©Axel Claes
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Dossier

Aller ailleurs. Pourquoi ?

Julie Romeuf
Autrice d’espaces d’arts vivants pour La Commune Mesure

01-12-2020

Il est d’autres langages que celui de la science qui peuvent nous aider à élucider la complexité du monde. L’approche originale de l’artiste Julie Romeuf en fait partie. Décrivant ses voyages, ses résidences et ses rencontres, elle propose aux lecteur·ices un angle nouveau pour comprendre comment les êtres humains habitent, vivent, occupent, s’en sortent... Des expériences les plus banales aux plus frappantes, elle nous invite à poser la question : c’est quoi, vivre ici ou là ou bien encore là-bas ?

Mon premier métier est logisticienne. Ma position est fixe, derrière l’ordinateur. Les cartes sont un moyen d’accès au monde (localisations, trajets, déplacements, etc.). Sur un bien-entendu, je bifurque, je change de route, je commence le théâtre. Il y est question de langues, de mots et d’adresses ; d’urgences et de transgressions.
Je deviens comédienne, surtout de théâtre de rue, et commence à concevoir des interventions pour l’espace public. Je développe mon lien aux cartes et aux territoires. Plus tard, je découvre les cellules grillesn en écoutant la radio. Ces cellules constituent un système de positionnement dans le cerveau sous forme de cartes internes.
Le cerveau humain crée une cellule hexagonale à chaque fois que l’on parcourt un mètre. Chaque cellule enregistre et répertorie nos émotions, impressions de volume, de lumières, de matières, d’humeurs en lien avec un point précis dans l’espace. Elles participent ainsi au fonctionnement de la mémoire, orientent nos comportements et régissent notre rapport aux lieux. Depuis, je cherche les moyens de traduire ces cellules grilles pour donner voix aux lieux qui nous accompagnent ; les familiers et les imaginaires, dire ce qu’ils racontent de nous : individu, habitant·e, citoyen·ne, société. Cet élan de traduire des lieux m’a permis de réaliser plusieurs formes artistiques dont les motifs récurrents soulignent une préoccupation pour le chez soi et l’habiter.

(Im)mobilisations

En mars 2016, je découvre la Jungle de Calais aux côtés du PEROUn. Je m’assois dans une kitchen et relève les gestes qui témoignent du soin pour soi, de l’allure. J’observe du coin de l’œil un miroir à l’entrée où les hommes scrutent la conformité de leur coiffure et la blancheur de leurs dents, se sourient avant de quitter l’image du miroir. On  entend le vrombissement permanent des autoroutes, lointain et couvert par les musiques qui s’échappent des postes. La zone sud du campement est en cours de démantèlement. Les gens partent pour la zone nord. Les habitations ou shelters sont constituées d’un ensemble de planches de bois et palettes érigeant de petites cabanes de 4 à 6 m2 dans lesquelles plusieurs personnes cohabitent. Le chez-soi est révélé par les objets (brosse à dents, bouteille de gaz, etc.) témoins de la sauvegarde de l’intimité. Je réalise l’interview de ces objets et récolte une variété incroyable de langues étrangères et le son continu de l’autoroute. Le souffle chaleureux des brûleurs à gaz suivi des bulles en ébullition à la surface de l’eau, atteste la constante hospitalité avec laquelle j’ai été reçue. Migration volontaire ou subie, politique ou économique, celles et ceux que je rencontre laissent un chez-soi pour un ailleurs. Dans l’entre-deux c’est le départ, l’exode, l’errance, l’attente prise en étau entre la nécessité et le désir.

Je retourne à Calais aux côtés de Nadège Prugnardn. L’ensemble de la zone sud a été complétement démantelé. J’entends par là les habitations détruites et les débris transportés. La terre retournée. Seules remontent à la surface des chaussures esseulées. Nous glanons les chaussures comme des histoires. En parallèle, il nous arrive d’aller donner des cours de français à l’école de Zimako. Les niveaux de français et d’anglais sont très disparates mais le désir d’expression est commun à tou·tes. Un matin, nous débarquons à l’entrée de la main street avec des brassées de fleurs. « Contre une fleur, un message que tu souhaites délivrer au monde. » Les messages recueillis auprès des migrant·es sont percutants et sensibles : « We are not terrorist, we just escape of them ! » Nous avons transformé les messages en petits drapeaux plantés dans les chaussures. Nous les avons installés dans le centre-ville de Calais, la nuit, puis le lendemain jusque devant la police qui expulse des habitant·es d’un squat en centre-ville.

Traduire un lieu, en rendre visible les frontières et passages exprime le rapport des individus aux identités, au chez-soi et à la distance. Cela donne à voir le déplacement et l’exil confronté aux démonstrations d’hospitalité comme d’hostilité.

