Avignon dans les yeux d’un migrant

Dominique Bela, réfugié politique en Belgique, critique théâtral et comédien.

16-10-2023

Dominique Bela, envoyé par la RTBF (Radio télévision belge francophone) à la 71e édition du festival d’Avignon, a coanimé pour la chaîne, avec la critique d’art Sylvia Botella, l’émission quotidienne « In the mood for Avignon ». Voyage d’un journaliste en exil sur le festival et ses à-côtés.

J’ai été condamné à une peine d’emprisonnement ferme pour avoir dénoncé le régime Biya, distribué sous le manteau des journaux censurés, affronté les forces de maintien de l’ordre lors des manifestations, fait la grève devant des édifices publics, organisé des marches, etc.

Je suis le migrant qu’on croise dans le métro à Bruxelles, Paris, Berlin… Qu’importe mes problèmes, mes insomnies, mes douleurs, ma solitude, cette vie que j’ai sauvée, je dois la reconstruire. C’est vrai, tout m’est étrange : la langue, la culture, les gens que je rencontre. Je n’ai pas droit à l’erreur. C’est la reconnaissance de mon statut de citoyen à part entière, avec des droits, des devoirs que je recherche. Alors que je suis dans le train, ces pensées m’animent jusqu’à ce que je m’endorme enfin. Trois heures plus tard, j’en descends, le cœur tremblant. Gare d’Avignon centre. L’air un peu perdu, je voudrais rejoindre les bureaux du festival, au cloître Saint-Louis, afin de retirer mon accréditation. D’un pas vif, je vais à la rencontre de cette ville que je visite pour la première fois. Je franchis ses remparts, son artère principale – la rue de la République, la plus vaste des trois avenues, percée intra-muros –, je découvre son centre historique dont l’éclat est rehaussé par de vieilles bâtisses provençales. Tout à coup, l’étreinte du souvenir des villes africaines m’enlace.

Je me remémore la Douala d’il y a dix ans: l’agitation perpétuelle, le bruit, la saleté, la danse, la musique, la débrouille, la débauche… Une ville hétéroclite qui refusait de se laisser capturer, de se figer dans le temps. « Sawa Mbengue », « Petit Paris », « Rive gauche », « Douala-la-belle » « Doul », la liste des petits noms qu’on lui prête est infinie. On s’amusait beaucoup à l’époque.

Certains disaient : « Paris, c’est le paradis ! » On recevait des photos d’un oncle, d’un neveu devant une Mercedes flambant neuve, sans savoir qu’elle n’était pas à eux. Sergeo Polo, chanteur camerounais, répondait à un journaliste : « J’ai pris du poids parce que je mange du poulet à Paris. »

La Réfugie
Je m’arrache à ces souvenirs pour penser à mon nouveau challenge. Au festival d’Avignon, je suis invité à faire la critique des spectacles avec la fraîcheur d’un journaliste qui le découvre pour la première fois. Je ne déplorerais pas qu’on oublie que je suis migrant. Pour la dernière édition de son premier mandat, Olivier Py a placé le festival sous le signe de la résilience : celle des exilés, des déplacés qui connaissent des douleurs immenses – 65,6 millions de personnes déracinées selon les dernières statistiques du Haut-Commissariat aux réfugiés.

Que faire de cette Afrique affamée dont la population sans cesse croissante voudrait perturber le grand projet d’une Europe prospère ? Comment réagir face à ces gens-là venus de Libye, de Somalie, d’Afghanistan, de Syrie, d’Irak qui ne semblent pas s’accommoder au mode de vie occidental? Une seule solution semble à portée de main: instaurer le mythe des frontières et le fétichisme des nationalités.

