- 
Dossier

Acteurs de l’ombre : une pratique du théâtre-action. Entre dimension individuelle, collective et politique

Brice Ramakers
Membre des Acteurs de l’Ombre

12-05-2018

Avec les Centres d’expression et de créativité (CEC), le théâtre-action est le secteur des politiques culturelles où la dimension sociale du travail culturel est le plus clairement affirmée. Brice Ramakers, au départ de la pratique des Acteurs de l’ombre, illustre comment est assumée cette mission sociale, mais ne la définit pas comme gestion bienveillante d’une souffrance, préférant mobiliser les termes plus politiques d’émancipation et d’autonomisation.

Selon le décret des arts de la scène adopté le 10 avril 2003 par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le théâtre-action consiste en une « pratique théâtrale qui poursuit avec des personnes socialement et culturellement défavorisées des objectifs socioculturels »n. La formule employée suppose la reconnaissance institutionnelle et officielle d’individus désavantagés — par rapport à d’autres — d’un point de vue social et culturel, ceux-ci constituant le public du théâtre-action. On pourrait s’interroger à bien des égards sur l’interprétation possible d’une telle affirmation : sur quels critères déterminer l’infériorité culturelle et sociale ? Qui est habilité à en juger ? Ces questions soulèvent une problématique complexe qui touche à la hiérarchie des cultures et des pratiques culturelles, ou plutôt à notre perception subjective de ce qui relève de la « bonne » culture — dont fait généralement partie un certain théâtre. Au sein d’Acteurs de l’Ombre, tout comme pour bon nombre de compagnies de théâtre-action, les comédiens-animateurs mettent un point d’honneur à mettre en valeur la culture propre des personnes avec la conviction que chaque culture a une valeur qu’il est judicieux de « rendre visible ». S’inscrivant dans une démarche de « démocratie culturelle », Acteurs de l’Ombre considère que le concept de culture « inférieure » est une absurdité et interprète le décret comme la reconnaissance officielle qu’il existe une forme de culture à laquelle certaines personnes n’ont pas accès. Cette accessibilité à la culture constitue dès lors l’un des objectifs de travail de la compagnie avec ses publics. Dès la création de la compagnie, il s’est agi de placer une certaine exigence de qualité formelle du travail artistique au service d’une ouverture aux diversités esthétiques, y compris celles qui s’inventent dans les lieux les plus improbables de la culture underground. La volonté est aussi de bousculer les codes, afin que celles et ceux qui ne se retrouvent pas dans le milieu du théâtre commencent à s’y sentir légitimes et qu’ils y amènent leurs résistances, leurs revendications, y compris celles plus directement sociales et politiques qui constituent leurs propres urgences.
Le théâtre-action est présenté dans le décret comme une « pratique théâtrale » destinée à atteindre des « objectifs socioculturels ». Cette pratique est en réalité constituée de formes multiples : peut-être serait-il plus judicieux de parler des pratiques du théâtre-action, tant les manières d’aborder le travail sont différentes selon les compagnies, les comédiens-animateurs et les publics.
L’une de ces pratiques est celle de l’atelier théâtre, au cœur de la démarche du théâtre-action. L’objectif des ateliers consiste à favoriser l’émancipation ainsi que l’expression et la prise de parole de personnes par le biais de la création théâtrale. Dans son article « L’atelier de théâtre-action et ses rapports à l’histoire : d’une veillée révolutionnaire à une présence bienveillante ? »n, Rachel Brahy dégage historiquement deux moments-clé : les ateliers des usines, des grèves et des luttes (de 1970 à 1989) et ceux de l’après-1989, beaucoup plus flous et incertains dans leurs missions, leurs publics et leurs revendications. Ceux de la première période, dans les années 1970 et 1980, « se présentent comme les vecteurs expressifs de situations d’injustices qui, mises au jour, devraient engendrer une action politique »n. Le théâtre-action travaille alors principalement avec un public d’ouvriers, d’organisations syndicales : des mouvements en lutte qui se rapportent à ce que l’on appelle « la classe ouvrière ». Il s’agit de mouvements sociaux très collectivistes, politisés, dont le théâtre-action se fait le porte-voix.
Aujourd’hui, le public auquel s’adresse l’atelier théâtre est bien plus hétérogène, diversifié et impalpable. Comme le souligne Rachel Brahy : « Face à l’image claire des combats d’antan, s’infiltre aujourd’hui l’impression de ne plus posséder de catégories adéquates pour énoncer le sens de l’action. »n Les partenaires d’alors — syndicats, mouvements ouvriers — cèdent leur place à des associations d’éducation permanente, des centres de jour, des centres d’intégration des personnes étrangères, des maisons de jeunes, des refuges pour femmes battues, des centres de réinsertion professionnelle ou encore à des CPAS. On constate sur le terrain un glissement du territoire d’action qui part des luttes ouvrières, plus collectives, des années 1970 et 1980 vers une dimension plus individualiste.
Le rôle des ateliers de théâtre-action a toujours été de rendre visible l’invisible, de porter la parole de ceux que l’on n’entend pas. Si cette mission n’a jamais quitté l’esprit des comédiens-animateurs, le champ du théâtre-action s’est néanmoins modifié. Le mouvement ouvrier et syndical des années 1970 et 1980 était constitué de groupes sociaux clairement identifiés qui possédaient déjà intrinsèquement une forte dimension collective et communautaire. Dans les ateliers menés actuellement, le comédien-animateur doit procéder à un véritable travail de recréation du collectif sur base de chaque individualité, avec des personnes souvent esseulées dans leur vie quotidienne, qui appartiennent à des groupes sociaux hétéroclites et avec des histoires personnelles très différentes. Deux participants de nos ateliers parlent de cette dynamique de constitution d’un groupe :

