- 
Dossier

À travers l’écran de fumée

Christopher McAll

28-08-2024

Christopher McAll dirige le CREMISn. Il est enseignant et chercheur pour le département de sociologie de l’Université de Montréal, dans le champ des inégalités sociales, des discriminations et des pratiques alternatives de citoyenneté. C’était aussi le chef d’orchestre du 17e Atelier international de recherche et d’action qu’organisaient Le Forum – Bruxelles contre les inégalités et le CREMIS à Bruxelles en mars 2016. À cette occasion, Christopher McAll a accepté de répondre à nos questions, abordant la dimension culturelle de la lutte contre les inégalités au Québec et le potentiel des pratiques artistiques dans ce domaine.

Propos recueillis par Hélène Hiessler, chargée de projets de Culture & Démocratie.

Quelle est la place de la culture dans la lutte contre la pauvreté au Québec ? Le CREMIS s’intéresse-t-il à cette question ?
Personnellement, je viens d’un parcours d’études en littérature avec un intérêt pour le théâtre. J’ai été impliqué, pendant mes études, dans plusieurs productions théâtrales notamment en théâtre médiéval et en théâtre expérimental. J’ai toujours gardé un intérêt pour ce type d’activités, et j’ai toujours été conscient de la puissance et du potentiel des pratiques artistiques. J’ai mis cela un peu entre parenthèses après l’université parce que je voulais comprendre les mécanismes sous-tendant les inégalités avant de faire appel à l’art et à la culture comme possibles moyens pour contribuer à les enrayer – avant d’aller plus loin en somme. Mais en 2000, quand j’ai cofondé la Semaine d’actions contre le racisme à Montréal (qui a fait des petits à Bruxelles suite à la participation des gens du MRAX en 2005-2007), il y avait dès le départ un volet culturel avec toutes sortes de disciplines artistiques.
En 2002 par exemple, des jeunes de la délégation belge, d’origines marocaine et africaine, sont venus présenter une pièce de théâtre sur l’expérience d’immigration. À partir de 2003, je suis devenu responsable de ce volet en créant le rendez-vous international des jeunes (35 ans et moins) – devenu, par la suite, l’Atelier international de recherche et d’actions sur les inégalités et les discriminations, dont la 17e édition a eu lieu à Bruxelles au mois de mars dernier. Chaque année nous avons traité d’un thème différent, mais il y a toujours eu une composante artistique jusqu’à l’atelier de Grenoble l’année dernière. Il pouvait y avoir, par exemple, un responsable de théâtre de rue, un ou deux musiciens, des comédiens, un photographe. Nous avons eu aussi pendant 2-3 ans une interprète colombienne qui cherchait à faire évoluer les mentalités sur les inégalités et les discriminations à travers la danse. Il y a eu également une danseuse de ballet spécialiste de l’intervention sociale par la danse qui avait monté un projet avec des jeunes de HLM. À Lille, il y a deux ans, on avait une professeure de théâtre membre du CREMIS, qui travaille dans les milieux scolaires (un documentaire sur son travail a d’ailleurs gagné le prix du meilleur documentaire au festival québécois du documentaire 2015). À chaque nouvel atelier, je disais aux gens : « Si vous avez un instrument de musique, amenez-le, on va créer quelque chose avec. »

Il y avait donc une volonté d’intégrer cette dimension-là ?
Oui, c’était une dimension forte. Depuis 4 ans, la clôture d’atelier prend la forme d’un « tribunal » populaire des droits : pendant le premier tribunal, entre chaque moment, il y avait un interlude musical ou dansé. Pour le « tribunal des murs et des brèches » de cette année, on aurait eu par exemple une interprétation musicale ou dansée de chaque « brèche ». Depuis Grenoble j’ai dû délaisser cet aspect-là pour donner le plus de temps possible aux témoignages.

