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Dossier

Apport des neurosciences à la problématique de la lecture

Marc Crommelinck, professeur émérite, faculté de médecine, UCL

27-08-2024

L’objectif de cette contribution est double : il s’agira dans un premier temps de mettre en évidence l’apport des neurosciences dans l’étude des mécanismes d’acquisition de cette compétence culturelle fondamentale qu’est la lecture chez l’enfant. Des hypothèses audacieuses, confirmées par des données expérimentales, ont été récemment proposées : elles mettent en lumière certains mécanismes nerveux assurant l’acquisition d’aptitudes qui ne font pas partie d’un bagage « naturel » de l’humain.

Comme on le sait, l’écriture et la lecture sont apparues il y a environ 5 millénaires, notamment en Mésopotamie, véritable révolution de la haute
Antiquité, certes, mais en réalité invention relativement récente dans l’histoire de l’espèce homo sapiens (apparue entre 150 000 et 200 000 ans). Il convient de souligner combien cette invention constitua une véritable rupture culturelle faisant évoluer l’espèce de la préhistoire à l’histoire : elle nécessita l’analyse et l’inventaire des phonèmes d’une langue donnée ainsi que leur traduction en un code graphique (graphèmes). L’enjeu fondamental était de pouvoir externaliser de manière radicalement nouvelle les contenus des états mentaux (pensées, croyances, désirs, représentations…) en les inscrivant sous forme de traces matérielles et durables afin de les sauvegarder et de les transmettre.
À partir de là, la tradition orale, se basant principalement sur les capacités très limitées de rétention de la mémoire humaine, ne fut plus le seul moyen de transmission de la culture. Avec l’invention des techniques d’écriture et de lecture, la mémoire humaine se trouva en quelque sorte amplifiée de manière quasiment infinie : on pouvait désormais stocker et transmettre au plus grand nombre et de génération en génération, avec une fiabilité remarquable, les codes juridiques, les savoirs philosophiques et religieux, les créations poétiques, mythologiques, les avancées scientifiques… en un mot, le noyau dur de la culture humaine. La maîtrise de ces compétences culturelles (écriture-lecture) n’est pas devenue pour autant « naturelle » : à chaque génération elles doivent être acquises par un apprentissage spécifique, très probablement au cours d’une période critique du développement. Pareil apprentissage met en œuvre des mécanismes de plasticité cérébrale tout à fait particuliers ; ils commencent aujourd’hui à être mis en lumière grâce aux techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle.

Dans un second temps et dans le droit fil de ce qui précède, nous montrerons comment la révolution numérique, émergeant de manière spectaculaire dans le dernier quart du XXe siècle, constitue une nouvelle mutation culturelle qui aura très certainement des effets significatifs sur de nombreuses fonctions neurocognitives, parmi lesquelles les schémas de pensée, l’attention, la motivation qui constituent autant de facteurs influençant la lecture… Le principal mécanisme nerveux qui, dans les deux situations d’ailleurs, intervient comme causalité efficiente de ces transformations culturellement induites, s’appuie sur une propriété fondamentale du tissu nerveux, à savoir la plasticité cérébrale.
La plasticité cérébrale se réfère aux propriétés de modifiabilité des circuits nerveux, tant au niveau des connexions entre les neurones (synapses) qu’au niveau des structures (anatomie) et des modalités de fonctionnement (physiologie) des modules cérébraux. En d’autres termes, certaines entités appartenant à chacun de ces niveaux ne sont pas structurellement et fonctionnellement figées, ne sont pas déterminées une fois pour toutes à partir de programmes pré-câblés. Elles peuvent, jusqu’à un certain point, se modifier grâce à des processus complexes de plasticité. Un des facteurs responsables de cette plasticité est l’apprentissage. Ainsi, l’exemple classique souvent cité concerne la plasticité de certaines régions cérébrales chez les violonistes virtuoses. L’apprentissage intensif du violon, conduisant à une habileté exceptionnelle des quatre doigts de la main gauche, entraîne une augmentation très significative du volume des aires cérébrales impliquées dans la sensibilité et la motricité de ces quatre doigts. Et ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.

