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Dossier

Avant le musée, la forêt

Alain Kerlan
Philosophe
Professeur émérite à l’Université Lumière Lyon 2

20-04-2017

Les institutions culturelles que nous connaissons permettent-elles un réel accès aux œuvres qu’elles exposent ? L’œuvre d’art peut-elle faire sens en étant déconnectée de l’ordinaire ? En réponse à ces questions, le philosophe en appelle à une « éducation esthétique de la sensorialité ».

L’artiste Ernest Pignon-Ernest faisait une proposition provocatrice et radicale, qui ne manquait ni d’humour ni même à bien y réfléchir de pertinence : fermez donc les musées, et puis logez les chefs-d’œuvre qu’ils abritent non sous les ors des palais mais un à un dans des chambres de bonnes, au septième étage, conseillait-il. C’est un étage que ne desservent pas, au moins à Paris, les ascenseurs des immeubles bourgeois. Et pour accéder à nouveau aux œuvres désirées, il faudra aux visiteurs et amateurs d’art non seulement emprunter l’escalier mais prendre rendez-vous, et sonner à la porte.

De la pédagogie comme érotique du caché/montré
Cette déclaration tout aussi pertinente qu’impertinente m’est revenue en mémoire lorsque j’ai eu sous les yeux une photographie que les réseaux sociaux se sont plus à relayer. On pouvait y voir, assis en rond sur l’un de ces énormes poufs circulaires qu’on trouve dans les musées – il pourrait s’agir tout aussi bien du Louvre – un groupe de jeunes gens, filles et garçons, collégiens ou jeunes lycéens, en visite au musée. Au-dessus d’eux, en surplomb, une immense toile, l’un des joyaux de ce temple de l’art. Tous ces jeunes visiteurs affichent une profonde attention : pour le smartphone vers lequel chacun est religieusement penché.
Voilà une scène de la vie culturelle ordinaire qui, assurément, donne un écho facétieux au propos du peintre. Et qui aide à comprendre son intention : face à l’effacement, à l’absence de l’essentiel, l’attrait, le désir d’art, pris sous l’étouffoir du devoir culturel dont l’institution scolaire se fait le fidèle serviteur, y a-t-il d’autres solutions que celles qui tentent de restaurer le désir ? Ernest Pignon-Ernest parie en somme pour une esthétique inspirée de l’érotique du caché/montré, comme celle que Rita Hayworth portait au comble de son raffinement dans la célèbre scène de cabaret du film Gilda, où l’actrice, dans une très suggestive synecdoque, dénudait la main et l’avant-bras que dissimulait son gant noir.

Sous la culture cultivée, la relation ordinaire au monde
Oui, bien sûr. Encore faut-il que le désir soit déjà là, ou au moins latent. Les jeunes gens assis sous l’un des sommets de l’art pictural en semblaient bien éloignés. Faut-il les en blâmer ? Je crois plutôt qu’il convient de se saisir de l’occasion pour regarder en face ce qui fait question : le hiatus qui paraît les séparer de ce monde de l’art et de la haute culture auquel on se fait devoir de les faire accéder. À bien des égards, je peux les comprendre. A quoi bon s’absorber dans la contemplation d’une toile si on n’y trouve pas quelque chose qui fasse assez profondément écho en soi-même ? Si on n’aborde pas l’œuvre picturale comme la cristallisation, l’épure, l’assomption d’une expérience humaine – celle d’un autre homme, d’une autre femme, l’artiste – qui soit en résonance avec ses propres expériences les plus profondes ? De même, à quoi bon l’œuvre chorégraphique si les mouvements des danseurs et leurs chorégraphies n’ont pas leurs retentissements dans mon propre corps ?

Avant le musée, avant la rencontre avec les œuvres, offrir à chacun la chance de vivre les authentiques expériences esthétiques qui en ouvriront le chemin : telle devrait être la toute première préoccupation de l’éducateur. Et ces expériences sont à portée de main : elles sont là dans cette relation si particulière et pourtant très ordinaire, faite d’attention, de plaisir et d’émotion que nous entretenons dans notre lien charnel avec le monde, et tout particulièrement avec le monde naturel

Plus généralement, à quoi bon l’art si celles et ceux auxquels il s’adresse – aujourd’hui chacun d’entre nous – ignorent, non pas dans leur tête mais dans leur être et dans leur chair, que dans toute œuvre d’art et de culture il y a la cristallisation d’une expérience humaine qui vient au-devant de la leur et l’amplifie ?
Le désarroi du pédagogue pourrait avoir le mérite de nous faire ouvrir les yeux sur un paradoxe qu’avait fort bien perçu et pensé John Dewey qui écrivait, dans les années 1930, à la fin d’une longue carrière, le livre qu’il considérait comme le dernier mot de sa philosophie : Art as experience. L’ouvrage s’ouvrait en effet sur un diagnostic qu’il est grand temps de méditer : les institutions et les dispositifs dans lesquels nous enfermons les œuvres d’art sont devenus les principaux obstacles à un accès à ces œuvres qui fasse pleinement sens, parce qu’ils ont « contribué à répandre l’idée que les œuvres d’art ne font pas partie de la vie quotidiennen ». Parce que dans un même geste, la continuité entre la vie dans son élan originaire et l’art a été rompue et qu’une profonde césure a été inscrite dans la culture : au musée, « les objets rassemblés sont le reflet et l’affirmation d’une position culturelle supérieure, tandis que leur isolement de la vie ordinaire reflète le fait qu’ils ne font pas partie d’une culture naturelle et spontanéen ».

