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Dossier

Art contemporain en Afrique : parodie et esthétiques du rebut

Toma Muteba Luntumbue, artiste et enseignant

28-08-2024

L’association des arts africains avec l’esthétique de la récupération, du recyclage et du déchet témoigne d’une paresse intellectuelle héritière d’une histoire de l’art qui ségrégue un art de l’Autre et un art occidental sur la base de présupposés symboliques primitivistes, d’oppositions binaires entre productions artistiques indigènes et avant-garde dans l’art contemporain. Tout au long du XXe siècle, le refus de voir entrer « les arts primitifs » dans les musées de Beaux-arts est basé sur l’idée que les artistes vivant en Afrique, en Amérique latine, en Asie et en Océanie, sont figés dans des espaces imperméables à la modernité technique, intellectuelle et artistique.

Le Musée d’Art moderne de New York est historiquement une des seules institutions à avoir accordé très tôt aux « primitifs » une place égale à celle de l’art occidental, en consacrant trois expositions en 1936 à l’art africain, en 1941 à l’art des Indiens d’Amérique, en 1946 aux arts d’Océanie. Son exposition Primitivism in 20th Century Art, en 1984, qui voulait faire dialoguer 200 objets d’art issus des cultures non occidentales avec 150 œuvres d’art contemporaines selon des affinités formelles sera pourtant un malentendu historique, impitoyablement critiqué. Alors que son commissaire, l’historien de l’art William Rubin, entendait mettre en évidence, au-delà des préoccupations semblables (une grande invention et combinaison d’éléments plastiques, l’immédiateté, la frontalité, l’imbrication des formes simples), leur commune utilisation de moyens plastiques réduits, ses rapprochements, basés sur de simples critères formels, furent jugés dangereux. Pour de nombreux observateurs, les artefacts primitifs n’étaient nullement étudiés pour eux-mêmes mais utilisés comme simples faire-valoir des œuvres des artistes occidentaux. L’exposition n’était, selon l’historien d’art Thomas Mac Evilley, qu’une apologie de l’art moderne sur le dos des « primitifs ».

Rupture et déculturation
À l’aube du XXe siècle, le Cubisme introduit la fragmentation, le recours aux matériaux hétérodoxes. En rupture avec les notions traditionnelles (espace, forme, volume, matériaux utilisés) héritées du passé, les artistes réinventent, suite au contact avec l’art africain et océanien, des méthodes de construction qui révèlent, dans l’intimité même des œuvres, les gestes qui leur ont donné naissance. Le Constructivisme cherchera à créer des formes en sculptant l’espace, procédant par assemblages de plans, au lieu de privilégier la masse. Les objets Dada et surréalistes, quant à eux, peuvent être produits par n’importe qui, ou simplement trouvés, ou découverts, l’essence de l’art revenant à révéler une réalité extériorisant l’inconscient, au moyen de l’activité la plus libre possible, pour redonner à l’homme civilisé la force de ses « instincts primitifs ».
L’intérêt pour les formes archaïques et notamment pour leur dimension spirituelle se manifeste dans l’art moderne et contemporain par la vérité du matériau essentiellement, l’emploi d’objets « tout faits » ou de matériaux non-artistiques. Dans un esprit provocateur ou de déculturation, les artistes s’efforcent, loin de tout référent analogique, d’établir un contact direct avec des matériaux naturels – terre, graisse, pierre, charbon, verre, textiles, végétaux, animaux – et de favoriser l’échange d’énergies.

