Bagarres au King Créole

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture Bruxelles et administrateur de Culture & Démocratie

16-10-2017

L’art contemporain renouvelle-t-il les imaginaires des humanités ? Les artistes peuvent-ils transmuer la mondialisation en mondialité ? Comment l’exposition Mondialité, conçue par Hans Ulrich Obrist et Asad Raza, montrée à la Villa Empain à Bruxelles du 19 avril au 10 septembre 2017, peut-elle aider à répondre à ces questions ?

La « créolisation » d’Édouard Glissant prend le contre-pied du créole tel qu’inscrit dans la doxa, dans le mainstream, c’est-à-dire une manière amusante d’épicer de couleur locale l’usage d’une langue principale, appropriation bancale qui a toujours signifié infériorité, incomplétude philosophique et intellectuelle.

La « créolisation » selon Glissant démonte tout ce qui accompagne cette approche paternaliste du mélange des cultures : la manière de poser l’intégration à sens unique (du plus pauvre vers le plus riche) ; la façon d’aborder la question de l’identité en sous-entendant une hiérarchie des identités, celles-ci reposant sur des concepts psychologiques, psychanalytiques et philosophiques occidentaux comme les seules sciences de l’esprit ; un système qui fixe la place de la différence, de l’altérité, selon le poids respectif des héritages culturels nationaux, eux-mêmes reliés à des productions de richesses matérielles. Le soi blanc, occidental, reste prédominant dans le contexte de la mondialisation.

La « créolisation » (concept élaboré au départ de la pensée de Glissant mais avec l’apport d’autres penseurs antillais), geste poétique puissant et complexe, peut néanmoins se résumer en trois principes qui suffisent à mesurer le bouleversement invoqué: il n’y a plus d’identités fixes, à racines uniques, mais des identités-relation; le dialogue culturel ne doit pas chercher à produire du même mais à engendrer plus de différences; il n’est pas utile de se comprendre pour s’accepter et s’aimer. En lieu et place de ce qui se passe pour le moment, la culture ne chercherait pas à engendrer clarté, puissance, assurance et affirmation d’un modèle unique, mais produirait l’éloge du tremblement, de la fragilité, de l’opacité, de l’errance, des identités non fixées. L’artiste Philippe Parreno en a tiré un T-Shirt avec une phrase extraite du Traité du Tout-Monde transformée en slogan viral : « Je réclame le droit à l’opacitén. » Un geste simple qui appelle chacun-e à propager une parole de différence et à transformer une poétique en revendication de droits réels. incantation gadget?

Imaginons quel changement énorme sous-entend cette créolisation. C’est une nouvelle grammaire à ériger pour forger des formes de vie autres, agir sur la plasticité complexe du relationnel imbriqué, faire émerger un mental différent de celui qui, pour le moment, gère les législations et oriente les jurisprudences relatives à ces questions identitaires.

Que signifie renoncer à l’équivalence « accepter = comprendre »? C’est au nom de cette « compréhension » que sont imposés à « l’autre » des exercices et des parcours d’intégration (à sens unique). Non pas pour une compréhension réciproque mais pour que l’autre intègre bien qui « nous » sommes et la place qu’il doit occuper par rapport à « nous » (notre histoire moderne s’étant arrogé le statut de récit universel). La compréhension, dans ce rapport de force, repose sur un cahier des charges plus métabolique que conscientisé qui biaise ce que signifie se comprendre mutuellement.

Ce que recommande Glissant est, au contraire, d’aimer et accepter l’autre même sans le comprendre. Dissocier soin, attention et compréhension, ne plus se coincer dans une relation de cause à effet pour éviter que le même détermine l’acceptabilité de l’autre. On voit bien que cela rompt avec de très longs héritages et automatismes et que sa transposition dans tous les actes quotidiens du vivre ensemble nécessite une fameuse (r)évolution. Cela renvoie à une entreprise titanesque d’éducation populaire : « il faut changer les imaginaires des humanitésn » !

Glissant et l’art contemporain
Édouard Glissant est très présent dans les productions récentes de l’art contemporain. Probablement parce que c’est un des champs de production où s’expriment de plus en plus les pensées du postcolonialisme, tant en termes d’inventaire critique du colonialisme qu’en termes de pistes pour continuer à vivre autrement ensemble, modifier les centralités, introduire ce droit à l’opacité. Cela, pour autant, propage-t-il les idées de Glissant dans le corps social, sur la place publique ? L’intention n’est-elle pas parasitée, cyniquement, parce qu’elle correspond à un style qui a un prix sur un certain marché de l’art, valeur qui intéresse collectionneurs, galeries, musées ?

La Fondation Boghossian à la Villa Empain présentait récemment l’exposition Mondialité qui est le terme que Glissant oppose à mondialisation. Dans « mondialité », toutes les parties participent aux choix d’un devenir collectif encourageant les « identités-rhizomes » à l’encontre des ravages générés jusqu’ici par le modèle d’identité « à racine unique » (reposant sur la croyance de détenir une explication du monde, être détentrice de la genèse du monde).