Avant le musée, la forêt
Ernest Pignon-Ernest, à sa manière facétieuse, tente bien de restaurer la continuité entre l’expérience ordinaire et l’œuvre d’art. Mais l’entrée qu’il choisit me semble encore trop éloignée : encore faut-il que naisse le désir de monter les sept étages, au nom de l’art. Pour ma part, je militerais volontiers pour une autre voie et donnerais un autre conseil aux éducateurs. Différez la visite au musée, en effet, mais surtout que nul n’y entre sans que ses sens autant que sa tête y soient pleinement préparés. Avant le musée, emmenez vos élèves, vos enfants, en forêt. Demandez-leur tout simplement d’y marcher, silencieusement, d’écouter le bruit de leurs pas foulant le sol et les feuilles mortes, de sentir les odeurs qui montent du sol et descendent des frondaisons, demandez-leur d’être attentifs aux jeux de la lumière au-dessus d’eux, tout autour d’eux, de poser leurs mains sur les troncs des arbres et de les laisser glisser lentement le long de l’écorce. Oui, avant le musée, la forêt : parce qu’il n’y aurait pas de musées s’il n’y avait d’abord les forêts, pas de toiles accrochées aux cimaises des musées, pas de mouvements chorégraphiés sur la scène des théâtres, pas de chants humains peut-être s’il n’y avait eu d’abord l’expérience de la forêt, la forêt vécue, sentie, incorporée, inscrite au plus profond des sens et de l’imaginaire. Avant le musée, avant la rencontre avec les œuvres, offrir à chacun la chance de vivre les authentiques expériences esthétiques qui en ouvriront le chemin : telle devrait être la toute première préoccupation de l’éducateur. Et ces expériences sont à portée de main : elles sont là dans cette relation si particulière et pourtant très ordinaire, faite d’attention, de plaisir et d’émotion que nous entretenons dans notre lien charnel avec le monde, et tout particulièrement avec le monde naturel.

La nature mais quelle nature ?
Que le lecteur se rassure : il ne s’agit pas ici de se laisser aller à une quelconque nostalgie d’une nature élégiaque, figure usée et devenue cliché de l’esthétique romantique, et je n’ai nullement l’intention d’opposer à une civilisation « artificielle » et « pervertie » la pureté d’une nature originelle. Plus loin de moi encore l’idée de célébrer dans la nature et le « grand air » une force originaire : nous ne savons que trop où cette esthétique-là peut conduire.
Ce terme, « nature », je ne l’emploie ici, faute de mieux, que pour l’opposer à la virtualisation du monde dans laquelle entraîne l’euphorie robotique et marchande, qu’afin d’en appeler, et plus précisément d’en rappeler, à ce qui constitue le fondement de notre humanité : notre enracinement charnel tout autant qu’imaginaire dans le monde sensible. L’exigence du sensible, du corps engagé, et plus fondamentalement encore de l’imaginaire de la matière, cette dimension essentielle de notre humanité est du même coup la toute première exigence éducative. Je demeure sur ce point résolument bachelardienn : c’est au plus proche des éléments, dans l’intimité charnelle et rêvée de l’eau et de l’air, dans la complicité des forces du feu et des profondeurs de la terre que l’homme habite le monde tout autant en poète qu’en savant . Une enfance privée de ces enracinements-là serait l’enfance d’une humanité hors sol.

Une leçon d’esthétique
Appelons-en à une éducation esthétique de la sensorialité. À des expériences premières dans lesquelles le plaisir esthétique est déjà là tout entier dans toute son intensité. Comment nommer ce sentiment que nous éprouvons tous, petits et grands, devant le spectacle que nous offre soudain, un matin, en poussant les volets de la maison, la découverte d’une immense étendue de neige silencieuse, immaculée, vierge de toute trace ? Comment nommer notre retenue quand nous y inscrivons nos premiers pas, avec une sorte de ferveur émerveillée ? Nous hésiterions sans doute à employer ici le terme « esthétique », que nous avons appris à réserver à l’expression de nos expériences dans le champ de l’art, et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un plaisir esthétique, d’une relation esthétique, et même d’une conduite esthétique.
C’est tout aussi bien la conduite et le plaisir du promeneur en forêt, pour peu qu’il s’y adonne tout entier, et la satisfaction qu’il y éprouve alors, tout à la fois émotionnelle, sensorielle, intellectuelle, attentionnelle, ne diffère guère sur le fond de celle qu’on peut éprouver dans la fréquentation heureuse du musée. N’est-il pas l’éducateur dont nous aurons plus que jamais besoin, celui qui aura vécu personnellement la continuité de cette satisfaction, de cette expérience qui mène de la forêt au musée, et reconduit du musée à la forêt ?

 

1

John Dewey, L’art comme expérience (1934), trad. sous la direction de Jean-Pierre Cometti, Éditions Farrago, Paris, 2005, p. 27 (traduction française).

2

Ibid.

3

Pour m’en tenir à un seul des ouvrages que Gaston Bachelard a consacrés à la poétique des éléments, lisons ou relisons par exemple L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Le Livre de Poche, Paris, 1993.

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