Arpenter le pensé et l’impensé

Pierre Hemptinne, membre actif de Culture & Démocratie

13-07-2023

Pierre Hemptinne se voit avant tout comme lecteur et écrivant, cycliste et jardinier. Depuis quarante ans, il développe une pratique et une réflexion sur la médiation culturelle – ce qui est peut-être lié, va savoir. État du monde oblige, il s’intéresse aujourd’hui aux indispensables changements de modèles culturels face à la crise climatique. Qui peut dire, qui peut parler ? Ici, il a choisi d’éclairer la manière dont la langue formate nos rapports aux semblables et aux différents en croisant les réflexions de Michael Lucken, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales en France (Inalco) et les pratiques d’arpentage de l’éducation populaire qu’évoque l’autrice Anne-Lise Cydzik de l’association belge Présence Action Culturelle.

« Car l’on ne figure que ce que l’on perçoit ou imagine, et l’on imagine et perçoit que ce que l’habitude nous a enseigné à découper dans la trame de nos rêveries et à discerner dans le flux des impressions sensibles. » Philippe Descola

La langue que nous utilisons principalement, parce que maternelle, est perçue comme nous appartenant en propre, à tel point qu’elle finit par définir ce que nous sommes. Cette interpénétration de ce que l’on est avec notre langue rend malaisé d’identifier les biais qu’elle colporte, genrés, machistes, coloniaux et plus généralement les vecteurs de « puissance » et cette assurance de posséder le « bon sens » universel. D’autant plus si l’on se trouve être locuteur·rice d’une langue toujours habitée par des rêves d’impérialité, comme le français et aujourd’hui, surtout l’anglais. Appartenir à une langue, c’est d’emblée s’inscrire dans un ensemble de savoirs et de manières d’être par lesquelles se développe une stratégie nationale pour conquérir ou défendre un statut avantageux dans la mondialisation des cultures et des savoirs. « Bien parler une langue, c’est parler comme ceux qui décident, c’est parler le langage de l’autorité, quel que soit le niveau auquel on se situe au sein de la société. », écrit Michael Lucken dans son ouvrage L’universel étrangern, où il étudie ces relations de pouvoir à l’articulation de l’intime et du collectif, du local et du global, du semblable et du différent. Il n’y a pas de parler innocent. Être locuteur·rice-citoyen·ne, c’est travailler à clarifier sa place dans les enjeux de pouvoir de la langue.

À travers l’usage pragmatique, quotidien de la langue, un inconscient (nous) travaille, soucieux de maintenir la cohésion d’un imaginaire au sein de normes identitaires préétablies, celui-là même qui permet de se comprendre via l’inculcation de schèmes cognitifs plus larges favorisant l’entente entre ceux et celles qui partagent la même identité . Ces schèmes sont imprégnés des marqueurs de l’identité nationale qui restent très puissants comme on peut le voir actuellement avec la défense des frontières et le reflux des migrant·es. Il est difficile d’y échapper. Une grande partie du champ de la critique – soit les interventions de toutes ceux et celles qui, d’une manière ou d’une autre, produisent des analyses critiques du système en place – contribue elle-même à l’homogénéité du champ culturel de la langue, dès lors que la critique réagit aux impulsions du pouvoir, à l’agenda politique et médiatique. La controverse, la contradiction participent – à leur corps défendant − à la dialectique qui aide à maintenir l’église au milieu du village. L’effort critique désigne « un maniement du logos orienté à la fois contre et par un pouvoir donné, contre et par la collectivité qui l’incarne. Il n’est pas abstrait, idéal, universel, il est au contraire toujours puissamment situé. […] Il suit l’émission des oracles, l’imposition des lois, l’apparition des topos, la formulation d’hypothèses ; au mieux, il influe sur leur déploiement, mais il ne les impulse pas et, donc, ne contrôle pas la génération de sa propre activité. » (p. 123) La critique réagit aux problématiques qu’engendre le pouvoir et par là, quoi qu’elle fasse, les légitime. Mais comment échapper à l’agenda impulsé par le pouvoir ? Il conviendrait de s’engager dans des voies où l’on entreprendrait de se changer soi-même, par là même changer sa relation à la langue, acceptant d’échapper aux impensés de sa langue.