Au cours des années 1990, les artistes contemporains issus du continent africain ont commencé à jouir d’une importante visibilité sur le plan international, essentiellement à travers de grandes expositions organisées dans les grandes capitales occidentales (Magiciens de la Terre, Africa Explores : 20th Century African art, etc.), les biennales internationales. Mais malgré son intégration définitive dans la nouvelle géopolitique de l’art et la représentation en son sein de toutes les tendances esthétiques de l’art contemporain, la scène artistique du continent africain demeure complexe et résiste à toute théorie générale, entretenant des rapports contradictoires avec les traditions respectives des différents pays et avec le monde extérieur.
En effet, les œuvres artistiques produites par les artistes vivant en Afrique ou en dehors du continent brouillent les certitudes autour de l’identité, de l’ethnicité, de l’africanité. L’historien James Clifford souligne combien notre monde contemporain est un « monde d’interconnexions » où il ne peut y avoir de culture authentique. Fruit de « mélanges », les cultures ne peuvent être qu’hybrides, ou encore « syncrétiques ». Aujourd’hui, ce qu’on appelle communément – faute de mieux – « art contemporain africain » engendre divers types de commentaires.
Le premier charrie toujours un implicite primitiviste, avec ses vieux clichés hiérarchiques. Ceux-ci portent sur l’empirisme de l’art africain qui serait moins spéculatif que l’art occidental, tourné vers le discours autoréférentiel de l’art pour l’art. Un autre type de commentaires catégorise les œuvres d’après leur protocole de fabrication. En effet, l’imaginaire porté par les métropoles africaines, l’absence de moyens et de soutien institutionnel pour les artistes, la pauvreté des populations, les images de guerres, les déchets issus de leur urbanisation informelle dominent la réception des signes plastiques perçus comme métaphores des maux qui hantent le continent noir.
Le bricolage, le kitsch, la récupération, la magie, seraient-ils les marques de fabrique de l’art contemporain en Afrique ? Pour déconstruire ce postulat rien ne vaut un examen attentif et contextualisé de la place qu’occupent les pratiques relevant de la récupération dans la production individuelle de quelques artistes. S’il est hasardeux et sûrement réducteur de figer des tendances et des formes parmi les artistes qui recourent à l’utilisation des dits matériaux de récupération, il est tentant d’esquisser des directions et peut-être de dégager des traits communs parmi un échantillon d’artistes de générations différentes, actifs sur la scène internationale.

Taudisme
L’artiste ghanéen El Anatsui est devenu, à plus de soixante ans, l’artiste africain le plus cher au monde en pratiquant un art d’assemblage à partir de matériaux trouvés, sans valeur. Chez lui, le prélèvement de rebuts dans l’environnement urbain ne dissimule pas un propos sur l’écologie, la pauvreté, le consumérisme ou le recyclage mais lui permettent de formuler un langage plastique à la fois systématique et aléatoire qui étonne par sa puissance formelle et visuelle. Pour créer ses œuvres, l’artiste utilise des capsules de marques nigérianes de whisky, rhum, vodka, brandy et autres boissons fortes issues des distilleries locales. Les capsules métalliques sont aplaties et assemblées pour former de grandes tapisseries qui évoquent la chatoyante polychromie des grands tissus kente et adinkra. Le kente est un tissu composé de bandes tissées, produit par les peuples Asante du Ghana et Ewe du Ghana et du Togo. C’est un habit de fête porté traditionnellement par les hommes en des occasions spéciales comme une sorte de toge et par les femmes comme un pagne. L’adinkra est un système de symboles graphiques abstraits qui sont « tamponnés » sur tissus. Les deux modèles de kente et d’adinkra communiquent des significations culturelles et philosophiques, les codes sociaux de conduite, les croyances religieuses, la pensée politique et des principes esthétiques. La forme des capsules, une fois aplaties ressemble à des petits rectangles que l’artiste et ses assistants cousent ensemble au moyen de fils en cuivre ou de fer. Il leur suffit alors d’imiter les motifs traditionnels des kente, dans leur rythme, leur chromatisme et leur position pour donner aux éléments métalliques assemblés l’apparence d’une matière textile souple. Les objets résultants du travail minutieux d’assemblage, n’ont pas qu’une fonction dénotative mais acquièrent par leur déploiement dans l’espace une certaine autonomie plastique, s’affirmant comme un « champ coloré », une matière abstraite.

