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Dossier

Animaux de culture ?

Entretien avec Vinciane Despret
Propos recueillis par Hélène Hiessler, chargée de projets de Culture & Démocratie

20-04-2017

Vinciane Despret est philosophe des sciences. Elle enseigne à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université de Liège, et est l’auteure de nombreux ouvrages et articles, parmi lesquels Bêtes et hommes ou Quand le loup habitera avec l’agneaun, dans lequel elle analyse les modifications de notre conception de la nature et des hommes en fonction des mutations politiques, religieuses, sociales du monde. Nous l’avons interrogée sur l’émergence d’une réflexion sur une culture des animaux et sur la place de l’animal dans les sciences sociales.

À quel moment a émergé la réflexion sur l’idée d’une culture animale ?

Difficile de dire qui était le premier, mais c’est en tout cas devenu un débat public entre scientifiques avec les travaux de Fisher et Hinde en 1949. Observant que certaines mésanges en Angleterre, en Écosse et en Irlande avaient appris non seulement à décapsuler des bouteilles de lait, mais aussi à faire la différence entre les bouteilles de lait écrémé et celles de lait entier qu’elles préféraient pour la crème, ils ont pu créer une cartographie de la dissémination de cette pratique et s’est posée la question d’un comportement culturel. Certains ont estimé que ce n’était pas vraiment de la culture mais de l’imitation, et il y avait une certaine frilosité de la part des tenants de l’exceptionnalisme humain à associer le terme de « culture » – notre prérogative – à des animaux, en particulier avec des phénomènes d’imitation. Mais en quoi l’imitation ne serait pas un vecteur de transmission culturelle ? D’autres chercheurs, ayant observé que les mésanges réussissaient à décapsuler les bouteilles qu’elles l’aient ou non vu faire auparavant, ont affirmé que puisqu’elles y parvenaient sans imitation, pas besoin de phénomène culturel pour expliquer cela. Le terme « culture » ne s’est donc pas imposé à ce moment-là.
Le deuxième moment a été celui où les travaux d’Imanishi, Kawamura et Kawai sur les macaques japonais laveurs de patates douces sont arrivés en Occident dans les années 1950. Les conditions étaient particulières car les animaux observés étaient nourris par des humains. Là encore, l’utilisation du mot « culture » pour qualifier leur pratique a provoqué des contestations. Certains ont jugé la situation trop artéfactuelle : ce n’était pas un phénomène culturel au sens plein du terme puisque cela avait été en quelque sorte activement induit par les humains. D’autres, constatant dans les protocoles de terrain qu’une technicienne chargée du nourrissage aimait le fait que les singes lavent les patates douces, ont prétendu que celle-ci les distribuait de préférence aux singes laveurs. Les singes étant récompensés pour le lavage, la diffusion de comportement ne relevait donc pas, selon eux, d’une diffusion culturelle, mais d’un simple conditionnement associatif. Pourquoi pas, en effet, dire que les animaux ont été conditionnés, mais la technicienne elle aussi elle était récompensée à chaque fois qu’un singe lavait une patate douce puisqu’elle en éprouvait de la joie. Or si on ne peut plus déterminer qui conditionne qui, peut-on encore parler de conditionnement ? Est-ce que ça ne devient pas un problème plus complexe, qui demande autre chose que des jugements aussi hâtifs ?
Je pense que certains chercheurs un peu « puristes » conçoivent la culture comme quelque chose qui doit presque émerger de façon autonome, du groupe lui-même, ou à la rigueur que ça passe d’un groupe à l’autre de la même espèce. Pourtant on pourrait dire aussi que notre invention culturelle de la musique vient du fait d’avoir entendu les oiseaux, le vent qui siffle dans les herbes, etc. Il est quand même un peu paradoxal de prétendre que dans le cas de ces animaux, ce n’est pas de la culture puisque ça vient d’ailleurs – des humains, d’un artefact, d’une technicienne – alors que nos propres cultures sont venues de contacts avec le monde des êtres qu’on appelle (à tort) « naturels ». Or on attend des animaux une forme d’autonomie qui, si elle avait été nôtre, ferait qu’une bonne partie de notre culture n’en serait pas.
Enfin, le troisième temps, c’est l’accumulation, dans les années 1990-2000, des observations, notamment de sociétés très proches les unes des autres, dans des conditions écologiques identiques, qui auraient normalement dû se comporter avec les choses du monde de manière identique si elles avaient été aussi « naturelles » qu’on le prétendait, mais qui pourtant n’en faisaient rien. On a observé des techniques de cassage de noix, des techniques relationnelles, de salutations différentes. Les chercheurs ont donc bien dû se rendre à l’évidence qu’il y avait des phénomènes de diffusion très similaires à la diffusion culturelle telle qu’on la connaît.

Faut-il envisager les couples nature/culture et homme/animal plutôt comme un continuum ?

À ce sujet, je suis plutôt la voie empruntée par Bruno Latour d’une part et par la philosophe américaine Donna Haraway d’autre part, ou encore celle de Philippe Descola ou d’Eduardo Viveiros de Castro du côté de l’anthropologie. La nature est une invention culturelle historique occidentale qui a répondu aux enjeux les plus divers. Philippe Descola développe cette idée dans Par-delà nature et culturen : à un moment donné, les Occidentaux ont trouvé nécessaire de créer un canton de la réalité qui allait se présenter en négatif d’un autre canton qu’on allait appeler « société » ou « culture ». Les recherches de Descola ou de Viveiros de Castro montrent au contraire qu’ailleurs, la séparation entre les personnes et les non-personnes, ou les humains et les non-humains, ne se situe pas du tout sur cette espèce de ligne franche qui sépare, chez nous, la nature de la culture.
Bruno Latour, lui, pose la question d’à qui profite l’existence d’une nature ? Quel effet cela a-t-il dans un collectif ? On se rend bien compte que cette séparation entre nature et culture ne tient la route qu’au renfort d’un travail incessant de purification : toute chose ou être qui semblerait relever de l’un comme de l’autre doit être purifiée pour entrer dans la bonne catégorie. Sauf que c’est un processus sans fin : « Que fait-on des embryons congelés ? », demande par exemple Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été modernes. Que fait-on des trous dans la couche d’ozone ? On se rend compte qu’on peut poser la même question pour tout : tous les êtres sont en permanence dans cette espèce de trafic qui rend impensable de les enfermer dans une catégorie ou l’autre.