Chercher une autre voie, essayer une autre voix

L’unité et de l’unicité fantasmés de la langue repose et renforce sur un système de pensée binaire dont les origines remontent aux premiers humains, et structure les relations entre « eux » et « nous », la répartition des genres, les forts et les faibles, le dedans et le dehors… La logique binaire inclut ou excommunie. Pensons à la quantité délirante d’encre et de salive dépensée pour attester du génie et de la pureté originelle de certaines langues dominantes. Elles seules, descendantes directes du langage originel, permettraient de toucher et dire la vérité universelle, obéissant du coup au tropisme qui veut que « constamment l’universel tend à suivre les lignes du pouvoir » (p. 240). Explorer d’autres voies reviendrait donc à ne pas accepter cet « universel » comme argent comptant, refuser tout ce qui reflète ce fantasme de la pureté, d’une essence unique, se méfier de tout ce qui parle trop bien. Accepter le mutisme, le balbutiement, laisser de la place à l’hétérogène, comme l’explique Georges Didi-Huberman, c’est accepter de redevenir analphabète, réapprendre à chercher ses mots. Ça redonne de l’importance à l’informulé, l’indicible – les langues pures, impérialistes, pensent être capables de tout dire −, ça laisse l’hésitant et le fragile revenir dans les paroles, minant toute posture de certitude et d’affirmation péremptoire. C’est quelque chose que la grammaire dominante ne comprend pas et ne peut tolérer puisqu’elle prétend à l’unicité de la langue, une unicité qui se construit précisément par l’exclusion du reste. Elle décrète donc de force, sous les allures d’une maxime sympa, que cette faillite du verbal et ce qui sort de cette langue analphabète, vaut consentement. Une des compétences primordiales du pouvoir, pour le maintien de sa légitimité, est bien de « transformer le non-compris en non-compréhensible » (p. 272) et de le vouer aux oubliettes.

 

Face à la crise climatique : éveiller une intelligence différente

Michael Lucken situe son analyse dans un contexte bien précis : celui que nous connaissons aujourd’hui avec le dérèglement climatique, dont les impacts interdépendants nécessitent de re-penser le monde, et donc, aussi, nos relations à l’étranger·ère, pour un meilleur partage du vivant, en prenant en considération l’autre, l’étranger·ère, l’étrange. Pas de nouveau modèle de prise en charge du monde, de la planète, sans en terminer avec le clivage « eux-nous » qu’ont institué les langues dotées d’ambitions coloniales. Le monolinguisme (pratique d’une seule langue), explique Lucken, bloque autant que possible le « sens de la pluralité », fait obstacle dès lors à toute culture des communs. Cela se situe au niveau du lexique, de la grammaire et du réseau de toutes les règles implicites auxquelles on se plie. Le modèle est « l’un », l’indivis, avec rejet de ce qui le menace. Le vocabulaire du « deux correspond au négatif, à l’antithèse ; il n’existe pas pour lui-même, mais comme inversion du positif : il est le diable, celui qui sépare et désunit. » Il en ressort « une méfiance à l’égard de tous ceux qui possèdent une double origine, une double patrie, une double langue, phénomène dont on peut suivre les rebonds tout au long de l’histoire. » (p. 247) Il faut y ajouter toutes celles et ceux qui, à l’intérieur même d’un territoire linguistique, cultivent des sensibilités divergentes, minoritaires, des pensées dépareillées.