Être en confiance dans le groupe exige de prendre le temps. Parfois, il faut se poser, tout arrêter quand on ne comprend pas. Un jour, une participante kurde m’a dit “tivir” et elle ne trouvait pas le mot en français. Ce mot avait l’air si important ! Ce qu’il se passe alors est magnifique : on développe toutes les stratégies du monde. On dessine le mot, on le mime, on le joue dans des situations théâtrales et, enfin, on le trouve. C’était “radis”n !

Au début, j’ai eu des doutes et je me demandais : “Mais qu’est-ce que je vais faire là ?”. Aujourd’hui, je n’en ai plus. Chaque mardi, je retrouve le groupe, on s’ouvre l’esprit on… Ben, par exemple, aujourd’hui, on a ri, on a chanté, dansé et on a parlé du monde. C’est beaucoup !n

Afin de permettre le déploiement de cet espace de prise de parole et de décontraction, il est primordial pour le comédien-animateur de s’atteler à créer une parenthèse au sein de laquelle le groupe va pouvoir s’exprimer. Au sein du travail en atelier de la compagnie Acteurs de l’Ombre, la création d’une dynamique collective nouvelle tient une place prépondérante. L’objectif consiste à favoriser l’émancipation créative de personnes issues d’un environnement déstructurant afin qu’elles puissent agir collectivement à la mise en œuvre de leur(s) désir(s) en vue d’une transformation sociale juste et durable de la société. La volonté est d’interroger et de défendre collectivement un rapport au monde, de se questionner sur des problématiques actuelles et sur des réalités que chaque participant pourrait rencontrer. La compagnie propose ainsi deux types d’ateliers : de type long, « Inclusion », et de type court, « Empowerment ». Les ateliers « Inclusion » ont pour objectif final une représentation théâtrale devant un public. Cette dernière étape est intégrée dans un processus de mise en commun qui favorise l’émancipation de chacun au profit de la mise en place d’une création collective. Les ateliers « Empowerment » sont des ateliers de type court sans finalité de spectacle (une confrontation entre le travail et un public ciblé est néanmoins organisée). L’objectif principal de ce type d’atelier est de travailler en groupe à la confiance et l’estime de soi.
En dehors des ateliers, la compagnie Acteurs de l’Ombre réalise également des « créations autonomes », spectacles en lien avec l’expérience des comédiens-animateurs sur le terrain et portés par des acteurs professionnels. Ces créations, destinées à être jouées dans les salles de théâtre et les centres culturels, participent à la volonté de décloisonner les cultures et d’amener des problématiques vécues par un « non-public » au sein des théâtres. Évidemment, bien des compa-gnies qui ne relèvent pas du théâtre-action s’approprient des revendications sociales pour porter un message politique sur scène. Même si les frontières ont tendance à s’estomper, la démarche du théâtre-action se singularise généralement par le travail en amont réalisé sur le terrain avec des personnes directement concernées par la thématique ainsi que par un travail de production et de diffusion articulé principalement autour de partenariats avec des associations.
Une forme de synthèse du travail en ateliers et de la création autonome est en cours d’élaboration et de recherche au sein d’Acteurs de l’Ombre. D’une part, la création de l’atelier « Melting-pot » a permis de rassembler des personnes issues de différents ateliers menés par la compagnie. En général, les ateliers sont donnés pour une association ou pour un groupe de personnes où la réalité sociale de chaque individu est essentiellement identique : primo-arrivants, bénéficiaires du CPAS, des personnes présentant des déficiences intellectuelles, etc. Le groupe « Melting-pot » est composé de personnes issues de ces ateliers, ce qui permet de faire se rencontrer des groupes sociaux et des individus qui connaissent des réalités très différentes. D’autre part, Acteurs de l’Ombre a la volonté de réaliser prochainement une création théâtrale qui permettrait de faire se rencontrer sur scène des acteurs professionnels ainsi que des personnes issues des ateliers. Il s’agirait d’une sorte de mélange entre le travail en atelier et la création autonome. Ces deux projets illustrent la volonté de la compagnie de décloisonner les mondes, les genres et les milieux.