Nos propres cultures sont venues de contacts avec le monde des êtres qu’on appelle (à tort) « naturels ». Or on attend des animaux une forme d’autonomie qui, si elle avait été nôtre, ferait qu’une bonne partie de notre culture n’en serait pas.

Définir le propre d’une culture animale par rapport à une culture humaine ou inversement n’a donc pas de sens ?

Pourquoi chercher le propre d’une culture animale puisque d’une certaine manière, il y a autant de cultures animales qu’il y a de lieux d’invention culturelle chez les animaux ? Il y a pluralité des cultures mais aussi, c’est concomitant, pluralité des natures.

Selon vous, est-il justifié, pertinent, d’ouvrir les sciences sociales à l’animal ?

Il faut préciser que « l’ouverture » des sciences sociales à l’animal dont on parle aujourd’hui n’est pas celle qui prévalait jusqu’à récemment. Auparavant, quand les sciences sociales s’ouvraient aux animaux c’était pour parler des représentations que les humains en avaient. Il ne s’agissait pas du tout de faire entrer les animaux dans les sciences sociales en tant qu’acteurs mais en tant que supports de l’action des humains. Il y a eu des milliers de thèses, de mémoires, de travaux, d’articles sur la représentation de l’animal dans telle ou telle société. À chaque fois l’animal est tout sauf un acteur social. Et donc il s’agit de ne surtout pas reproduire cela, mais bien de rompre avec ce régime de la représentation.
Le minimum qu’on se doit de faire pour ouvrir les sciences sociales à un nouvel objet ou à un nouvel être, c’est se demander comment il change les choses, comment il y participe, quelle est sa puissance d’agir. La « puissance d’agir » – traduction que propose Bruno Latour du terme anglais agency – est toujours sur un gradient. C’est un continuum qui va d’une puissance d’agir relativement discrète à une plus visible. Or faire faire quelque chose à autrui en est justement une forme relativement discrète, et c’est là que l’agency des animaux devrait être mieux étudiée : que nous font-ils faire ?
Stephen Budiansky et Mike Pollan, par exemple, sont des chercheurs qui proposent tous les deux une thèse relativement espiègle et iconoclaste. Budiansky met en avant le fait que lorsqu’on a un chien, c’est lui qui décide où l’on part en vacances, qui détermine pour nous l’heure du coucher ou du lever, quel sport on pratique, quels meubles on peut avoir dans notre salon et quels amis on peut encore fréquenter. Dès lors, dit-il, on devrait peut-être envisager que ce sont les chiens qui nous ont domestiqués et non l’inverse. Il ajoute que du point de vue de la sélection naturelle, leur réussite est éclatante : ils sont des millions alors que le loup a frisé l’extinction. Mike Pollan a une démarche similaire avec les plantes – les tulipes en Hollande aux XVIIe-XVIIIe siècles, la marijuana, les pommes de terre : il se demande comment les plantes ont réussi à nous séduire au point que nous avons mis tout ce que nous pouvions – notre talent, notre argent, notre cerveau – à leur disposition pour les perpétuer et les multiplier.
Ce qui est intéressant dans ces cas c’est que la puissance d’agir change de camp : c’est en fait une transformation des êtres de telle sorte que l’on puisse leur faire faire des choses dont ils n’étaient pas capables auparavant. Là, selon moi, on est tout à fait dans une bonne définition, raisonnablement ambitieuse, de ce qu’on appelle l’agency, où les êtres sont enfin crédités du juste registre de pouvoir d’action qui peut leur être reconnu.

Au fond ce qui se joue, davantage que de savoir qui de l’homme ou de l’animal a le plus d’ascendant sur l’autre, c’est le vivre ensemble dans des communautés où tous deux se côtoient ?

Oui. Deleuze disait qu’il faut toujours apprendre à penser un problème par le milieu. Faire une sociologie des animaux, c’est d’abord apprendre à suivre les êtres par ce qui les lie ensemble. Mieux connaître les chiens, c’est inévitablement mieux connaître les humains qui vivent avec eux, et pour cela vous devez prendre en compte le fait qu’ils vivent avec des chiens, des chats, des araignées, des mouches, des moustiques, etc. Une science sociale digne de ce nom devrait prendre en compte non seulement les animaux et les humains ensemble mais aussi le pouvoir, de plus en plus grand, des choses sur nous. Comment voulez-vous comprendre ce que sont les êtres humains aujourd’hui sans tenir compte du fait qu’ils sont connectés à des moteurs de recherche et que leur mémoire est stockée quelque part dans le cloud ? Une vraie science sociale doit se demander ce qui fait société – et la réponse est : nous, bien sûr, mais avec quantité d’autres êtres et choses.

 

1

Bêtes et hommes, Gallimard, Paris, 2007 ; Quand le loup habitera avec l’agneau, Les empêcheurs de penser en rond, Le Seuil, Paris, 2002.

2

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005.

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