La Fondation Boghossian, née en 1992, développe des actions d’éducation et de formation pour les jeunes Arméniens et Libanais. Depuis 2010, elle a établi son siège à la Villa Empain et en a fait un « centre d’art et de dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident ».

La « créolisation » selon Glissant, geste poétique puissant et complexe, démonte tout ce qui accompagne cette approche paternaliste du mélange des cultures.

Édouard Empain a fondé un empire industriel, essentiellement sur la base du développement des chemins de fer, au niveau international, de l’Asie au Congo belge, en passant par le métro parisien. La Villa Empain, construite par l’un de ses fils, est un joyau de l’art déco, un esthétisme qui n’est pas sans lien avec les débuts du socialisme. La Villa a été abandonnée longtemps, en friche, squattée.

Les artistes qui étaient présentés à l’occasion de Mondialité sont soit des artistes avec lesquels Glissant avait des affinités et qu’il aurait intégrés à son musée du Tout-Monde, soit des artistes qui utilisent ses textes, mettant en pratique certaines de ces idées, incluant des références dans leurs propres travaux.

On trouve notamment le Chilien surréaliste Roberto Matta, Wilfredo Lam, Adonis, Antonio Segui. Ces artistes, selon leurs origines, « déparlent » l’histoire de l’art occidentale, en y introduisant d’autres référents spirituels et psychiques pour faire le récit de ce que c’est vivre, regarder, témoigner de son milieu intérieur et extérieur, relayer d’autres cheminements qu’eurocentristes. Du côté des artistes contemporains, les connexions aux avancées antillaises sont plurielles. Dominique Gonzalez-Foerster, par exemple, place des livres de Glissant dans plusieurs de ses installations, comme une constante. Ces installations sont des « lieux autres » où peuvent se fragiliser nos manières d’habiter, de se camper dans les valeurs sociales : « un projet décoratif, un endroit où s’asseoir, où se reposer, un obstacle lorsqu’une personne traverse une pièce, un lieu de conversation, […] des environnements essentiellement instablesn » qui devraient aider à sentir que tout espace de vie, y compris dans ces dimensions relationnelles, est une construction, dont les frontières se discutent, se déplacent. Daniel Boyd, d’origine aborigène, réinterprète l’histoire australienne, met « en évidence les travers criminels du colonialismen ». Son intégration, dans la Villa Empain, consiste en d’immenses vinyles, reproduisant des fragments d’art aborigène, collés sur les fenêtres d’un salon élégant, cosy. De cette manière l’esthétique mythologique du rêve aborigène s’intègre aux utopies socialistes de l’art nouveau. Cela apporte bien, dans une histoire connue, du différent, de la variation et de la bifurcation. Kader Attia est présent aussi pour son travail sur le post-colonialisme, les blessures mémorielles et le besoin de réparation et de dédommagement qu’elles engendrent. Il présente une céramique de Delft, symbole culturel d’une puissance coloniale importante (les Pays-Bas), où percent les traumatismes infligés et reçus en retour à même l’identité coloniale, sous forme de cassures et de réparations, de coutures à même la céramique qui, du coup, devient un objet multiple, libéré de son homogénéité. Miquel Barcelo, très inspiré par l’art africain et la Préhistoire, expose un motif de pieuvre, « animal marin dont le système nerveux est réparti entre la tête et les tentacules, à l’image des identités plurielles si chères à Glissant et qui constitue ainsi à lui seul l’archipel, le rhizome qui forme et construit l’identité de chacunn ». Le drapeau d’Édith Dekyndt, planté sur la façade du palais, tourné vers la piscine, peut sembler bien anecdotique. il a été réalisé et installé au lieu de naissance de Glissant et se veut un objet, ondulant au vent, toujours changeant, jamais au repos, agitant la mémoire de l’esclavage. L’étoffe, la partie flottante de l’étendard, est réalisée à partir de cheveux d’individus africains.

Ces démarches, clairement, alertent et informent, via l’imaginaire, sur les paramètres à modifier si l’on souhaite réellement partager équitablement le monde et ses ressources. Paramètres historiques, philosophiques, psychologiques, économiques, politiques, écologiques. L’expérience esthétique face à ces œuvres, éveille certes une conscience, s’attache à la beauté et à la générosité de ces prises de positions, cultive le goût de certains décentrements pressentis intérieurement, dans les limites de sa singularité… Mais cela, néanmoins, reste noyé dans un contexte où prédominent des formes de vie modelées par l’individualisme néolibéral comme accomplissement de soi. C’est-à-dire que, probablement, ce qu’expriment ces œuvres va aussi être converti en support de distinction personnelle. Parce que, face à cet individualisme néolibéral, il n’existe pas de plan d’individuation suffisamment prégnant, exigeant une vision politique d’ensemble complètement autre que ce qui se charge actuellement d’orienter nos manières de vivre.