Les ateliers de théâtre-action tels qu’ils sont pratiqués par Acteurs de l’Ombre ne relèvent pas exactement d’une dynamique où l’on « prend soin des gens ». Le but des ateliers est d’amener des personnes isolées de la société — par leur statut social, leur handicap, leurs idées, ou encore leur environnement familial — à oser s’exprimer, d’abord individuellement et, ensuite, à produire un discours collectif sur le monde. Il s’agit bien davantage d’une volonté d’émancipation et d’autonomisation collective que de l’application d’un pansement sur une souffrance. Pour Acteurs de l’Ombre, chaque individu devrait se sentir légitime de se rassembler, de défendre ses positions et de s’intéresser à toutes les formes de culture. Si le public du théâtre-action était bien défini dans les années 1970 et 1980, le travail des compagnies consiste aujourd’hui à recréer autrement ce lien social afin de porter une parole collective, un discours commun qui prenne en compte les spécificités des individus qui composent le groupe. De cette manière, comédiens-animateurs et participants des ateliers réinventent un cadre dans lequel l’action politique peut prendre place.

 

Lire le texte de Fabrice Vandersmissen, « Les CEC une attention dans la cité », ainsi que le document « La lutte contre la pauvreté : une mission pour la culture ? » . Relire aussi « La culture : une question de norme davantage que de droit », suite à un entretien avec Alain Brossat, paru dans le Journal de Culture & Démocratie n°36, p. 22.

1

Décret-cadre relatif à la reconnaissance et au subventionnement du secteur professionnel des Arts de la scène, adopté le 10 avril 2003 par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, p. 2.

2

Rachel Brahy, « L’atelier de théâtre-action et ses rapports à l’histoire : d’une veillée révolutionnaire à une présence bienveillante ? », in Revue de l’Institut de Sociologie – ULB, 2012, p. 71-86.

3

Ibid., p. 72.

4

Ibid., p. 77.

5

Propos recueillis au cours de l’atelier « Belles de vivre » en février 2017.

6

Propos recueillis au cours de l’atelier « Belles de vivre » en février 2017.

7

Propos recueillis au cours d’un atelier donné à l’attention de bénéficiaires du CPAS d’Herstal en février 2017.

PDF
Journal 47
Prendre soin
Édito

Sabine de Ville
Présidente de Culture & Démocratie

Des gestes de soin aux fondements de la vie culturelle et politique

Nathalie Zaccaï-Reyners

Dieu est mort, son médecin aussi

Nicolas Sterckx

Prendre soin en prison

Vinciane Saliez

Les régimes du care

Entretien avec Florence Degavre

Soigner ou guérir : une perspective cosmopolitique

Aliénor Bertrand

Quel art ? Quel soin ? Quelle expérience ?

Pierre Hemptinne

La culture peut-elle être réparatrice ?

Fabienne Brugère

Le souci de soi dans une perspective alternative sur la culture

Christian Ruby

Soigner l’écoute, créer de nouveaux récits

Entretiens croisés de Valérie Cordy et Gilles Ledure

L’artiste, le soin et l’engagement

Sarah Roshem

La culture prend-elle soin ? L’art comme thérapeute

Jean Florence

L’Appétit des Indigestes. Un projet expérimental de création théâtrale à la marge

Sophie Muselle

Acteurs de l’ombre : une pratique du théâtre-action. Entre dimension individuelle, collective et politique

Brice Ramakers

Déployer les ailes du sens

Olivier Van Hee

À notre santé ! – TAMTAM

Plate-forme d’action santé et solidarité

La place de l’art dans les institutions de soin

Jean-Michel Longneaux

Prendre soin de la mémoire

Entretien avec Carine Dechaux

Une intuition chinoise : le soin comme 仁 (ren) et 孝 (xiao)

Michel Dupuis

La lutte contre la pauvreté : une mission pour la culture ?

Baptiste De Reymaeker

Oser une politique de la bienveillance

Pierre Hemptinne

De l’impossibilité pour la culture de changer le monde

Entretien avec Francesco Masci

Derrière la gomme : Rencontre avec Hossam Al Saadi, un cartooniste syrien

Hossam Al Saadi

Charles Henneghien : Photographe et médecin

Georges Vercheval