Appropriation culturelle : l’exemple de la batucada

Entretien avec Anaïs Vaillant, anthropologue

25-06-2024

Lors de la discussion « Ritualités collectives », la question de l’appropriation culturelle a été soulevée par plusieurs participant·es, principalement en lien avec les pratiques héritières des sound systems jamaïcains, mais pas uniquement. Depuis plusieurs années, elle émerge régulièrement dans le domaine de la musique, visant aussi bien la scène reggae ou le milieu du hip-hop − deux genres musicaux largement mainstreamisés et marchandisés − que l’importation dans les pays occidentaux d’expressions musicales traditionnelles souvent rangées par les industries culturelles sous l’étiquette largement décriée de « musiques du monde » (issues) de pays non-occidentaux.
L’ouvrage Les mots du contre-pouvoir définit l’appropriation culturelle comme un « usage irrespectueux par les membres d’une culture dominante d’éléments culturels produits par les membres d’une culture dominée, qui les dépouille de leur sens originel et les réduit à leur valeur esthétique ou folklorique. […] La limite entre hommage et appropriation peut souvent être tracée au niveau du bénéfice financier ou symbolique que l’on peut tirer d’autres culturesn. »
L’anthropologue Anaïs Vaillant a consacré son travail de thèse de doctorat aux appropriations européennes de pratiques musicales brésiliennesn, avant de revenir sur le sujet dans un article plus récentn. Au départ de ses recherches, elle répond ici à nos questions, inspirées par les problématiques soulevées lors de la rencontre du 2 décembre dernier.

Propos recueillis par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie.

Lors de la publication de votre thèse en 2013, la question de l’appropriation culturelle de la batucadan au sens d’un « usage irrespectueux par les membres d’une culture dominante d’éléments culturels produits par les membres d’une culture dominée » avait-elle déjà émergé dans les débats publics ? 

À l’époque où j’ai commencé cette recherche (entre 2004 et 2008), la question de l’appropriation culturelle n’était pas si vive, si médiatisée, du moins en France. J’abordais les batucadas, ces orchestres amateurs de percussions brésiliennes, comme un phénomène populaire d’appropriation musicale sans appuyer sur une connotation négative de la notion d’appropriation. En revanche, le titre de ma thèse avait déjà fait réagir des chercheur·ses brésilien·nes qui y voyaient clairement une dimension accusatoire : pourquoi parler « d’appropriation » quand il s’agit de musique ? Jouer de la musique n’ôterait a priori à personne le droit d’en jouer. Les principales affaires d’appropriation culturelle médiatisées dans les années 2000 concernaient en effet surtout le domaine de la haute couture, par exemple l’appropriation de modèles vestimentaires traditionnels issus de savoir-faire autochtones par un·e couturier·e reconnu·e, ou le domaine pharmaceutique avec des dépôts de brevet pour l’utilisation de certaines plantes médicinales. Il existait alors des exemples concrets de pillages culturels qui ôtaient à un groupe dominé socialement le droit d’user de certains savoirs, ou bien généraient des profits dont les communautés concernées ne bénéficiaient jamais.
Dans le domaine de la musique, il existait bien entendu déjà des affaires connues de plagiat, de pillage, mais on entendait encore peu parler des phénomènes collectifs et populaires a priori sans profit ni privation. En revanche, au sein des groupes que j’étudiais, certain·es amateur·ices éprouvaient potentiellement un malaise à jouer des musiques brésiliennes dites traditionnelles : ils et elles se posaient la question de leur légitimité (ou tout simplement de la médiocrité de leur performance), du respect qu’ils et elles devaient aux musicien·nes de la culture d’origine (faut-il jouer aussi bien ? Faut-il au contraire ne pas chercher à les imiter, car nous ne pouvons pas être à leur place ?). En tant que percussionniste je me posais aussi ces questions, et en tant qu’anthropologue j’observais et appréciais de quelle manière une pratique musicale comme la batucada pouvait susciter au quotidien, chez des passionné·es ordinaires, des questionnements sur la légitimité, la propriété culturelle et la culture en général.

À l’époque où j’ai commencé cette recherche (entre 2004 et 2008), la question de l’appropriation culturelle n’était pas si vive, si médiatisée, du moins en France. J’abordais les batucadas, ces orchestres amateurs de percussions brésiliennes, comme un phénomène populaire d’appropriation musicale sans appuyer sur une connotation négative de la notion d’appropriation.

