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IV - Les frontières symboliques expériences sensibles

À propos de spectres

Entretien avec Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l’art,
et Niki Giannari, écrivaine et réalisatrice

18-12-2018

En 2017 paraissait aux éditions de Minuit l’ouvrage Passer, quoi qu’il en coûte, signé Georges Didi-Huberman et Niki Giannari. Cet ouvrage s’ouvre sur un poème, en version bilingue, de Niki Giannari intitulé « Des spectres hantent l’Europe ». Il constitue la voix-off d’un film documentaire du même nom, tourné en 2016 dans un camp de réfugiés à Idomeni en Grèce, et dont Niki Giannari est coauteure avec Maria Kourkouta. En deuxième partie du livre, un texte de Georges Didi-Huberman intitulé « Eux qui traversent les murs » questionne, en regard du poème d’ouverture, les notions de frontière et d’hospitalité en Europe. Niki Giannari et Georges Didi-Huberman ont accepté de commenter pour nous cette œuvre protéiforme.

Propos recueillis par Maryline le Corre, chargée de projets à Culture & Démocratie

« Ici, dans le parc bouclé de l’Occident,
les sombres nations rempardent leurs champs
à confondre le pourchasseur et le pourchassé.
À présent, pour une fois encore,
tu ne peux te poser nulle part,
tu ne peux aller ni vers l’avant
ni vers l’arrière.
Tu te trouves immobilisé. »

Pourriez-vous revenir brièvement sur la naissance de ce livre ? Cette œuvre-témoignage parvient-elle à construire la « contre-fatalité » que vous évoquez dans le livre ?
Georges Didi-Huberman : En ce qui me concerne, tout a commencé parce que j’ai trouvé le texte de Niki Giannari magnifique. Il m’apparaissait comme un poème, alors qu’il avait été, au départ, conçu comme un texte pour la voix-off du film Des spectres hantent l’Europe. Je l’ai, en tout cas, envoyé à une revue de poésie. Je n’ai pas eu de réponse. Il est vrai que Niki n’est pas une auteure connue. Mais cela est un argument qui m’a plutôt mis en colère. J’ai donc relu le texte et ma colère s’est transformée en un désir de le commenter, de l’accompagner. C’était comme si je devais commenter un passage d’Homère : sans me poser la question du statut de l’auteur, simplement, avec mes propres associations d’idées. Le résultat faisait un livre, ce qui n’était pas prévu au départ. J’ai envoyé le manuscrit aux Éditions de Minuit, et voilà.
Pour répondre à votre question sur la « contre-fatalité » – une expression que j’ai citée de Paul Celan –, je dirais que le moindre geste de résistance ou de protestation, d’invention ou de soulèvement, cela forme déjà une puissance de « contre-fatalité ». On n’empêche pas les gens de souffrir, que ce soit à l’autre bout du monde ou au coin de nos rues. Mais le dire, l’exclamer, le construire, le penser, c’est déjà transmettre dans la sphère publique, donc politique, une émotion et une pensée qu’autre chose est possible, sera possible.

Niki Giannarin: Quant à moi, mon texte a été conçu très précisément en mars 2016 au camp d’Idomeni, lors du tournage du film que j’ai co-réalisé avec Maria Kourkouta. L’idée de départ était de transmettre une sensation et une expérience vécue sur place à un ami qui se trouvait loin de nous, en Europe. J’ai eu la chance rare que mon texte trouve un accueil dans la langue et dans la pensée de Georges. Un film, un poème et un livre avec un tel commentaire, tout cela pour que ces « trains-ci » (d’aujourd’hui) ne soient pas oubliés à une époque où nous pensons si souvent à ces « trains-là » (du passé). Et pas seulement, mais aussi pour qu’ils survivent, dans le sens où Georges le conçoit, justement.

Le politique est défini dans le poème comme un désir que nous aurions perdu depuis longtemps, ou du moins que nous refoulerions. Qu’entendez-vous par là ? Est-ce le constat d’une certaine sidération – comme le dit Marielle Macé – des Européens ? Comment pourrait renaitre ce désir ?
N.G. : Le politique, c’est agir et penser politiquement : demander de « passer », par exemple, ou bien avoir le désir de se déplacer, d’agir et de réagir à ce qui se passe, plutôt que de le subir passivement. Dans l’environnement d’Idomeni, près de la frontière, dans la boue, nous nous confrontions au désir indestructible et à l’acte politique de ces gens : j’avais l’impression que nous, nous ne désirions pas politiquement. Si nous avions désiré, nous serions nous aussi dans un mouvement. C’est l’intensité même de leur désir de mouvement qui nous donnait cette impression sur nous-mêmes, cette impression d’immobilité.

Ne pas se déplacer, c’est être une plante accrochée à sa racine. C’est le rêve des nationalistes en tous genres : demeurer rivés à leurs propres racines.

G. D.-H. : C’est une question sur laquelle il nous arrive, avec Niki, de discuter. Je pense que le désir est indestructible, même chez quelqu’un qui ne bouge pas, ou ne bouge pas encore… En sorte que nous n’avons pas « perdu » le désir du politique : nous avons simplement l’impression d’être impuissants à mettre ce désir en mouvement. Notre désir à nous, Européens, est à un moment de son histoire qui, confronté au désir si intense de ces gens fuyant les guerres civiles – comme Niki en a eu l’expérience concrète –, semble en quelque sorte dérisoire, déprimé, mélancolique (je pense au livre d’Enzo Traverso qui s’intitule Mélancolie de la gauche). Mais il ne tient qu’à nous, ce désir, de le mobiliser. L’impression d’immobilité que raconte Niki dans le contexte d’Idomeni doit être mise en relation avec le fait suivant : elle a donné du temps et de l’attention à ces gens, elle a couru vers eux, elle a fait un film avec Maria Kourkouta, elle a écrit un texte, elle l’a publié en France… bref, elle s’est mise en mouvement elle aussi. Et le mouvement, c’est la vie même ! Ne pas se déplacer, c’est être une plante accrochée à sa racine. C’est le rêve des nationalistes en tous genres : demeurer rivés à leurs propres racines. Mais c’est très pauvre, comme mouvement. Il faut, au contraire, pouvoir et savoir se déplacer. Sans cela, il n’y a ni action vers autrui – c’est une façon de parler de la politique –, ni pensée en général.

