Loïs Weinberger

Artistes et paysan·nes : cultiver et nourrir autrement

Pierre Hemptinne, membre de Culture & Démocratie

02-07-2024

Aux Abattoirs de Toulouse, une exposition sur les convergences entre travail de la terre et travail de l’imaginaire. Y sont rassemblés les éléments indispensables à inventer une chaine alimentaire autour du récit collectif d’une planète à rendre à nouveau habitable. Toute une poétique et une politique du vivant, dont dépend notre futur, et incompatibles avec les narratifs de l’extrême droite.

À paraitre : le prochain numéro du Journal de Culture & Démocratie sera consacré à la même thématique, une réflexion sur le devenir souhaité de notre chaine alimentaire.

Une écologie des regards pour sortir de la vision unique du productivisme. Une expo comme dispositif d’éco-médiation.
La dernière contestation paysanne (2024) a rappelé à tous et toutes l’hégémonie brutale et binaire de l’agro-industrie, contre l’écologie, déclenchant un sidérant retour en arrière politique face à la crise climatique et l’effondrement de la biodiversité. À l’opposé, aux Abattoirs de Toulouse, l’exposition « Artistes et paysans. Battre la campagne » illustre à merveille une profonde mobilisation des milieux culturels et artistiques, en échange avec une large frange du milieu rural, pour dégager de nouveaux imaginaires, fonder et expérimenter les rudiments d’une « nouvelle diplomatie » et une « alter-politique » entre toutes les composantes du vivant. Une passionnante entrée en matière pour réorganiser nos échanges avec la terre, repenser nos systèmes alimentaires, répondre ensemble aux différents mal-être qui se sont exprimés dans le milieu agricole, apprendre à équilibrer exigence écologique, agriculture, élevage et bonheur dans les champs et les fermes. En lieu et place du narratif plombant des syndicats de l’agro-industrie, on sent palpiter et germer là les multiples récits susceptibles d’inspirer une restauration de l’habitabilité équitable de la planète.

Généalogie(s) de notre imaginaire paysan, du passé au présent
Artistes et paysan·nes, le binôme est propice à l’exploration des liens entre le faire et l’imaginaire, leurs rétroactions respectives, la manière dont les représentations influent sur les constructions sociales et les façons de vivre, dynamique idéale pour questionner la fabrication même des représentations et leur instrumentalisation idéologique. Les différentes sections thématiques de l’exposition inscrivent cela dans une histoire non linéaire, une mémoire diversifiée et plurielle, ramifiée mais jamais figée. La partie « musée paysan » revient sur la généalogie imagée du monde paysan. Sous plusieurs angles. Les peintures du XIXe siècle, avec leur romantisme, leurs partis pris contextuels, esthétiques et sociaux, attestant surtout d’une proximité encore réelle avec les métiers ruraux qui produisent de quoi nourrir la société. Aujourd’hui, le productivisme, avec ses méga-exploitations, sa diminution croissante d’agriculteur·ices, ses monstrueux élevages en batterie, s’emploie à masquer l’origine de notre nourriture et les processus de production. Les anciens outils des champs, et l’émotion qu’ils suscitent depuis leur mise en vitrine invitent à renouer avec une histoire des technologies encore inscrites dans le « faire avec », prolongements de la main propices à une relation avec les matières travaillées. Leur design historique, poétique par leur obsolescence, suggère qu’une évolution technologique alternative était possible, n’aboutissant pas fatalement aux machines hors de prix qui écrasent les terres, endettent les fermier·es et les exilent dans le « hors-sol » industriel. À côté de ces vestiges historiques, les extraits du film d’Agnès Varda racontant les pratiques anciennes de glanagen témoignent de l’espace champêtre comme pourvoyeur de nourriture aux pauvres et territoire possible des communs de la subsistance. Y répond « D’ici, de là », montage de Sylvain Gouraud où se croisent stéréotypes urbains sur la campagne, selon des traditions et des époques différentes, jugements paysans sur ces regards extérieurs à travers des témoignages du cru, représentations photographiques grandeur nature et réalités des paysages, vues documentaires d’une exploitation agricole et ses machines, interrogeant le rôle de l’être humain façonnant son environnement. Ces différents éléments interagissent en une dynamique qui rompt avec les biais d’une vision unique, surplombante, fuyant ses responsabilités.

