Accueil inconditionnel dans la culture : entre idéal et réalité
Keisha Strano, United Solidarity/Réseau des arts à Bruxelles
L’actuelle gestion déshumanisante des migrant·es banalise le rejet de l’autre. Le fait migratoire est présenté comme menaçant et devant être traité de façon logistique, à l’écart de la « vraie vie » des citoyen·nes. En 2017, en pleine « crise de l’accueil », avec ses images bouleversantes, le secteur culturel non-marchand a rappelé que l’exil et l’hospitalité sont liés à des droits humains fondamentaux, base d’un modèle culturel de société du partage et de la tolérance. Avec une campagne de sensibilisation des publics et d’accueil de personnes en situation de migration ou de précarité, avec l’organisation d’un réseau inventif de solidarité, la volonté était de montrer que cela était inséparable des valeurs culturelles qu’il a pour mission de propager dans la société. Comment cette action évolue-t-elle dans la durée ? Qu’est-ce qui la fragilise ou la renforce ? Comment pourrait-elle inspirer une culture de l’accueil inconditionnel dans l’ensemble de la société ? Avec quels moyens ? Réflexions avec les expériences collectives bruxelloises d’United Solidarity (anciennement United Stages) et Cultureghem.
United Stages, projet pilote d’une culture engagée
Au cours des dernières années, plusieurs exemples ont montré que le secteur culturel dépassait sa fonction de divertissement pour devenir un acteur engagé, contribuant par ses actions à diversifier et renforcer les soutiens envers des causes sociales. United Stages, désormais renommé United Solidarity, incarne précisément cette capacité d’action, étant né en 2017 dans un contexte de crise de l’accueil particulièrement intense à Bruxelles. Initié par Monica Gomes, alors directrice du théâtre La Balsamine, ce projet visait à offrir une alternative aux réponses institutionnelles en proposant un accueil inconditionnel au sein même des structures culturelles bruxelloises. L’appel de Monica Gomes a suscité une mobilisation inédite parmi les opérateurs culturels, tant à Bruxelles qu’en Wallonie. Au-delà du soutien symbolique, le réseau United Stages s’est formé autour d’actions concrètes et variées : campagnes de sensibilisation auprès du public, collectes de fonds ou encore mise à disposition de lieux pour héberger des personnes en situation d’exil. Cet élan initial a démontré l’implication d’un secteur capable d’élargir sa mission pour répondre aux réalités migratoires. Uni·es par des valeurs communes et une charte, les membres du réseau affichant le label « United Stages » participaient également à des plénières pour sensibiliser leurs équipes aux enjeux migratoires mis en lumière par ce projet.
Les années qui ont suivi ont cependant révélé certains défis et limites de ce modèle. D’abord, des divergences de vision quant au rôle des opérateurs culturels dans l’accueil inconditionnel ont complexifié les collaborations. Certaines structures, soucieuses de conserver une certaine posture, ont choisi de ne pas impliquer leur public dans les actions de solidarité, quand d’autres intégraient volontiers le leur à ces initiatives. Les perceptions différaient également au sein des équipes. Tandis que certain·es considéraient l’engagement dans la justice migratoire comme une responsabilité morale du secteur culturel, d’autres estimaient que l’accueil des personnes exilées relevait principalement de l’aide sociale, d’autant plus que le secteur culturel, souvent en surcharge de travail, souffre d’un turnover élevé et de contraintes de moyens. En termes d’actions, il faut également noter que la collecte de dons via les billetteries a perdu en efficacité avec le temps. La question migratoire s’est peu à peu effacée de l’opinion publique, rendant plus difficile de susciter l’intérêt des spectateur·ices et de maintenir les recettes de dons au niveau souhaité. Bien que certains lieux continuent d’attirer des donateur·ices, beaucoup ont observé une diminution notable de l’enthousiasme, reflet d’une usure sociale face à ce sujet pourtant toujours d’actualité. En outre, le durcissement des politiques migratoires a introduit de nouvelles contraintes pour les lieux engagés dans le réseau. À mesure que l’urgence humanitaire persiste et que les restrictions administratives se renforcent, certains espaces ont rencontré des limitations croissantes, parfois confrontés à un climat de méfiance qui complique leurs actions d’accueil. Enfin, la pandémie de Covid-19 a amplifié ces difficultés, fragilisant économiquement les lieux culturels et restreignant leurs possibilités. Cette période de fermeture et d’incertitude a accentué les vulnérabilités internes au secteur, limitant davantage la capacité de certaines structures à poursuivre leurs actions d’entraide dans le cadre de United Stages.
En dépit de ces obstacles, le projet n’a pas perdu de vue son engagement envers l’accueil inconditionnel, bien que la charte commune et le réseau de United Stages aient évolué. Ce cheminement pose aujourd’hui des questions essentielles : comment assurer la pérennité d’une telle initiative face aux contraintes structurelles et financières ? Quelles nouvelles formes de collaboration et d’organisation pourraient renforcer l’impact des actions de solidarité sur le long terme ?
La culture comme vecteur d’inclusion : le cas de Cultureghem
Dans cette optique d’engagement et d’accueil inconditionnel, l’initiative Cultureghem se distingue également par sa capacité à utiliser la culture comme levier pour ouvrir des espaces d’échange et d’entraide. Situé face aux Abattoirs de Bruxelles, Cultureghem transforme la ville en un espace inclusif où chacun·e peut contribuer et partager, quel que soit son parcours. Son action se déploie autour de trois volets − People, Space and Food [les personnes, l’espace, la nourriture] − qui sont autant de canaux pour accueillir, relier et soutenir des publics divers.