Or l’incapacité de notre société à accoucher, là maintenant, d’un mode d’organisation sociale adapté à la catastrophe climatique, plaide en faveur d’une « intelligence différente des formes et des trajectoires, du ressemblant et du signifiant, d’où se dégagent les linéaments d’une science partagée des points de vue. » (p. 302) Non plus une intelligence imposant sa vision du monde, mais faisant place à une « science des points de vue », une tout autre diplomatie du vivant. Et cela commencerait en ne plaçant plus « de figure unitaire ni à l’origine ni à l’horizon, à accepter en l’état la dualité » et impliquerait « de ne pas chercher à faire disparaitre les divisions et les contradictions inhérentes au langage et, plus largement, à la vie, mais de bien les connaitre, de les apprivoiser, de les cultiver et, idéalement, d’en jouer et d’en jouir. » (p. 260) C’est en ce sens que Michael Lucken préconise en priorité une politique intensive du plurilinguisme. Non pas l’acquisition d’une langue étrangère pour enrichir son CV ou souscrire aux stratégies mondiales de l’une ou l’autre entreprise capitaliste, mais l’engagement dans une réelle connaissance d’autres manières de penser le monde, l’apprentissage linguistique allant de pair avec des cours d’histoire, de géographie, de géopolitique, de sociologie et de réelles immersions dans d’autres réalités. Sortir de sa langue, s’installer dans l’étranger. Eux avec nous, nous avec eux, quelle révolution !

La diffusion et la rencontre entre des créations cognitives et esthétiques minoritaires peuvent avoir lieu au sein même de sa propre culture-langue pour y favoriser la cohabitation d’une pluralité de sensibilités et de points de vue. Ne pas lui demander de trancher mais bien au contraire reconnaitre à la langue cette fonction première : générer des différences qui se parlent et échangent. C’est ce à quoi peut contribuer la pratique de « l’arpentage ».

 

Les chemins multiples, historiques et prospectifs de l’arpentage

L’arpentage est né dans un contexte de lutte des classes où les dominé·es se voyaient sans cesse renvoyé·es à la faiblesse de leur capital culturel. Souvent peu scolarisé·es, issu·es de milieux où la lecture n’était pas le passe-temps favori, les ouvrier·ères manquaient de vocabulaire, de concepts, d’aisance intellectuelle pour argumenter, démonter les dominant·es, faire valoir leur droit, faire respecter leur humanité. Le temps et les moyens manquaient pour y remédier via les circuits classiques de l’éducation. La lecture collective est alors inventée dans les réseaux militants : apprenons par nous-mêmes, apprenons à déchiffrer, mettons les connaissances en lien avec nos expériences, nos pratiques quotidiennes, nos ressentis. C’est devenu ensuite une méthode organisée, reprise par l’éducation populaire, comme outil d’endiguement de l’aliénation et discipline d’émancipation. Cette technique d’appropriation et de partage des savoirs répond à la prescription de Lucken : « […] la norme pour penser dans sa généralité la construction sociale des savoirs ne devrait pas être l’échange parfait entre des locuteurs parfaits, mais l’échange approximatif entre des locuteurs approximatifs » (p. 273) C’est-à-dire, comment apprendre par la langue sans incorporer les implicites discriminants de la grammaire, ses catégories sociales, ses valeurs binaires, ses hiérarchies culturelles ? Comment apprendre ensemble sans avoir déterminé à l’avance la forme que ces connaissances doivent prendre ? Plus simplement, intégrer le vécu au théorique et vice-versa, le particulier à l’universel, en hybride dynamique, évolutif.

Dans un monde clivant où l’on est très vite renvoyé·e à l’ignorance sociale, « les choses sont trop complexes pour vous », l’arpentage entreprend de déployer le territoire de ce « trop complexe », d’y prendre pied, d’y reconnaitre le perceptible, discerner du compréhensible et finalement devenir capable de se prononcer sur ses configurations et enjeux. Comment ça marche ? S’agissant par exemple d’une problématique spécifique, certains ouvrages de référence vont être identifiés. Ces ouvrages serviront à penser cette problématique, non pas en appliquant le mode d’emploi de la lecture préétablie, mais en les lisant à plusieurs et en produisant des interprétations interactives entre toustes. Au niveau du rituel, il est convenu que le livre choisi n’est pas lu au préalable par les participant·es. Pour chacun·e, ce sont des textes vierges. En séance, chacun·e va lire un extrait significatif et à partir de là, il est question d’expliciter – en bégayant si nécessaire – ce que l’on croit comprendre, ce qui semble clair ou obscur, à quoi ça fait penser, à quel « déjà connu » il est possible de rattacher le bout de texte lu, ce que l’on convoque pour extérioriser le ressenti qu’il déclenche. Et chaque personne autour de la table, autour du texte, s’engagera de la même façon, à sa manière.