Étant héritière de cultures minoritaires et minorisées (famille sicilo-maltaise de Tunisie d’un côté et milieu artistique occitan de l’autre), je lisais déjà l’attrait pour les cultures brésiliennes comme un exotisme de confort et de compensation. D’abord de confort, comme une représentation accueillante de la musique brésilienne non exclusive aux communautés brésiliennes et qui répondait à des besoins précisément locaux : la pratique musicale amatrice, collective et orale, hors de l’institution ; la réappropriation festive, militante et sonore de l’espace public grâce aux percussions ; une forme d’altérité culturelle comme « inoffensive » politiquement, ne faisant pas référence à un conflit colonial trop direct ou trop récent pour les Français·es. Puis de compensation, qui justement répondait à des carences de la société locale, que j’identifiais alors comme une carence en culture populaire. Une carence qui me questionnait personnellement dans mon rapport à la perte culturelle intrafamiliale des langues maternelles et à la réappropriation de la langue occitane par le revivalisme musical et festif. Disons que je ressentais cette carence tout en mesurant que je l’éprouvais beaucoup moins que bien d’autres Français·es que je croisais dans les batucadas et qui me disaient vivre « sans culture particulière ». Comme je le disais, dans les milieux artistiques et musicaux brésiliens que je côtoyais à l’époque, la logique accusatoire face à l’appropriation culturelle n’était pas si présente.
Cependant, sur le terrain, entre musicien·nes brésilien·nes, le débat surgissait de façon vive, aiguisée : peut-on tout transmettre de notre culture à des étranger·es ? Peut-on tout vendre ? Combien pouvons-nous demander d’argent pour cela ? Notre culture est-elle aliénable par l’argent ? Son appropriation par des étranger·es peut-elle l’altérer ? Parallèlement, un chercheur brésilien très attentionné aux devenirs des cultures populaires au Brésil, José Jorge de Carvalho, dénonçait alors depuis de nombreuses années les politiques culturelles coloniales de l’État, l’impérialisme globalisant, la fétichisation et la marchandisation des cultures populaires, en bref toutes les relations de domination à l’œuvre dans les politiques économiques de la culture au Brésil. Quant à mon directeur de thèse brésilien, l’ethnomusicologue Carlos Sandroni, il me mettait en garde quant aux considérations « essentialistes » ou polarisées concernant la musique brésilienne. De même pour mon directeur français, l’anthropologue Jean-Luc Bonniol, qui m’accompagnait théoriquement dans les sociétés créolisées, fondées sur des rapports de domination violents et racistes, mais aussi enclins à créer des cultures de la relation, de l’inattendu et d’une portée mondiale notamment pour la musique.

Il existait alors des exemples concrets de pillages culturels qui ôtaient à un groupe dominé socialement le droit d’user de certains savoirs, ou bien généraient des profits dont les communautés concernées ne bénéficiaient jamais.

La question de l’appropriation culturelle a une portée particulière au Brésil : ce que des intellectuel·les du début du XXe siècle nommaient alors « l’anthropophagie culturelle » participait de façon déterminante à la fabrication du mythe national brésilien, d’une part celui du « métissage » du peuple lui-même, indissociable d’autre part d’une culture composite proprement brésilienne. Cette spécificité résiderait justement dans cette anthropophagie symbolique, soit l’appropriation de propriétés culturelles appartenant aux peuples du territoire, indigènes, afro-descendants et européens y compris juifs, gitans… Hermano Vianna, auteur du récent ouvrage Blaise Cendrars, Gilberto Freyre et le mystère de la samban, a démontré par exemple en quoi il était vain de trouver une origine précise au samba : bien qu’il prenne sa source dans des formes musicales africaines, le samba tel qu’on le connait depuis un siècle, tel qu’il est revendiqué comme musique nationale, est un produit de cette anthropophagie, de ce métissage, tout comme de la réunion d’opérateurs culturels certes plus ou moins reconnus selon leur milieu social.

Tout cela pour dire que l’appropriation culturelle en soi est une donnée permanente de l’histoire des cultures. Permanente au même titre que peuvent l’être les relations de domination, les transmissions partielles, les reconnaissances inégales ou les invisibilisations. C’est relativement récemment qu’elle est devenue une notion politique et accusatoire qui met en lumière tous ces processus culturels permanents.

En revanche, au sein des groupes que j’étudiais, certain·es amateur·ices éprouvaient potentiellement un malaise à jouer des musiques brésiliennes dites traditionnelles : ils et elles se posaient la question de leur légitimité (ou tout simplement de la médiocrité de leur performance), du respect qu’ils et elles devaient aux musicien·nes de la culture d’origine (faut-il jouer aussi bien ? Faut-il au contraire ne pas chercher à les imiter, car nous ne pouvons pas être à leur place ?).