Le volet People incarne cette volonté d’accueil par une équipe de bénévoles, surnommée la dreamteam, dont une large part est elle-même en situation de migration et/ou précaire. Ces bénévoles incarnent l’esprit d’accueil inconditionnel du projet. Leur présence n’est pas seulement un soutien logistique, mais une invitation à participer activement, à faire vivre et évoluer cet espace collectif. Cette dynamique permet à chaque personne de trouver un rôle et un lieu, brisant l’isolement et redonnant un sens de dignité à celles et ceux qui en ont été privé·es. La philosophie Space s’incarne dans des installations fixes et mobiles, comme les espaces de jeux et de rencontre déployés aux Abattoirs. Ces dispositifs créent des opportunités de rencontre qui facilitent le dialogue entre habitant·es, visiteur·ses et personnes exilées, tout en offrant un espace où chacun·e peut s’exprimer librement, sans distinction. Quant au volet Food, il donne corps à l’accueil par des repas partagés, des ateliers culinaires et des actions de lutte contre le gaspillage alimentaire. Le restaurant solidaire et les ateliers transgénérationnels accueillent tous les publics, peu importe leur situation. La nourriture devient un langage commun, un moyen d’échanger des expériences, de découvrir d’autres cultures et de partager un moment de convivialité qui redéfinit le vivre-ensemble.
Cultureghem prouve ainsi que l’accueil inconditionnel peut se manifester bien au-delà des structures d’aide sociale classiques : il est possible de recréer du lien, de la solidarité et de la dignité par des actions culturelles ouvertes à tou·tes, où chacun·e trouve sa place et un rôle à jouer. Par son modèle d’inclusion et d’entraide, Cultureghem redéfinit le rôle de la culture en démontrant que l’espace public peut, lui aussi, devenir un lieu d’accueil sans condition, une idée qui pourrait inspirer le secteur culturel tout entier.
Pour que l’accueil inconditionnel devienne une réalité, il est essentiel d’impliquer plus largement les institutions culturelles et les collectivités locales.
Défis et perspectives futures
Compte tenu des difficultés que soulève la notion d’accueil dans le secteur, il est crucial d’explorer des pistes pour maintenir l’engagement. En 2023, l’intégration de United Stages au Réseau des arts à Bruxelles (RABKO) montre la volonté collective d’agir pour un secteur culturel engagé dans le changement positif. Cependant, cette union soulève des interrogations sur la pérennité du projet. Alors que United Stages rassemblait une cinquantaine d’opérateurs culturels, le RABKO englobe aujourd’hui plus de 160 structures, ce qui complique davantage la prise de position, déjà identifiée comme un défi majeur. Dans ce contexte, comment maintenir l’engagement envers l’accueil inconditionnel ? Quelle stratégie adopter pour assurer la survie et l’impact du projet dans un environnement en constante évolution ? À l’heure où les politiques migratoires se durcissent et où les crises se chevauchent, il est impératif que les initiatives d’accueil inconditionnel se multiplient pour répondre à des besoins croissants. Toutefois, cette responsabilité ne peut reposer uniquement sur les épaules des associations et des acteur·ices culturel·les de terrain. Pour que l’accueil inconditionnel devienne une réalité, il est essentiel d’impliquer plus largement les institutions culturelles et les collectivités locales.
Pour encourager un engagement, quelques principes directeurs peuvent être envisagés. Avant tout, il est essentiel de rassembler des personnes aux horizons variés. Une pluralité de perspectives enrichit les débats et ouvre la voie à des solutions innovantes. Impliquer des artistes, des associations, des représentant·es des collectivités locales et des personnes directement touchées par les enjeux migratoires permet de s’assurer que chaque voix compte. Des projets ancrés dans cet engagement d’accueil tels que Globe Aroma, Ciné Maximiliaan ou le Musée éphémère de l’Exil (Medex) démontrent cette diversité de perspectives. En collaboration avec des collectifs militants comme la Voix des Sans-Papiers, ces structures culturelles montrent qu’il est possible de bâtir des ponts entre l’art et l’engagement militant, illustrant le rôle que chacun·e peut jouer dans la solidarité.
Il est également crucial de reconnaitre que les niveaux d’engagement, de connaissance et d’expérience varient au sein des équipes. Cet état de fait doit servir de base pour instaurer un environnement d’apprentissage où chacun·e progresse à son rythme tout en étant encouragé·e à s’engager. En valorisant les forces spécifiques de chaque participant·e, les actions gagnent en impact et en pertinence. Enfin, dans un contexte d’urgence tel que celui de l’accueil inconditionnel, il est vital d’agir même si tout n’est pas parfait. Chaque geste compte, et l’essentiel est de créer un mouvement capable d’inspirer et de mobiliser d’autres acteur·ices. Notons enfin qu’il existe autant de manières d’opérer que de structures, et il incombe à chacune d’elles de trouver des solutions adaptées. Cependant, fortes de ces principes, les structures engagées peuvent non seulement renforcer l’engagement du secteur culturel envers la justice migratoire, mais aussi jeter les bases d’un mouvement solidaire et inclusif au sein de la société bruxelloise. L’accueil inconditionnel, en tant qu’engagement culturel, doit rester un projet collectif et évolutif, capable de renforcer le tissu social tout en défendant activement les droits des personnes en situation d’exil.