C’est ainsi que l’on pose les bases d’une communauté de points de vue différents plutôt qu’un système de reproduction d’une vision univoque du monde. La langue est utilisée alors – à tâtons, en tirant parti de ses imperfections – « pour déployer les vécus pluriels et les faire circuler, les rendre compréhensibles », la langue que l’on pratique s’inscrit dans un ensemble de langues qui « participent toutes d’un gigantesque système d’information à l’échelle du cosmos, et elles ne sont particulières que dans leurs ramifications. Elles ne sont plus l’émanation d’une quelconque transcendance, elles participent directement et sans intermédiaire du mouvement général de la vie. Elles sont un champ de force avant d’être un champ de significations, elles ne véhiculent pas le sens, elles l’effectuent toujours et partout, en situation. » (p. 270)

 

Pratique d’arpentage en éducation permanente

L’arpentage favorise cette mise en situation de la production du sens, au quotidien. Pour Anne-Lise Cydzik, animatrice en éducation permanente au sein du mouvement Présence et Action Culturelles (PAC), c’est avant tout un outil de co-construction de savoirs, pierre angulaire de l’éducation permanente et qui laisse entrevoir d’autres formes de gestion des savoirs et savoir-faire à une plus large échelle. L’exercice commence par les textes qui déterminent le cadre opératoire du secteur dit de l’éducation permanente ou encore éducation populaire : « il y a longtemps, nous avons pris le temps de relire le décretn ensemble, selon la méthode d’arpentage ». Bel exemple d’appropriation d’une littérature législative qui ne peut s’incarner qu’à condition d’être interprétée à plusieurs voix, plusieurs subjectivités, de façon à objectiver et ouvrir le champ des possibles que le texte décrétal balise sans toujours l’expliciter.

L’action de PAC inclut des campagnes de sensibilisation sur des enjeux de société. Les animateur·rices doivent alors assimiler l’état des lieux des connaissances sur ces problématiques sociales de façon à être capables de susciter débats et controverses, en vue d’instaurer dans la société une réelle démocratie de la connaissance. Cela implique de déconstruire les rouages de ce qui est considéré comme complexe et réservé aux expert·es. Il est important aussi d’élaborer des « éléments de langage » qui « parlent » aux gens, et rien de tel que de solliciter et mettre à contribution les incompréhensions et fragilités que l’arpentage fait remonter à la surface : « C’est un vivier de connaissances, de regards différents sur une réalité. Avec cela, on cherche à faire du commun. Dans ce sens, l’arpentage est une pratique ancrée, transversale à notre association, nous l’utilisons vraiment à de multiples occasions. Je veux dire, en plus de l’utiliser dans des projets citoyens, dans les groupes avec lesquels nous travaillons, c’est aussi une pratique à l’intérieur de l’institution. Nous arpentons entre collègues à différentes occasions : tantôt il s’agira de lire ensemble pour nourrir les réflexions sur telle ou telle thématique que nous travaillons en commun, mais il nous est également arrivé de lire ensemble le plaidoyer d’une campagne en construction, en vue de se l’approprier et/ou pour permettre à chacun·e d’apporter ses connaissances de terrain. Dans ce cas, c’est un outil qui est utilisé pour faire remonter les savoirs. »

 

Les désaccords constructifs de l’action

Cela rend possible l’action – une action qui, à grande échelle, serait porteuse de transformation sociale − sans imposition d’une logique transcendante, sans soumission à « quelque chose de supérieur ». L’action est menée à bien, malgré – ou plutôt grâce – aux désaccords que l’arpentage révèle entre les personnes qui la préparaient. Ces désaccords surprennent, ils surviennent là où « l’on pensait être d’accord ». Ils révèlent et « éclairent des zones d’impensé ». (Cet impensé est le moteur de « l’approximatif » évoqué par M. Lucken.) Ils sont donc incontournables, essentiels, à travers eux ce sont les coulisses de la langue qui émergent, pris en compte. C’est ce qui en fait une construction de communs. Une fois que l’on ne cherche plus à reproduire à l’échelle personnelle, là où l’on parle, l’imposition de vérité, le fait d’avoir absolument raison que véhiculent la langue et le corpus scientifique qui l’accompagne, c’est une dynamique multifocale qui s’instaure et « qui dispose simplement les possibles sur un mode ouvert et apaisé, situation qui est sans doute la plus propice à l’émergence de solutions véritablement concertées. Elle ne prétend pas annihiler la foi et encore moins l’esprit de révolte, mais elle a ceci de précieux qu’elle sait composer avec. » (p. 328)