Je suis migrant comme nous tous. Dans une société qui sépare, divise depuis la nuit des temps, la frontière authentifie, produit des hiérarchies, rend possible la discrimination entre le citoyen protégé par le droit et par l’État et l’intrus livré au risque de la déportation. Voyageur impénitent, je viens de loin, d’un pays imaginaire, la Réfugie. Ce n’est pas de la poésie. Il est marqué sur ma carte de séjour que je suis de nationalité « Réfugié ». Il faut bien s’inventer des critères d’appartenance – le nous et les autres. Mon pays n’existe sur aucune carte du monde. Il n’a ni capitale, ni drapeau, ni monnaie, ni équipe de football, ni chaîne de radio, ni chaîne de télé, ni voitures, ni avions, ni bateaux, ni trains, ni économie, ni blancs, ni noirs, ni jaunes, ni hétéros, ni homos, ni trans, ni putes. Il n’a pas de frontières, pas de police, pas d’armée, pas de McDo, pas de supermarchés.

La vraie mystique des frontières se trouve ailleurs, pas dans le tracé des cartes. Les frontières les plus infranchissables sont incrustées dans les cœurs et dans les esprits. Ce sont les murs construits par chaque personne en elle-même par peur, ignorance ou arrogance. Et l’enjeu de l’art en général et du théâtre en particulier, selon moi, est de se mettre au service de la déconstruction des stéréotypes et de la transmission des vécus et des savoirs.

Plusieurs spectacles à Avignon abordent la thématique de l’immigration. Grensgeval/borderline, du metteur en scène flamand Guy Cassiers, met les spectateurs dans la position inconfortable de témoins impuissants, qui ferment les yeux alors qu’ils savent très bien qu’ils sont des milliers à frapper à leurs portes. Après les voix des habitants de la riche Europe apeurés face à l’étranger sur leur sol, s’élèvent celles des migrants comme un chœur antique. Avec La Maison d’Ibsen, le metteur en scène australien Simon Stone revisite la pièce du dramaturge norvégien dans laquelle Caroline, la paria de la famille, se propose d’héberger les réfugiés. Katie Mitchell dans Les Bonnes, de Jean Genet, traite de la condition des sans-papiers. Côté off, le directeur du théâtre du Chêne Noir, Gérard Gelas, adapte la pièce du Roumain Matéi Visniec, Migraaaants.

Je cherche en vain, dans les salles, quelqu’un qui me ressemble un peu, qui connaît ma souffrance, ma solitude ; une personne qui vit l’enfer de l’isolement, du déracinement. On devrait voir dans les théâtres des citoyens européens et non-européens, cela entraînerait des rencontres, chasserait peut-être les peurs et les préjugés. Mais à quoi bon chercher du migrant? Il n’a ni le portefeuille ni la tête à ça, il se bat surtout pour sa survie, obtenir ses papiers…

Un matin, je tombe par hasard sur un groupe de demandeurs d’asile, assis non loin des anciens remparts de la ville. Nous discutons pendant près d’une demi-heure des difficultés d’intégration des étrangers en Europe. « Ça vous dirait de venir au théâtre ? » Je leur présente le programme du festival. « Non merci, nous risquons de nous ennuyer [rires] », rétorque l’un de mes interlocuteurs.

Olivier Py a placé le festival sous le signe de la résilience : celle des exilés, des déplacés qui connaissent des douleurs immenses – 65,6 millions de personnes déracinées selon les dernières statistiques du Haut-Commissariat aux réfugiés.

Scène banale illustrant les idées reçues autour du festival : une fête réservée aux branchés, aux élites financières ou médiatiques ! L’esprit populaire du festival, si cher à son géniteur Jean Vilar, s’estompe peu à peu.

Focus Afrique
Avignon 2017, c’est aussi le constat qu’aucune pièce de théâtre écrit venue de l’Afrique n’a été sélectionnée. Où sont passés les écrivains Sony Labou Tansi, Alain Mabanckou, Mongo Beti ? Qu’est-il arrivé à nos dramaturges Martin Ambara, Kossi Efoui, Sylvie Dyclo Pomos, François Ebouele ? Avignon où les as-tu cachés ? Les as-tu bâillonnés ?

Pas de texte, certes, mais de la danse, de la musique : le cri de révolte de Fela Kuti, le roi de l’afro-beat, défenseur acharné des laissés-pour-compte, résonne outre-tombe dans le formidable spectacle de Serge Aimé Coulibaly baptisé Kalakuta Republik. La révolte contre les puissants, contre les dictatures qui condamnent la jeunesse africaine à l’exil, la révolte contre le capitalisme qui appauvrit les masses dans les pays du Sud comme en Occident. Le spectacle de Serge Aimé Coulibaly est universel, il parle aux habitants de Lagos, de Paris, de Bruxelles ou de Washington.