Maison en carton

En février 2016, à la Chaux de Fonds, en Suisse, j’accompagne Valentine Ponçon dans « La maison qui brûle » : une maquette de ville, à l’échelle d’une place, vouée à prendre feu. La figure de l’exil et de la recherche du chez-soi prend corps avec un personnage qui porte une maison en carton en baluchon, directement inspirée d’Anarchiteckton de Jordi Colomer. On fabrique une maison ou un immeuble à partir d’un carton de transport de marchandise ou de déménagement (idée de déplacement). Ce carton est placé au bout d’une ficelle elle-même raccordée à un bâton. Le bâton jeté sur l’épaule, Valentine traverse la ville en marches silencieuses. La présence est simple, les moyens rudimentaires et l’image saisissante et accessible. Je reprendrai d’abord ce motif dans un essai performé à la FAI-AR (Formation supérieure d’arts dans l’espace public), puis je le transformerai en atelier à Saulx-les-Chartreux chez Animakt avec les étudiant·es du Master PCEP (Projets culturels dans l’espace public). Chacun·e confectionne une maison à porter en baluchon. Ensuite, nous sortons en ville, en marches silencieuses, sans nous interdire toute interaction avec les passant·es et les habitant·es car les questions sont nombreuses sur la portée et la signification de ces maisons. Beaucoup de sans-abris et d’acteur·ices sociaux·ales sont spontanément venu·es nous parler. Je sens que la simplicité de l’objet et des présences permet à chacun·e de projeter un imaginaire et des questions sur le chez-soi. Les motifs de l’installation de chaussures et des maisons en carton en baluchon seront repris dans une pièce courte en extérieur : Au bord de en avril 2017.

Au bord de

Notre corps est notre première maison, le premier lieu que l’on habite ; celui où l’on habite déjà
quel que soit son chez-soi. C’est à partir de là que l’on vit, que l’on se forge une identité et des espérances. C’est avec lui que l’on éprouve l’exil. Pour traduire la Jungle de Calais nous travaillons dans la Cité des Aygalades à Marseille dans le tunnel piéton qui relie deux parties de la Cité par dessous l’autoroute. Je suis accompagnée de Camille Fauchier, acrobate et danseuse, de Yann Debailleux, compositeur et guitariste, et de Maude Fumey comme œil extérieur. Camille a un corps de circassienne dynamique, puissant et réactif. Elle peut monter sur les façades à mains nues et se rattraper du bout des doigts. Les quelques témoignages récoltés auprès des migrant·es font apparaitre le caractère exceptionnel de leur situation. Leur présence sur le territoire français tient d’une impossibilité à rester chez eux·elles, dans leur pays. Beaucoup partent en espérant qu’il·elles trouveront ailleurs des réponses économiques, sanitaires et de sécurité. Il·elles marchent longuement et dansdes conditions d’une extrême précarité, parfois sans nourriture, sans eau et sous la direction d’un ou plusieurs inconnus qui les traitent comme du bétail. Subir les tortures, l’incarcération et être encore là, disponible à raconter son histoire avec l’espoir que « demain ça ira mieux », cela tient pour moi de l’impossible, de l’inconcevable. Camille avec son corps donne une traduction sensible de cet impossible-là. Yann travaille avec un looper. Cette technique de reprise en boucle de séquences musicales exprime pour moi la réalité d’un recommencement, celui de l’Histoire, de l’hospitalité politique et des migrations. Yann a composé un ensemble de variations à partir d’un thème qui a surgi de la salle de répétition comme une évidence avec un côté rock percutant qui mêle colère et tristesse. Dans cette pièce j’utilise les textes écrits à mon retour de Calais. Les spectatrices et spectateurs sont accueilli·es par Coline Trouvé, performeuse, qui les guides silencieusement, portant sur l’épaule sa maison en baluchon, réalisée lors d’un atelier à Marseille. Dans la déambulation, le public est arrêté par un chemin de chaussures vides. La pièce se termine par l’image de Camille en train de faire du stop, debout sur le mur d’isolation phonique de l’autoroute. Cette pièce aurait mérité un travail assidu et accompagné dans la Cité des Aygalades permettant à notre traduction de ne pas être intrusive, ce qu’elle a été. Devant ce constat il m’a paru incontournable de répondre à des « projets de territoires » afin de travailler sur un espace particulier avec ses habitant·es.

Aller ailleurs. Pourquoi ?