La culture comme pratique permettant des « brèches » est-elle un objet d’étude au CRÉMIS ?
Jusqu’à l’an dernier, j’avais un financement pour une équipe de recherche dans ce domaine, l’équipe Praxcit : à l’intérieur de cette équipe il y avait un groupe de théâtre d’intervention, Mise au Jeu, qui a diffusé et valorisé sous forme théâtrale différentes recherches du CREMIS et qui en est toujours membre. Il y avait aussi un chercheur qui pratique la musique actuelle avec des expérimentations fort intéressantes sur le croisement des paroles d’exclusion, de souffrance, des instruments de musiques, etc.
Il y a différents auteurs autour du théâtre – Peter Brooke, par exemple – qui parlent de comment le théâtre permet de poser des questions qu’on n’aurait pas posées autrement. On pourrait dire que le « grand théâtre » a toujours tourné autour de dilemmes éthiques fondamentaux auxquels on fait face et qu’on n’arrive pas à résoudre. C’est une manière d’amener nos contradictions devant le public. Au Québec, il y a des questions importantes en termes de racisme, notamment envers les autochtones. On n’arrive pas à discuter, à admettre, à nommer. Ça reste de l’ordre des solitudes, comme on dit au Québec. C’est là que, selon moi, le théâtre peut jouer un rôle.
Il y a d’ailleurs une troupe de théâtre qui s’est formée à Molenbeek suite à la participation de ses membres à un de nos ateliers internationaux. C’était celui de Lille-Paris. Certains Bruxellois – dont Salim Haouach – qui avaient participé au début n’ont pas pu être là pendant toute la semaine mais sont revenus à Paris la dernière journée au moment où était présenté le spectacle qu’on avait créé. La mise en scène faisait appel à la musique et à la danse. Il y avait un personnage joué par la danseuse colombienne dont j’ai parlé tout à l’heure, qui mettait en scène différents moments de la vie en lien avec les discriminations, ainsi qu’un jongleur qui a travaillé avec le Cirque du Soleil. Des témoignages assez forts ont été mis en scène. Salim et ses collègues ont par après créé Ras-el-Hanout, qui est en quelque sorte une petite suite à l’atelier.

La question des risques de l’instrumentalisation, du travail social mais aussi des pratiques artistiques revient souvent. C’est quelque chose de très présent au Québec ?
Je trouve qu’il y a une distinction importante à faire entre le côté thérapeutique et le côté citoyen. En termes de participation citoyenne, au Québec, le bilan tiré des tentatives d’inclure la parole des « usagers » ou l’expérience du vécu dans les différents lieux de concertation suggère qu’il s’agit souvent de la figuration pour des fins de légitimation. Mais au-delà de la figuration, les gens disent souvent que c’est bon pour les personnes, que c’est thérapeutique. Ce n’est pas ça, la participation citoyenne. Ce n’est pas le but. D’ailleurs ça peut être blessant ou dégradant pour les personnes de sentir que tout ce dispositif, c’est soi-disant pour les aider à cheminer dans la vie et que la parole ne compte pas dans la prise de décision.
Cela fait un certain temps déjà que je travaille sur les inégalités. Comme sociologue, je considère que quand on parle de préjugés, c’est comme si on vivait une fiction par rapport à nous-mêmes, par rapport aux autres. On ne voit pas les personnes, on voit des immigrés, des islamistes, des autochtones, des sans-abris, des personnes âgées. On projette, sur l’individu qu’on a en face de soi, les caractéristiques qu’on associe à telle ou telle catégorie et cette personne n’a jamais vraiment la chance d’exister pour nous comme un individu à part entière. Le contraire est vrai aussi : on projette sur nous-mêmes des valeurs individuelles comme si notre réussite personnelle était uniquement fonction de notre parcours scolaire, nos choix, etc. On a beaucoup de difficulté à voir le collectif auquel on appartient – si on est quelqu’un qui a, par exemple, été élevé dans une famille de la classe moyenne supérieure, un homme. On ne voit pas qu’on a bénéficié pendant notre vie de cette appartenance-là ; on attribue cela à notre réussite personnelle. C’est comme ça que les inégalités se maintiennent : il y a cette espèce d’écran de fumée : on voit des collectifs en face de nous et non des individus, et inversement on ne voit en nous-mêmes que l’individu et non les collectifs auquel on appartient.
Les arts et la culture, justement, peuvent nous donner des manières de passer à travers cet écran de fumée, nous confronter au réel, à nos représentations. C’est le paradoxe du théâtre : ce qui est censé être de la fiction dans les faits devient le réel et ce qui est censé être le réel est en fait de la fiction. C’est une sorte d’inversion.