Du rêve aux suicides, soigner les détresses de la perte de sens, réinventer le bien-être aux champs et à l’étable
Les entrelacements et les collisions, dans la scénographie et le choix des œuvres, sont nombreux, féconds, déjouant les pièges du binaire, du linéaire. Ainsi, les peintures finement naïves du monde de l’école agricole avec ses visages de jeunes femmes lumineuses d’espoir, se fracassent, plus loin, sur la collection de chaises vides photographiées dans une pâture, une cour, une arrière-cuisine. Chaque chaise renvoie au destin tragique d’un·e paysan·ne. Chacune est accompagnée d’une fiche racontant les raisons du désespoir et la nature du suicide de celui ou celle qui devrait être assis·e là. Illustrant par autant d’histoires d’endettement les dégâts de l’engrenage du produire toujours plus et de la dépossession concomitante des savoir-faire. À quoi fait écho la poésie d’Aurélie Olivier, ayant grandi dans une ferme d’abattage industriel, égrenant dans Mon corps de ferme tous les aspects du mal-être des femmes dans ce milieu de surproduction viandeuse. Sa litanie ne se veut pas fataliste mais incantation pour soigner les plaies intimes, tues, ignorées, méprisées. En forme de rebond, l’artiste anthropologue Asuncio Molinos Gordo s’attaque à l’image simpliste du et de la paysan·ne, de plus en plus désincarnée et caricaturale, aliénée par l’industrialisation à outrance. Elle adopte le format des CV sur lesquels se base l’évaluation de l’être humain dans le monde marchand et liste les ressources cachées ou méconnues des gens de la terre. Elle ramène à la surface la pluralité des savoirs et compétences, formels et informels, profils détaillés et singuliers de paysan·nes bien réel·les. À travers le schéma : « Objectifs personnels/Domaines d’expertise/Profil personnel/Responsabilités et obligations/Compétences. » Dans les compétences on trouve par exemple : « Construire et maintenir des systèmes de production alimentaire qui garantissent l’avenir des générations futures et assurent leur bien-être et leur qualité de vie. » Aussi bien que la protection de la biodiversité, la défense des petites productions diversifiées, etc. Une manière de repérer et d’affirmer l’existence de capacités bien réelles pour produire autrement.

Une ethnologie située : artiste, immersion dans le faire champêtre
Plus loin, diversifiant l’épaisseur étrange, complexe, du temps paysan, le film de Pierre Creton, ouvrier agricole, jardinier et plasticien, nous immerge dans la réalité solitaire du travail des champs, le cycle des saisons, filmant de près un homme dans son champ de lin, en pleine relation avec l’intangible d’un champ à soigner, avec les travaux arides et poétiques, la mécanique et l’économique. On s’y croirait, comme avec lui sur son tracteur, couvert de la poussière des plantes ballottées. Nécessaire plongée dans la durée spécifique et les gestes particuliers, immersion dans le « mental » paysan, indispensable pour « sentir » et « comprendre » la dimension « organiciste », ces points de liaison entre être humain, nature, machine. Une réinvention du regard ethnologue que pratique aussi Jean-Baptiste Perret, écologue scientifique de formation, passé par les écoles d’art et travailleur agricole, convergence de savoirs et de sensible qui lui permet de filmer, comme jamais, avec la force d’une scène originelle pourtant répétitive, une vieille dame experte à délester ses moutons de leur épaisse toison à coup d’énormes ciseaux, théâtre abrupt d’une grande beauté métaphysique. De l’incommensurable rayonne de tous ses gestes rugueux et tendres, de ses cris rocailleux et invectives humoristiques, habités de bonne intelligence entre la bergère et son bétail.

Graine, germination, régénérescence et sorcière
Il y a au cœur de l’exposition, une salle magique, dédiée aux graines. D’emblée magnifique, elle touche par ses lumières, ses couleurs, sa chaleur. L’émotion esthétique ravive la relation ancestrale de l’être humain aux forces régénératives des semences. Comme on dit d’une rivière réapparaissant après son parcours souterrain, là se produit une résurgence du monde de la germination sauvage, mystérieuse, indispensable à régénérer le monde et qui n’a cessé de stimuler l’imaginaire, en étroite connivence avec les mythes et légendes racontant la génération, la naissance, l’origine des choses, la perpétuation du vivant, les cycles de la vie. Tout un imaginaire qui s’est atrophié dès lors que la philosophie mécaniciste a réduit la graine à un élément fonctionnel, sans âme, calibré pour le commerce industrialisé et privatisé, ôtant aux semences non seulement toute force régénérative naturelle mais entrainant aussi une perte de leur fécondité cosmologique dans l’esprit des êtres humains, y insufflant la magie des vastes interdépendances qui font qu’une graine germe, lève, porte, nourrit. Avec son tapis rayonnant de graines multicolores, polymorphes, de vestiges végétaux prélevés en des biotopes différents, les Bris et débris de Marinette Cueco donnent à la salle une résonance de chapelle joyeuse. Noémie Sauve collecte des graines « libres », non formatées par les semenciers, graines alternatives dès lors, et rebelles, et par sa manière de les inclure dans des dessins où priment les ondes germinatives qu’elle capte en certains paysages, elle réactualise la relation cosmologique de l’être humain aux forces de la germination et de la génération. Elle prolonge ou ravive le long combat de l’écoféminisme, qu’illustre par ailleurs la performeuse, permacultrice et sorcière Annabel Guérédrat dans l’invention de nouveaux rituels pour conjurer les dégâts de la crise climatique et la destruction de la biodiversité. Le corps roulant entre sable et ressac évoque l’échouage, fluctue entre mort et renaissance. Ses mouvements dans les algues et les flots illustrent une caractéristique de notre époque où sciences et pensées mythiques sont amenées à dialoguer autrement, après des siècles de rationalisme ayant contribué à l’inhabitabilité de la planète. Ce que présente la philosophe Émilie Hache en ces termes : « Il s’agit bien plutôt (aussi vertigineux que cela puisse être pour des Modernes ayant hérité dans leur idée de la science, de l’incompatibilité de ces deux régimes de vérité) d’accepter d’affronter ce nouveau temps où mythes et sciences se rejoignent, les uns se nourrissant des autres et inversement, exigeant a minima comme le souligne Donna Haraway, “une certaine suspension des ontologies et des épistémologiesn”. » Le rite accompli par l’artiste invite, ou plutôt fait ressentir ce besoin de la convergence entre ces deux régimes de vérité et l’urgence d’une « certaine suspension » des certitudes de part et d’autre. Se revendiquant clairement « sorcière », l’artiste insiste sur la nécessité de faire toute la lumière sur le massacre de ces femmes cultivant des connaissances qui ne plaisaient ni à l’Église, ni au patriarcat. C’est aussi une sorte d’exorcisme qu’organise l’installation Portable Garden de Loïs Weinberger. Un attroupement de sacs d’hyper-marché remplis de terres prélevées dans les environs, évoquant la question migratoire. Peu à peu, sans intervention de main humaine, les plantes appelées à tort « mauvaises herbes » y germent, poussent, apportées par le vent, les insectes, les oiseaux, sans frontières. La vision d’un jardin nomade, fragile équilibre de la dissémination du vivant, de l’enracinement aléatoire dépendant de multiples forces invisibles à soigner.