La pratique régulière de l’arpentage permet l’installation d’une certaine aisance à l’égard de ce qui questionne une vie et relativise l’anxiété face à un monde que l’on ne comprend plus, anxiété soutenue par l’usage ordinaire d’une langue aliénante (reflet du monde hermétique) plutôt qu’émancipatrice (donnant prise sur le réel). « Une des fonctions de l’arpentage c’est de désacraliser l’objet livre et la lecture. Dans ce cas, on peut penser que quand on l’a fait une fois, c’est plus simple de s’y remettre. C’est une tension permanente que vivent les animateur·rices, tension entre saisir les enjeux sociétaux, être curieuse de tout et en même temps, ne pas être omniscient. » Désacralisation, tension, curiosité, abandon de toute omniscience, voici quelques éléments moteurs pour changer le rapport à la langue comme fabrique de consentement.

 

La langue arpentée révèle la plasticité des possibles : en route vers le recommencement

L’arpentage est « plastique », malléable, perméable, selon son principe qui est de déjouer l’imposition d’une quelconque « vérité incontestable ». Il peut prendre différentes formes selon les groupes, les objectifs d’un projet spécifique problématisé selon un sujet ou réunissant simplement des personnes autour de la découverte d’un texte.

Les moments d’arpentage avec le public sont modulés selon les projets et objectifs de chaque équipe. « Mes collègues de Charleroi et de Mons l’ont utilisé dans le cadre d’un projet suivant un processus long. L’arpentage intervient comme un moment participe à construire le projet, lui donner une direction. Par exemple, dans le focus Sorcières de mes collègues carolos, le groupe désirait travailler sur la tension entre sorcières du passé/sorcières du présent. L’arpentage d’extraits du livre de Mona Chollet, Sorcières, a permis au groupe de se forger un savoir commun, de mettre en discussion des propositions.
Ma collègue de PAC Mons-Borinage a utilisé l’arpentage avec son réseau d’écrivains et d’écrivaines publiques de plus en plus confrontées à la fracture numérique et à la digitalisation au sein des permanences qu’elles tiennent. Il s’agissait de s’approprier des savoirs sur le numérique afin de réfléchir à – et construire − ensemble de nouvelles pratiques pour les écrivain·es publiques. »

Parce qu’il change dans les corps, via les pratiques et expériences situées, la relation à l’autre, aux imaginaires, à tout ce qui façonne les modes de penser et sentir, l’arpentage engage « une transformation sociale par l’enrichissement des coordonnées émotionnelles et mentales de chacun, une sensibilité partagée au point de vue des autres, dont il ressort une capacité collective à mieux voir les articulations logiques qui unissent et opposent les regards sur le monde. » (p. 327) Les rituels de l’arpentage dessinent une géopolitique des savoirs qui rend possible d’agir sur ces « articulations logiques » afin de mettre en chantier le recommencement tant attendu dont la première pierre serait, toujours, commencer par se changer soi-même, au départ de nos relations à la langue, ce qui n’implique pas de procéder selon les logiques individualisantes du néolibéralisme, mais, par exemple, en s’engageant dans des pratiques collectives, de mises en commun, par exemple via des exercices d’arpentage proposés par telle ou telle association d’éducation permanente.

1

Michael Lucken, L’universel étranger, Éditions Amsterdam, 2022. Les numéros de pages cités entre parenthèses dans le texte renvoient tous à cet ouvrage.

2

Référence au décret du 8 avril 1976, modifié en 2003, fixant en Belgique francophone les conditions de reconnaissance et d’octroi de subventions aux organisations dites d’éducation permanente, dont les objectifs sont, principalement chez les adultes, « une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société » et « le développement des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique » tel que le définit le 1er article.