L’éducation permanente (populaire) a-t-elle une place importante au Québec ?
L’éducation conscientisante inspirée par la théologie de la libérationn fait partie des différentes traditions d’éducation populaire au Québec qui se rapprochent de l’éducation permanente belge. Ces différents courants ont été affaiblis par la réorientation des subventions à partir des années 1980, par laquelle l’État s’est imposé de plus en plus sur le milieu associatif pour des fins de sous-traitance, en lien avec l’accompagnement, l’employabilité, etc. Les budgets plus autonomes pour l’éducation populaire ont été réduits. Donc c’est un peu la survie, surtout avec les mesures d’austérité des gouvernements fédéral et provincial qui ont imposé des coupes sur tout ce qui bouge et tout ce qui critique.
Il serait intéressant de comparer Montréal et Bruxelles à cet égard. Le Québec est connu comme un État assez centralisé. Cela a toutes sortes de conséquences, notamment sur les services sociaux et de santé, où il devient difficile de critiquer les pouvoirs en place. En comparaison, la Belgique me semble très décentralisée avec peut-être davantage de possibilités de voir émerger des espaces critiques, quoique j’imagine que l’exercice du pouvoir peut être assez contraignant, quel que soit le niveau de centralisation. Dans tous les cas, ce qui est en jeu est notre capacité de créer et de protéger des espaces de critique et de créativité, afin de créer des brèches dans les inégalités existantes.

1

Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté : voir aussi p.15 de la version papier.

2

Courant de pensée théologique chrétien qui s’est étendu à toutes les Églises d’Amérique Latine dans les années 1970-1980. Il a pour traits caractéristiques l’engagement radical auprès des pauvres et le rejet du capitalisme. Ce mouvement a beaucoup influencé Paolo Freire, figure fondatrice de l’éducation populaire en Amérique latine.

PDF
Journal 42
Culture et lutte contre la pauvreté
Édito

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

La face cachée de la fabrique des pauvres

Nicolas De Kuyssche, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités

De la pauvreté de notre culture statistique à l’égard de la pauvreté*

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Richesses et pauvreté : la redistribution comme rêve nécessaire

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie

La pauvreté, une conséquence de la culture des riches

Francine Mestrum, sociologue, administratrice du CETRI

Enrayer la fabrique des pauvres ?

Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

L’aveugle et le paralytique. Depuis vingt ans, une démocratie en cécité croissante

Paul Biot, administrateur de Culture & Démocratie, membre des commissions Culture et travail social et Droits à la culture

Participation culturelle : dans quelle mesure ?

Inge Van de Walle et An Van den Bergh, Dēmos vzw

À travers l’écran de fumée

Christopher McAll

L’action culturelle et citoyenne comme brèche dans la lutte contre la pauvreté

Laurence Adam et Céline Galopin, Article27 Bruxelles

Changer d’oreille : revisiter notre manière de parler de la grande marginalité

Rémi Pons

L’art est pour moi une manière d’exister

Olivier Vangoethem, expert du vécu détaché au SPP Intégration sociale

Art contemporain en Afrique : parodie et esthétiques du rebut

Toma Muteba Luntumbue, artiste et enseignant

Deux ateliers pour une géopolitique en 7e professionnelle. Une tentative d’évaluation ?

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

Fugilogue : circuit ouvert

Mathilde Ganacia, directrice des programmes de l’IHEAPn

Les Ateliers de la Banane

La rédaction