Dans cette dynamique a débuté la résidence-mission Aller ailleurs. Pourquoi ? pour le CLEA (Contrat local d’éducation artistique) de Valenciennes de septembre 2019 à mai 2020. Je suis désormais accompagnée par Corinne Luxembourg, enseignante-chercheuse en géographie ainsi que de Julia Leredde, danseuse et chorégraphe, Marlène Serluppus, comédienne, Kate Fletcher, musicienne et Valentine Ponçon, scénographe. Cette résidence à temps plein hors vacances scolaires se décline sous la forme d’interventions sur des temps scolaires pour 26 classes de la maternelle à l’université, et en dehors des temps scolaires à la Maison de quartier Beaujardin, au Foyer d’habitat Les Peupliers, au Centre social de Condé-sur-l’Escaut, autour de l’étang d’Amaury et dans la commune de Petite-Forêt. La carte est un discours et nous aimons raconter des histoires. La cartographie devient une méthodologie plus qu’une restitution. C’est un média pour faire spectacle. Parce que si la carte a d’abord été un instrument de guerre et de séparation, nos cartes changent le point de vue de la restitution par le désir d’être dans la compréhension réciproque et la réunion. Tout partira d’une seule question : « Aller ailleurs. Pourquoi ? » Une invitation à répondre à ce quilie géographiquement les humain·es à un coinde terre. C’est ce lien que nos cartes souhaitent exprimer. Révéler ce qu’est habiter ici.
Valenciennes est une terre marécageuse, les lieux-dits en sont un témoignage criant – la prise d’eau, le champ de la roselière, le pré des fonds, sans compter : le bas marais, le marais des Nos, le grand marais, etc. Nous commençons par réaliser des photos de personnages aquatiques : plongeuse et sirène. Ces photos sont une première tentative de traduction, la production d’une situation et d’un média pour entrer en contact. Lorsque je photographie Marlène allongée sur le banc d’un abribus, de dos, avec une queue de sirène et une doudoune noire, une femme fait un crochet avec son vélo, s’approche de Marlène et demande comment elle va et si elle a besoin d’aide. J’explique la situation et la démarche, elle est rassurée et s’en va. Cela restera la première réaction à cette situation. Dans le prolongement de cette discussion, une femme en gilet jaune vient discuter avec moi. Elle s’occupe de faire traverser les enfants sur le passage clouté. On parle précarité. Elle a un contrat de vingt heures par semaine et son mari est au chômage. Elle me témoigne sa colère quant à sa propre précarité et toute l’aide qu’on distribue à tout-va à celles et ceux qui ne sont pas d’ici. On débat et oppose nos arguments. Marlène est toujours allongée sur le banc. Les images déclenchent du dialogue. Ça commence comme ça.

À partir de là les rencontres se succèdent : Nina, sa maman, son papa, son frère, sa sœur, sa mamie. Puis, Valérie et Graziella au magasin de déguisements, M. Vilain, Monique et Paulette et tous leurs souvenirs. Avec des petits groupes nous réalisons une suite de cartes postales de gestes et de sons. Nous essayons de traduire les lieux du quotidien et les habiter autrement. Cette résidence s’est arrêtée abruptement avec le confinement, avant même que nous réalisions les performances et installations prévues. Alors pour raconter les sourires croisés, la brume qui tente de rentrer par la fenêtre et le pépiement d’oiseaux du moteur de la voiture nous avons écrit un livre, à distance. Ce journal de bord raconte les rencontres, les doutes, les enthousiasmes, les anecdotes. On y trouve aussi une balade sonore sur l’étang d’Amaury réalisée à partir d’interviews. Une frise photographique qui devait se réaliser en grand sur les murs extérieurs d’un bâtiment dans le quartier Hainaut-Froissart s’est transformée en dépliant carte postale, bien que… à la sortie du confinement, après avoir remis le livre à Assia du Centre Social de Condé, elle me confie qu’elle continue à prendre des photos et qu’elle se donne les moyens de réaliser la frise en grand !

Nous cherchons aujourd’hui d’autres manières de traduire les lieux en disposant du temps suffisant pour étudier l’objet à traduire (un lieu), la langue d’origine et de restitution (les habitant·es) et réaliser une œuvre vivante et plastique qui partage l’intimité de nos cellules ; quelque chose qui fasse spectacle de nos présences et nos rencontres.

Image : © Axel Claes

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Les cellules grilles ont été découvertes en 2005 par Edvard Moser, May-Britt Moser et leurs élèves Torkel Hafting, Marianne Fyhn et Sturla Molden du Centre de biologie de la Mémoire (CBM) en Norvège. Ils ont reçu le Prix Nobel 2014 de médecine.

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Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines.

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Nadège Prugnard dirige la compagnie Magma Performing Théâtre.