Qu’est-ce qui caractérise une démarche d’appropriation culturelle ?

La définition de l’appropriation culturelle comme « usage irrespectueux » d’éléments culturels resserre finalement la notion à des cas très précis soit de « pillage culturel », de vol à proprement parler de pratiques et de savoirs populaires à des fins commerciales et exclusives, soit de représentations stéréotypées, décontextualisées et vidées de leur sens. Ce que De Carvalho nomme aussi la fétichisation ou le cannibalisme culturel. Ce qui est au cœur de cette notion c’est l’idée que la présupposée « immatérialité de la culture », terme que l’on retrouve dans la notion de PCI (Patrimoine Culturel Immatériel) de l’Unesco, donne un caractère très libéral aux échanges culturels. Comme je le disais plus haut, jouer la musique de quelqu’un ne lui enlèverait en rien le droit de continuer à jouer sa musique. Or, ce que De Carvalho explique très bien, c’est justement comment les appropriations, bien qu’elles soient au fondement de toute culture, sont généralement structurées par des relations d’inégalités (tout simplement dans un premier temps pour l’accès à la culture des autres, au voyage, à la consommation culturelle…) et peuvent générer un sentiment de dépossession − qui n’est pas exactement le même que celui d’un·e propriétaire qui se verrait exproprié·e mais qui s’apparenterait plutôt à une perte de sens et un délitement des communautés. En tant qu’anthropologue, je ne peux pas considérer des éléments culturels comme des parts immatérielles de la vie. La culture est façonnée par une matérialité, celle des conditions de vie des groupes et individus qui la portent et la transmettent. Aussi, détacher des éléments culturels de leur contexte comme considérer une musique comme simple musique alors même qu’elle existe possiblement voire obligatoirement en lien avec la vie même de la communauté, un rituel, une danse, une religion, une revendication politique, une poésie populaire locale, un paysage, etc., c’est autonomiser la culture de la société et cela ne fait pas vraiment sens. C’est un processus d’artificationn ou de réduction de la culture à certains de ses aspects formels et cela peut être une première étape vers la marchandisation.

Quand on parle donc d’usage irrespectueux, je me questionne d’abord sur les usages locaux mais aussi de l’autre côté de l’appropriation : pour quels usages s’approprie-t-on une musique ? Dans mon travail sur les batucadas en Europe et particulièrement en France, observer et analyser l’usage de la batucada a permis de mettre en lumière entre autres les mouvements associatifs de musique amateur, la recherche d’une transmission musicale orale non académique, le désir de jeu dans l’espace public, d’un jeu sonore efficace (pour les manifestations, les carnavals…). Je questionne ensuite la notion de « respect » de la culture : elle devient toute relative selon les démarches diverses d’appropriation. Pour certain·es, l’imitation orthodoxe, fidèle est la base-même du respect envers la culture d’origine et ses représentants. Pour d’autres, le respect serait de ne pas se prendre pour l’autre, de ne pas faire comme si on était à la même place, mais bien de ré-indigéniser la pratique en y incluant des éléments locaux (langue, imaginaire, sonorités etc).

Ce que José Jorge de De Carvalho explique très bien, c’est justement comment les appropriations, bien qu’elles soient au fondement de toute culture, sont généralement structurées par des relations d’inégalités (tout simplement dans un premier temps pour l’accès à la culture des autres, au voyage, à la consommation culturelle…) et peuvent générer un sentiment de dépossession − qui n’est pas exactement le même que celui d’un·e propriétaire qui se verrait exproprié·e mais qui s’apparenterait plutôt à une perte de sens et un délitement des communautés.

Ce qui m’intéresse anthropologiquement dans ces affaires d’appropriation culturelle c’est justement tous ces questionnements sur la culture elle-même et les relations que les communautés tissent autour. C’est aussi la résurgence d’occurrences de tradition culturelle, de culture populaire − en opposition à la culture de masse, mainstream, dominante – et l’attrait qu’elles peuvent avoir aujourd’hui dans le monde globalisé auprès de peuples très acculturés, voire déculturés du point de vue d’une tradition communautaire ou d’une spécificité culturelle populaire d’art vivant (danses, chants, contes…). Après tant d’invisibilisation, de mésestime, d’écrasement, de destruction des cultures dites minoritaires, nous pouvons constater leur survivance, leur résistance, leur détermination : ce qu’elles ont à transmettre devient de plus en plus nécessaire en tant que récit alternatif et possibilité magique de se relier aux éléments et au monde vivant. Une nécessité politique et poétique qui se fait de plus en plus sentir un peu partout dans le monde et la vieille Europe ne peut pas en faire l’économie.