« J’ai honte devant les hommes qui se hâtent pour devenir comme nous, en Allemagne. / […] tranquilles, dépendants et privés d’âme peu à peu / […] nous, les oublieux, les aveugles. » Pourquoi une telle dichotomie entre « eux » et « nous », quand vous développez dans le livre l’idée d’« étranger familial », quand le poème parle de « figures insistantes de notre généalogie oubliée ». En quoi sommes-nous si différents si nous sommes parents ? Par ailleurs, la création d’un « nous » ne participe-t-il pas aussi à la création d’un « eux » idéalisé ou stigmatisé ?
N. G. : S’il n’y avait pas ce que vous appelez « dichotomie », ce serait comme si on vivait dans le château de Kafka, qui est plus ou moins défini, entre autres choses, comme un lieu qui « n’a pas besoin des étrangers ». Nous possédons un foyer, et quelqu’un nous demande l’hospitalité. Cette demande nous met dans la position de devoir y répondre. Il ne faut pas oublier que le foyer n’est pas construit par ses maitres mais par ceux qui y demandent l’hospitalité. Cette demande est donc un acte constitutif de reconnaissance de notre propre foyer : si on ne voit pas l’autre et si on ne répond pas à son appel, c’est comme si on déniait quelque chose de soi-même.

G. D.-H. : Vous semblez, dans votre question, vous étonner qu’on puisse être « parents » et « différents ». La différence n’est-elle pas intrinsèque à tout rapport, y compris de parenté, y compris de ressemblance ? Toute la question – éthique et politique – ne consiste-t-elle pas à savoir respecter, aimer cette différence ? D’autre part, s’il existe un rapport entre « eux » et « nous », c’est du simple fait, comme vient de le dire Niki, que nous avons un foyer et que, eux, ils en cherchent un. Ce n’est pas une différence d’être, mais de situation.

L’œuvre est entièrement habitée par la figure de Walter Benjamin. En quoi la mort du philosophe est-elle devenue indissociable du concept de « frontière » ?
N. G. : Avant tout car il s’est donné la mort devant une frontière qu’il ne pouvait pas franchir.

G. D.-H. : Cette persistance de la figure de Benjamin vient d’abord de sa pensée de l’histoire et de la politique – mais aussi de sa pensée des images (après tout, le film de Niki Giannari et Maria Kourkouta, c’est avant tout une certaine durée d’images). Au même titre que Hannah Arendt et son magnifique texte Nous autres, réfugiés, cette pensée contribue décisivement à nous orienter aujourd’hui, et c’est bien le paradoxe de la part de quelqu’un qui fut, toute sa vie, une sorte de migrant perpétuel.

Pour vous, Georges Didi-Huberman, l’image est un possible « lien dialectique entre la honte et l’espoir ». À l’inverse dans Autochtone imaginaire, étranger imaginé, le philosophe Alain Brossat, au sujet de films ayant comme figure centrale le réfugié, met en garde contre la culture, qui serait un dispositif général d’apprivoisement. « Par le biais du film, écrit-il, un fait polémique historique […] trouve ses possibilités de résorption en étant soumis aux conditions de la culture. Il cesse en entrant dans le monde fluide et apaisé de la culture, d’être associé au pur effet de choc, de suffocation. » Brossat parle d’un retraitement culturel qui soulage, allège le fardeau de la culpabilité – la salle noire de cinéma est comparée au confessionnal. Qu’en pensez-vous ?
G. D.-H. : C’est un débat perpétuellement relancé. Lorsque j’ai fait l’exposition Soulèvements, je savais bien que, sur les murs blancs d’un musée d’art contemporain, ce n’étaient pas des soulèvements réels que j’allais susciter. Mais on ne peut pas reprocher au mot « cri » de n’en être pas un. La représentation n’est abusive que lorsqu’elle prétend prendre la place de la réalité à laquelle elle se rapporte, dans tous les autres cas la représentation est non seulement légitime, mais nécessaire. Dans sa spécificité, je peux comprendre qu’Alain Brossat s’en prenne aux différents « ministères de la Culture » et à l’épuisement des énergies – jusqu’à l’anesthésie – dans la profusion et l’échange des objets esthétiques. Mais le débat est mal posé dans sa généralité : la « culture », c’est aussi ce que les régimes totalitaires attaquent en premier. Ce n’est pas la cerise sur le gâteau de l’histoire. C’est ce qu’Ernst Bloch appelait le « principe espérance » de l’émancipation politique. Donc il est impossible de généraliser. Je défends le film de Niki Giannari et Maria Kourkouta pour des raisons éthiques et esthétiques ; je critique le film de Ai Weiwei dans un esprit proche de celui de Brossat. Je répète : ne généralisons pas, c’est une attitude de philosophie autoritaire et non précise !

 

Image : ©Élisa Larvego, Amber & Mohammed, zone sud de la Jungle de Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

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Les réponses de Niki Giannari ont été traduites du grec par Georges Didi-Huberman