Mais revenons à l’apprentissage de la lecture. Comme on le sait, apprendre à lire c’est se soumettre à un ensemble de règles et contraintes culturelles spécifiant la reconnaissance différentielle des graphèmes, spécifiant des règles arbitraires liées aux formes d’écriture (pour ce qui nous concerne, par exemple, de la gauche vers la droite), et spécifiant enfin l’association des graphèmes aux phonèmes (sachant que le pool des phonèmes de la langue maternelle est acquis très précocement chez le tout jeune enfant). Que se passe-t-il au niveau cérébral, quels sont les mécanismes de plasticité mis en œuvre au cours de cet apprentissage ? De nombreux travaux théoriques et expérimentaux ont mis en évidence un mécanisme tout à fait particulier à savoir le recyclage d’une « carte corticalen».
De quoi s’agit-il ? Un module cérébral, très précisément localisé d’un point de vue neuro-anatomique (dans la voie visuelle occipito-temporale) et qui est préprogrammé comme un des sites de traitement des formes visuelles, plus particulièrement des visages (capacité extrêmement précoce chez le nourrisson et très certainement génétiquement programmée chez l’homme, comme c’est le cas notamment chez l’ensemble des primates), va faire l’objet d’un recyclage, c’est-à-dire d’une reprogrammation en vue de la prise en charge du traitement non plus des visages mais des signes graphiques de l’écriture.
L’analyse différentielle des graphèmes et le traitement visuel des mots écrits sont ainsi progressivement, au cours de l’apprentissage, pris en charge par cette aire cérébrale qui, on le redit, se spécialise à partir de contraintes culturelles. Ces données sont paradigmatiques dans la mesure où elles jettent un nouveau regard sur le débat inné-acquis. Notons en outre que cette plasticité de type recyclage ne pourra se faire qu’à l’intérieur d’une fenêtre temporelle relativement limitée. Il existe donc des périodes critiques pour le développement de ces compétences de base.

Qu’en est-il de la révolution numérique : sera-t-elle également un facteur susceptible de modifier, grâce à la plasticité cérébrale, certaines fonctions neurocognitives ?
En fait, le numérique apparaît comme une étape historique, au même titre que l’écriture ou l’imprimerie, dans les pratiques d’externalisation des contenus mentaux dont nous parlions plus haut. Il se développe à partir de nouvelles théories mathématiques et d’une technique de codage de l’information, proposées dès la fin des années 1930 par le mathématicien génial Alan Turing, et qui devraient permettre, en principe, de réécrire et de sauvegarder sous forme digitale tout le contenu de la culture, qu’il s’agisse d’écrits, d’images fixes ou en mouvement, de sons… Ce n’est pas le lieu de développer ici toutes les dimensions de cette révolution numérique. Disons néanmoins qu’une tout autre logique (virtuelle) s’installe désormais et qui supplantera très probablement à terme les anciennes (actuelles) techniques de transmission et de communication au sein des sociétés humaines.
Pour faire bref, ce qui caractérise peut-être le mieux cette mutation numérique c’est d’une part la disponibilité de l’information et d’autre part son accessibilité. L’énorme quantité d’information disponible sur la toile serait équivalente, d’après une estimation récente et quelque peu « imagée », à plus de 500 millions de BnFn (la BnF ou Bibliothèque nationale de France contient environ 14 millions de volumes)… Avec ce type d’étalon de mesure, il est aisé de s’imaginer ce que représente cette immense quantité d’informations disponible sur la toile (7,9 zettaoctets), volume qui a tendance à augmenter de manière exponentielle ! Face à ces données (ces big data), on comprend qu’un des problèmes majeurs est de pouvoir retrouver dans cette masse d’informations celles qui sont adéquates à ce dont il est question (par exemple dans un sujet de recherche donné) et de ranger de manière thématique les pages web, à partir de mots-clés et de critères de pertinence (validité, fiabilité, exactitude, adéquation…).
C’est le fascinant problème des moteurs de recherche et de leur mode de fonctionnement qui est ici évoqué. Ce sont des questions complexes tant sur le plan technique (mathématique, informatique) que sur le plan de l’éthique de la connaissance. Ainsi, quelle instance est autorisée à définir ces critères de classement de l’information ? Quelle est la part de l’expertise scientifique et celle des lobbys commerciaux ? Quel est le poids de la publicité dans ces accès « gratuits » à l’information ? Par ailleurs, l’accessibilité est devenue exceptionnelle : miniaturisation de plus en plus poussée des machines accompagnée d’une puissance de calcul et de mémoire de plus en plus impressionnante ainsi que d’un accès à Internet à haut débit (on annonce la 5G pour un avenir proche). Le smartphone deviendra probablement le standard, le modèle, en quelque sorte, d’une « machine universelle », c’est-à-dire multifonctionnelle, de transmission et de connexion. On comprend qu’il soit devenu pour des millions de personnes un real life companion (publicité pour le Samsung Galaxy). Le consommateur en veut toujours plus et la technique suit (compression de fichiers, miniaturisation, multiplication des applications gratuites…). C’est d’ailleurs parfois la technique qui devance le besoin et le crée.