De manière générale, quels points de vue/positions et/ou présupposés s’opposent en matière d’appropriation culturelle ?

Bien en deçà de toutes ces questions d’usage et de respect de la culture des autres, demeure une opposition très forte entre deux positions a priori irréconciliables : d’un côté la position universaliste, comme par hasard majoritairement européenne voire française − et nous pourrions aussi ajouter blanche −, qui consiste à refuser la réification de la culture ; et de l’autre côté une position justement « culturaliste » que l’on pourrait soupçonner d’identitarisme ou d’essentialisme. C’est-à-dire que les universalistes partent un peu du principe que « la culture n’existe pas » en tant qu’objet délimité, contournable, dont on pourrait tracer des frontières et déterminer des propriétés exclusives. Ce à quoi j’adhère totalement. Mais cet argument ne permet pas de réfuter le phénomène d’appropriation culturelle. C’est justement le phénomène d’appropriation culturelle qui possiblement génère des considérations de frontières et de propriétés, qui n’existaient pas forcément initialement au sein des communautés. C’est aussi ce que défendent de l’autre côté les intellectuel·les critiques de l’universalisme : proclamer que la culture n’appartient à personne et qu’elle est faite pour circuler serait l’apanage d’une classe dominante et colonisatrice, et donc une forme de couverture, de justification à un extractivisme global devenu également culturel. D’un autre côté, il est vrai que la dénonciation des faits d’appropriation culturelle s’engagent parfois dans des représentations essentialistes de l’identité et de la culture. Et être assigné·e à une culture selon sa communauté, sa langue ou sa couleur de peau comme être assigné·e à un groupe selon ses pratiques culturelles peut produire aussi des stéréotypes enfermants et ne permet pas de prendre en compte la réalité socioculturelle du monde globalisé dans lequel nous évoluons.

Dans votre article « La batucada des gringos. Émergence des débats sur l’appropriation culturelle sur le terrain des musiques de rue brésiliennes dans les années 2000n », vous évoquez le tourisme culturel et musical au Brésil lié à la pratique de la batucada. Un tel tourisme existe aussi en Jamaïque autour des musiques de la culture sound system comme le reggae, la dub ou le dancehall. Comment ces pratiques viennent-elles renforcer ou complexifier la relation d’appropriation ?

Tout d’abord, ces pratiques de tourisme musical sont des lieux d’observation concrets de l’appropriation. On sort d’une question de principe, d’une question idéologique pour s’embarquer dans une ethnographie pragmatique et matérialiste des relations de pouvoir et d’inégalité tissées autour de la culture, de sa transmission, de son appropriation. Sans accuser ces pratiques, comme une ethnologue, j’ai pu constater puis décrire concrètement des situations d’appropriation culturelle – non comme usage irrespectueux et stéréotypé mais comme apprentissage formel d’éléments culturels étrangers, décontextualisés d’autres éléments qui normalement les encadrent. Et c’est là que l’on peut apprécier différentes modalités de transmission et d’appropriation : plus ou moins consenties, plus ou moins monnayées, donc plus ou moins agréables et équitables. Auprès des personnes transmetteuses, j’ai pu recueillir des témoignages très divers autour de rencontres musicales avec des étranger·es. On m’a raconté de tout : du pillage, de l’irrespect, du cannibalisme culturel pur et dur depuis des postures dominantes et condescendantes, mais aussi de la ferveur, de l’écoute et de l’humilité depuis des postures d’apprenant·es. Il existe aussi des transmissions façonnées pour les touristes − parfois vendues par des personnes finalement peu qualifiées dans les domaines musicaux − volontairement erronées ou partielles, recréant une sorte de fakeloren de consommation et faisant barrage à l’appropriation d’éléments que l’on souhaite conserver sacrés, secrets ou spécifiques au groupe. Enfin, éloignant notre regard des détails de la relation de transmission, ces situations de tourisme culturel affirment sans aucun doute des inégalités sociales et économiques très fortes, ainsi qu’un grand partage entre une population privilégiée bénéficiant d’un accès démesuré et ostentatoire aux cultures du monde d’un côté, et de l’autre une population ayant à peine accès à sa propre détermination culturelle, en proie à une dévalorisation de soi, de sa communauté, de sa vision du monde face à l’écrasante culture hégémonique.