Au tout début de sa carrière, l’artiste camerounais Pascale-Marthine Tayou (1967), autodidacte, invente le concept de « Taudisme », qu’il envisage comme « un moyen de repousser les interdits, de troubler la vérité de l’autre, au plus profond de son être, dans son dépotoir le plus abject ». Les objets qu’il fabrique alors sont caractérisés par leurs aspects peu séduisants. Les déchets les plus crasseux, résidus et immondices sont assemblés pour former des poupées, des mannequins qui font penser aux productions d’art brut. L’œuvre de Pascale-Marthine Tayou, extrêmement protéiforme, hétérogène et anarchisante, connaît une évolution telle, au fil des années, que le concept de « Taudisme » ne saurait le résumer. Tous les médiums sont représentés : dessin, peinture, photographie, vidéos, installations, environnements-sculptures. Pour ce qui concerne les matériaux utilisés par l’artiste, ils abolissent les frontières entre l’art et la vie. Les sacs plastiques colorés lui servent à réaliser plusieurs œuvres monumentales qui peuvent évoquer la pollution et l’asphyxie de la planète. Des calebasses, des ballons, des masques, des pneus, des statuettes en bois, des tambours, des balais, des foulards, des chaussettes, des récipients culinaires de toutes sortes disposés dans un principe d’accumulation hétéroclite, de bric-à-brac frisant l’écœurement. L’attitude de Pascale-Marthine Tayou face aux matériaux convoque toutes les tendances de l’art. Anti-culturelle, sarcastique, son œuvre rejette le rationnel, parodie et ridiculise en même temps les valeurs occidentales.

Fabriqués à partir de jerrycans en plastique, les masques-bidons de Romuald Hazoumé, lui ont permis d’attirer l’attention internationale. L’artiste béninois s’inspire des masques utilisés par les sociétés secrètes de l’Ouest de l’Afrique lors des initiations. Profitant des possibilités anthropomorphiques des récipients en plastique, il s’ingénue à suggérer des visages fantasques, le goulot pour la bouche, et la poignée pour signifier l’arête du nez. Dans la réalité, les jerrycans gonflés pour augmenter leur capacité servent à transporter du pétrole de contrebande sur des motos surchargées depuis le Nigéria voisin. Les jeunes gens qui s’adonnent à ce trafic prennent le risque, en cas d’accident, de se transformer littéralement en bombes ambulantes. En 2007, 304 bidons sont utilisés par Hazoumé pour créer une gigantesque sculpture en forme de bateau négrier intitulée la « bouche du roi ». Cette œuvre qui résonne comme une métaphore de l’esclavage contemporain, rappelle les enjeux économiques entourant le trafic et la revente des bidons d’essence, source de travail pour les jeunes béninois. L’objet-bidon est ici manipulé comme un signe, assimilé au traitement réservé aux esclaves également objets de trafic.

Georges Adéabgo qui a d’abord étudié le droit et la science politique en France, a commencé à faire des installations à la suite d’un deuil familial. Les dispositifs qu’il crée à l’époque constituent une manière de communiquer avec son entourage qui le considère comme fou. Son travail artistique décrit aussi comme une « archéologie du savoir » a commencé à être exposé internationalement en 1994. Chacune de ses installations est produite pour le site spécifique de son exposition, incorporant du matériel trouvé dans les environs immédiats. L’œuvre se compose généralement de pas moins d’une centaine d’objets trouvés (livres, tableaux, carnets, sculptures africaines spécialement commandées à des artisans béninois locaux, des magazines, des lettres manuscrites) affichés sur les murs ou alignés soigneusement au sol. Le résultat évoque à la fois un marché de plein air africain ou une vente de trottoir mais il suggère plus justement une archive personnelle dans le principe de collecte patiente, du processus de tri et de classement en catégories. Adéagbo évoque sa propre trajectoire en mélangeant son histoire personnelle, celle de ses parents et de ses amis avec des événements majeurs de la politique mondiale et des personnages historiques ou des personnalités célèbres. Cela conduit les spectateurs à faire des liens entre le particulier et l’universel.

Ce rapide examen des pratiques de recyclage par quelques artistes contemporains d’Afrique traduit l’impossibilité d’une théorie générale. Mais il révèle des démarches hybrides et diversifiées, allant de la juxtaposition de matériaux hétéroclites, passant par le classique détournement d’objets de leur fonction d’usage, à l’utilisation de certains objets comme support d’images mentales à dimension critique. Il semble cependant que l’avènement d’une histoire de l’art multiculturaliste dans les sociétés postindustrielles abolit la ligne de démarcation géographique et catégorielle, entre art occidental et arts du reste du monde, et permet de déjouer les pièges et les attentes fantasmées des lectures primitivistes des productions artistiques.

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