâcher un chewing-gum et le recracher est considéré comme un geste non civilisé, contemporain mais sauvage. Un chewing-gum, produit mi-naturel, mi-chimique (qui contient entre autres, des élastomères, des cires, des résines, etc.) est considéré par beaucoup comme « une nuisance non dégradable ». La quantité des chewing-gums recrachés par terre tous les jours dans le monde correspondrait à la taille d’une montagne. Leur mastication provoque des petits bruits insupportables pour certains. Les cracher est sévèrement sanctionné dans quelques pays où ils nuisent à l’image et à la culture de la propreté. Ainsi, le chewing-gum est devenu le symbole de la grossièreté et du déchet difficile à recycler. Or, pour beaucoup il représente un moyen de plaisir, d’hygiène buccale, voire une certaine culture de vie décontractée. De ma part, je souhaite le réutiliser comme un moyen de traduction et de reformulation de postulats précédemment décrits. Les gommes à mâcher ramassent de notre bouche tous les non-dits et nous les rendent bruts.
Mon travail réalisé avec des chewing-gums s’inscrit également dans le concept de l’esthétique des moyens disponibles. Réalisé in situ, il prend en considération les contraintes de la ville universitaire de Louvain-la-Neuve et les comportements de sa population. Les étudiants peuvent y rajouter leur propre chewing-gum et inventer des phrases à volonté. Ensemble nous pouvons tenter de reformuler le monde. Un monde mystère et boule de gomme.

 

1

Interstellar, Christopher Nolan, États-Unis, 2014.

2

Bruno Latour, Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, Paris, 2015.

3

Vladimir Ivanovitch Vernadski (1863-1945), « The Biosphere and the Noosphere », in American Scientist, 1945.

4

Igor Antic, « Produits dérivés », in Expérience Pommery #4. L’emprise du lieu. Beaux-arts éditions, Paris, 2007.

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