Il existe aussi des transmissions façonnées pour les touristes − parfois vendues par des personnes finalement peu qualifiées dans les domaines musicaux − volontairement erronées ou partielles, recréant une sorte de fakeloren de consommation et faisant barrage à l’appropriation d’éléments que l’on souhaite conserver sacrés, secrets ou spécifiques au groupe.

Si une batucada réunit en France un groupe de Brésilien·nes rallié·es par d’autres personnes minorisé·es dans un but non commercial et dans le respect de la culture d’origine, peut-on parler d’un échange culturel équitable ? 

Les batucadas en France n’ont jamais été une pratique propre aux communautés brésiliennes du pays. Il ne s’agit pas d’une pratique communautaire exclusive et c’est pour cela aussi que je m’y suis intéressée du point de vue de l’appropriation. Quant à l’usage commercial, il n’est pas très présent dans la réalité de la pratique de la batucada en France : le mouvement des batucadas s’inscrit en France (mais aussi dans d’autres pays d’Europe) dans une sociabilité musicale d’amateur·ices, un milieu associatif parfois militant. La batucada s’est vue en fait appropriée comme un outil de manifestation et de fête dans l’espace public bien plus que comme un instrument exotique et commercial. C’est même une pratique de minorité sociale : elle ne fait pas partie de la culture légitime et institutionnelle, elle peut même être très dévalorisée dans le champ artistique par les autres musicien·nes ou les structures bourgeoises de l’enseignement de la musique. De plus, les Brésilien·nes peuvent aussi participer de ces usages commerciaux. Ils et elles ne sont pas indemnes de ces débats sur l’appropriation : un pauliste (Brésilien de São Paulo) blanc de classe moyenne qui joue de la musique afro-bahianaise pour faire son beurre en France peut s’exposer aux mêmes logiques accusatoires de l’appropriation. L’échange culturel équitable dans ces relations transnationales serait idéalement la réalité d’un échange culturel professionnalisé avec des possibilités de travail à l’international, une reconnaissance officielle, bref l’accueil d’artistes et d’agent·es de transmission sur place et le soutien économique et matériel aux communautés d’origine qui peinent à survivre et maintenir leurs pratiques culturelles.

Dans le cas des sound systems de reggae, un des risques pointés en lien avec leur reproduction hors contexte par des personnes étrangères à la culture jamaïcaine est la perte de sa portée politique et de contestation. Pourtant certain·es voient dans la large diffusion de cette culture un potentiel élargissement de sa portée politique, la possibilité qu’elle s’étende à d’autres luttes. En quoi cela résonne-t-il avec vos propres recherches autour de la batucada ?

Oui, ce sont les mêmes forces antagonistes qui agissent dans ces phénomènes de circulation culturelle : les deux points de vue se valent, les deux mouvements existent. D’un côté, l’appropriation peut altérer le sens des formes culturelles liées à des mouvements religieux, politiques, sociaux, etc. De l’autre, ce que je constate beaucoup, c’est que les cultures populaires marquées par la colonisation ont beaucoup à transmettre aux peuples issus de pays colonisateurs, notamment en termes de résistance et de détermination. En effet, ces musiques sont porteuses d’une mémoire de la résistance très vivace. Une mémoire qui fait défaut aux populations dites privilégiées. Pourtant, elles subissent aussi les violences de l’hégémonie culturelle, du capitalisme, du patriarcat, du racisme, de la norme, de la destruction des communs et du vivant… J’ai tendance à penser que les cultures populaires politiques encore vivaces transmettent plus des outils de lutte et de rassemblement que des références particularistes et communautaires.

1

Voir « appropriation culturelle » dans Les mots du contre-pouvoir, Centre Librex/Corps Écrits, 2021.

2

La batucada des gringos : appropriations européennes de pratiques musicales brésiliennes, thèse dirigée par Jean-Luc Bonniol, IDEMEC, Université d’Aix-Marseille, 2013.

3

« La batucada des gringos. Émergence des débats sur l’appropriation culturelle sur le terrain des musiques de rue brésiliennes dans les années 2000 », in Appartenances & Altérités, 4 / 2023 : « Autour de l’appropriation culturelle : posséder ou partager des cultures ? ».

4

Sous-genre du samba : genre musical joué par un groupe de percussions traditionnelles brésiliennes. Désigne aussi l’ensemble de percussions lui-même.

5

Hermano Vianna, Blaise Cendrars, Gilberto Freyre et le mystère de la samba, trad. Jérôme Souty, Riveneuve, 2023.

6

Processus par lequel on en vient à considérer un objet ou une activité comme de l’art.

7

Op. cit.

8

De fake lore : une tradition « fausse », un folklore fabriqué ou non authentique.