Les collectifs pour se libérer de l’agro-industrie, réenchanter notre chaine alimentaire
Une énergie chorale irrigue l’exposition vers la présentation de quelques entités collectives. Des collectifs qui confrontent et mettent en commun des sensibilités et savoir-faire du monde paysan, du monde artistique, du monde scientifique. Le labo est dans les champs. Une exploration à ciel ouvert d’autres relations entre rural et urbain, d’autres manières de produire l’alimentation au sein du paysage, prise en compte de l’écologie dans le cycle de production, chantiers pour proposer aux citoyen·nes d’autres visions du monde paysan, d’autres possibilités de s’y accrocher. Là, on sent nettement que la production d’une esthétique (créer un autre regard, une autre représentation), selon des processus « situés », contextualisés d’emblée dans ce qui est mis au travail dans les labours et les étables, ouvre la possibilité d’une écologie du sensible, rend tangibles d’autres agencements de subsistance, autant d’échappées hors des logiques binaires qui cloisonnent et stérilisent les débats, laissant le choix entre famine inéluctable et « souveraineté alimentaire » − cette dernière rimant avec monocultures et pesticides à foison. Sont présentés les collectifs INLAND, Le Nouveau Ministère de l’Agriculture et Myvillages. INLAND, ce sont «  des groupes de recherche formés d’artistes, d’agriculteurs et de chercheurs » qui « défendent une pensée écologique, renouvelant les approches du paysage et des savoir-faire paysagistes ». Le Nouveau Ministère est « un duo d’artistes écoféministes fondé en 2016, issues des mondes ostréicoles et rural ». Elles dessinent, peignent, racontent une « écotopie, une utopie où nature et animaux occupent une place prépondérante » dans un paysage qui s’oppose à la « science-fiction de l’agriculture industrielle ». Myvillage rassemble des artistes d’Allemagne et des Pays-Bas dans des « pratiques mêlant histoire, art et agriculture » et visant « à considérer le rural comme une identité complexe non figée » et explorant les interdépendances entre la campagne et la ville, la reconnexion entre les citadin·es et le vivant.
Des démarches qui produisent autant de nouveaux savoirs sur le rural, sur notre chaine alimentaire que des objets esthétiques œuvrant à un autre ancrage sensible de nos imaginaires dans le vivant.

Médiation éco-culturelle : préparer l’alter-politique
Nul doute que le travail de médiation culturelle autour de cette exposition nécessaire est bien fourni et qu’il accueille le public scolaire. Il serait bienvenu qu’un plan de médiation éco-culturelle, intense et didactique, se mette en place à l’adresse de l’ensemble de la classe politique au pouvoir. Cela l’aiderait, face à la crise climatique, à se dégager de l’emprise des syndicats de l’agro-industrie, et éveillerait peut-être sa créativité politique à d’autres agencements, rallumant la priorité du bien commun (à entendre dans le cadre de la nouvelle diplomatie du vivant définie par Baptiste Morizotn). Pour faire avancer les choses, l’exposition est un véritable centre de ressources. À faire voyager, à faire évoluer ?

1

Agnès Varda, Les glaneurs et la glaneuse, Cine-tamaris, 82mn, 2000.

2

Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, La Découverte, 2024.

3

Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020.