Quels sont les effets de tout ceci sur les fonctions neurocognitives et plus particulièrement sur la lecture ? Lire et écrire à partir d’un écran et d’un clavier… qu’est-ce qui pourrait changer ? Et si changement il y a, est-ce pour un mieux ? Il faut avouer qu’il n’existe pas encore sur ce point précis beaucoup de recherches empiriques longitudinales qui permettraient de répondre définitivement à ces questions. Hypothèses fortes et conjectures sont encore aujourd’hui dominantes. Néanmoins, quelques données semblent se dégager de la littérature récente.
En ce qui concerne plus spécifiquement la lecture, on peut se référer à deux études. Une première, menée par des chercheurs de l’University College
London, portait sur les procédures de « visite » de deux sites de recherche très appréciés (notamment la British Library) fournissant aux utilisateurs l’accès à des articles de revue, des livres numériques et bien d’autres sources d’informations. Les résultats de leurs investigations peuvent se résumer de la sorte : « Il est clair que les utilisateurs ne lisent pas en ligne dans le sens traditionnel ; […] certains signes indiquent que de nouvelles formes de lectures apparaissent quand ils “naviguent” sur les titres, les tables des matières et les résumés. […] C’est à croire qu’ils vont en ligne pour éviter de lire dans le sens traditionneln. » Ces « nouvelles formes » se caractériseraient par une diminution de la lecture linéaire et en profondeur, abordant la totalité du texte, au profit d’une lecture en diagonale, d’une exploration superficielle qui a tendance à aller dans tous les sens. Le survol semble devenir le mode principal de lecture, souvent interrompu par les multiples sources de distractions qui accompagnent les pages web. Dans un livre récent publié par l’Oxford
University Press, Naomi Baronn va dans le même sens. Ces transformations de nos modes de lecture pourraient bien influencer nos schémas de pensée qui, plutôt que structurés de manière analytique et linéaire, tendraient davantage à être fragmentés, décousus et auraient du mal à se dégager de manière critique de la multiplicité des sources.
Pour conclure bien provisoirement ce point, on pourrait évoquer le terme grec de pharmakon qui, dans la Grèce antique, signifiait à la fois un remède bénéfique mais en même temps un poison. À considérer les effets bénéfiques et aussi délétères des jeux vidéo d’action violente sur les fonctions neurocognitives, le concept de pharmakon semble bien adéquat pour qualifier cette révolution numérique. À l’humain, la responsabilité d’orienter le cours les évolutions technoscientifiques pour un mieux vivre ensemble !

1

Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture, Éditions Odile Jacob, Paris, 2007.

2

Voir notamment l’excellent Mémoire et oubli, Francis Eustache et al., Le Pommier, Paris, 2014, et plus particulièrement le chapitre 5 de Jean-Gabriel Ganascia , p. 115 et suivantes.

3

« Information behaviour of the researcher of the future », UCLondon, 11/01/2008, cité par Nicholas Carr dans Internet rend-il bête ?, Laffont, Paris, 2011, p. 195 et suivantes.

4

Naomi Baron, Words onscreen. The fate of reading in a digital world, Oxford University Press, 2015 ; on peut aussi se référer au chapitre 18 “Thinking differently” de l’ouvrage de Susan Greenfield Mind change : How digital technologies are leaving their mark on our brains, Random House, New York, 2015.

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