Sur le chemin de l’exil, Dorothée Munyaneza, chorégraphe engagée, retourne dans son Rwanda natal pour rencontrer des femmes violées. De la douleur à la dignité, le chemin de ces femmes est un éloge à la beauté : elles ont réappris à aimer leurs corps, à s’aimer… Avec Unwanted, Dorothée Munyaneza signe son plus bel opus.

L’Afrique qui pleure ses enfants condamnés à l’exil, c’est aussi au travers des œuvres de ses écrivains, découverts dans le cadre du programme des lectures RFi pour l’émission « Ça va, ça va le monde ! ». De Koffi Kwahulé à Fatou Diome en passant par Ali Kiswensida Ouédraogo, Fiston Mwanza Mujila et Hakim Bah : la colère gronde. Pauvre continent qui n’a pas d’argent pour soutenir son action culturelle, où Bolloré & cie achètent à tout va, des salles de spectacle…

Coups de cœur
Parmi mes coups de cœurs du festival, Les Parisiens d’Olivier Py. Rien a priori ne m’accroche à cette farce qui traite des coulisses du milieu culturel parisien, joli prétexte pour présenter l’état du monde. À Paris – comme à Douala –, c’est le désarroi politique où seules les prostituées incarnent un espoir révolutionnaire. Il y a ce personnage central, Aurélien, jeune metteur en scène, qui débarque dans la ville lumière et veut la conquérir et qui partage, en quelque sorte, le même rêve que ce migrant campant Porte de la Chapelle, non?

Standing in Time du metteur en scène néo-zélandais Lemi Ponifasio est mon second coup de cœur. Le spectacle, s’inspirant des écrits de la poétesse syrienne Rasha Abbas, raconte le drame des femmes qui disparaissent de la vie sociale sans explications. Huit actrices maories répondent par des chants de lamentations qu’elles ont composés. La scénographie est des plus sobres. Le spectacle embrasse aussi la réflexion sur le voyage de l’homme sur la terre, l’histoire de la création et de la destruction. C’est une lecture contemplative et cosmogonique du monde. Le metteur en scène offre au public un généreux cadeau : le silence. Plus rien n’existe. Ni Dieu, ni église, ni gouvernement, ni supermarché… ni migrants.

Arles
Je m’échappe un jour d’Avignon pour une escapade arlésienne aux Rencontres internationales de la photographie. Arles est la ville qui compte le plus de monuments romains après Rome ; les arènes, le théâtre antique, les cryptoportiques, les thermes de Constantin, les remparts du castrum romain, l’église et le cloître Saint-Trophime, le Museon Arlaten et les Alyscamps.

Je pars de la gare à pied, passe par des allées colorées, la ville s’est empourprée cet été. Premier arrêt : Iran, année 38. Septante jeunes photographes iraniens dévoilent les visages de leur pays. Les photographies témoignent de la répression après la réélection de Mahmoud Ahmadinejad en 2009, des destructions causées par la guerre Iran-Irak, de l’Iran d’aujourd’hui… Ensuite brève halte à l’expo Un monde qui se noie de Gideon Mendel en rapport avec le réchauffement climatique. Le photographe montre la planète tout en désordre, en proie à des inondations. Des clichés impressionnants qui captent l’intime, le vulnérable, l’anonyme.

La thématique de la migration occupe une place importante aussi avec l’exposition Fifty-fifty de Samuel Gratacap. Le photographe qui a passé plusieurs années à s’intéresser aux victimes de la guerre nous conduit dans des centres de détention de migrants et dans des lieux de transit. L’exposition met en lumière les conditions épouvantables dans lesquelles les migrants tentent de survivre. Elle interroge aussi la façon dont les médias traitent cette crise migratoire. Malgré l’émoi entraîné par la question des réfugiés, peu de responsables politiques s’intéressent réellement à leur sort. Cette question, on peut aussi se la poser au sujet du théâtre : que reste-t-il après le choc de la représentation ?