Glissant voyait dans l’art contemporain un régime de création de différences.
« L’étendue des différents, c’est-à-dire le grand champ d’énergie des différences, est le seul universel concevable, dans la diversité. Les arts dits contemporains, ou du moins ceux qui ont échappé à la littéralité des œuvres de la mode, et qui n’essaieraient ni de terrifier ni de détourner, se sont compliqués et sont devenus composites, en ce que non seulement ils soulignent et relèvent et révèlent les différents et concourent ainsi au mouvement des diversités et des variétés, en les illustrant pourtant dans leur singularité, mais qu’ils tentent par surcroît et de plus en plus de surprendre cette opération elle-même par laquelle des différences s’ajoutent sans se détruire, et aussi des identités varient en ne dépérissant pasn. » Cela peut en effet produire ce qu’évoque Glissant, mais avec quel impact sur notre milieu et sur une construction de communs qui feraient de cette production de différents, non plus la création de signes distinctifs pour l’individualisme, mais l’émergence d’un milieu d’individuation générant des formes de vie accordées à une société plus hospitalière ? Car l’art, même sous ses formes contemporaines, n’en a pas fini, comme l’expose Éric Michaud, avec « une histoire dont les concepts, le “style” au premier chef, se sont inscrits dans le grand récit de la guerre des races, en postulant que l’art est ce qui incarne le mieux le génie des peuples, dans leur homogénéité et leur continuité supposéen ». Les ministères de la culture sont des agences de promotion des artistes nationaux et non des instituts promouvant un imaginaire du Tout-Monde.

Même si les formes esthétiques de l’art contemporain contiennent beaucoup de divergences et de matériaux préliminaires au Tout-Monde, l’inconscient, le mainstream culturel, nos formes de vie sont largement influencées par cette histoire de l’art, des races, des génies du peuple. Emanuele Coccia, philosophe italien, confiait dans un entretien publié par Libération le 13 juin 2017 : « L’on pourrait dire que les États-nations font tout pour combattre l’atmosphère, c’est-à-dire pour combattre le mélange, la circulation et la transformation des êtres. La nouvelle carte du monde devrait partir de la capacité des hommes à migrer, dégager l’être humain des notions de peuple et territoire, exactement comme le fait le paysagiste Gilles Clément pour les plantes vagabondes. C’est dans ces espaces de migration, hors des nations et des peuples, que se déploie la vie à venir. Le futur du monde, ce sont les migrants : les combattre, les repousser, les tuer, signifie combattre, repousser, tuer le futur. » Ce que Marielle Macé traite autrement en parlant de déclore l’esprit et de favoriser l’hospitalité, quand elle aborde la tragédie des migrants aux plages de l’Europe. « il faut un grand effort d’imagination, c’est-à-dire d’hospitalité, pour se relier vraiment à de très lointains vivants – ceux qu’on n’attendait pas, et avec qui notre lien, en pratique, est rarement d’intimité parce qu’il n’est justement pas un lien entre modes de vie. il faut imaginer cette hospitalité à laquelle notre droit non seulement ne nous oblige pas, mais qu’il entrave. Ce serait un devoir ici que d’imaginer, le devoir de l’esprit sortant de soi, s’exilant. […] L’imagination est hospitalité : c’est elle qui aidera à débattre de modes relationnels et de contours pour une autre communauté juridique, qui ne placerait pas seulement en son centre les prochains mais les lointains, qui ne voudrait plus se définir à travers ceux qui sont comme nous, mais aussi à travers les très éloignés, les tout à fait inconnus, ceux qui ne sont pas invitésn. » Ce qui rejoint, avec un diagnostic porté de l’intérieur de notre « nous », l’appel de Glissant à changer les imaginaires des humanités. Cette convergence permet d’aller plus loin, de mieux mesurer l’ampleur de la tâche politique. il ne suffit pas que ces idées s’expriment ici ou là dans des œuvres d’artistes. il s’agit de réellement changer de fond en comble nos formes de vie pour devenir totalement hospitaliers. Cela ne relève pas de la seule responsabilité des entités individualistes dans un marché capitaliste. Les enjeux requièrent plus de radicalité. Ce changement d’imaginaire est collectif et nécessite de modifier notre système économique pour une meilleure répartition des richesses à l’échelle de la mondialité. Or, Michel Lussault écrit précisément à propos de l’action de l’État français à Calais : « il s’agit de ne pas admettre qu’un contre-récit efficace s’impose face à celui qui se veut “officiel” et exclusif, et qui pourrait laisser penser qu’une autre manière d’aborder la cohabitation dans cette Jungle est possible », ce qui revient à refuser « de faire de la question de l’hospitalité un sujet de véritable débat publicn ».

Bloquer/censurer le travail de l’imagination comme force hospitalière. Ce refus de déclencher, démocratiquement, les salutaires bouleversements d’imaginaires ne devrait-il pas caractériser un crime contre l’humanité ? C’est ce qui se dégage de l’intervention de Christophe Büchel au S.M.A.K. (Gand) dans une charge radicale. L’espace muséal est transformé en refuge et campement pour migrants selon un dispositif qui conduit l’institution à engager une dizaine de ces citoyens privés de territoire et à les reterritorialiser dans la production active d’imaginaires « autres ». Mais il s’agit de formes artistiques de dénonciation qui ne s’embarrassent pas de proposer une initiation à la créolisation. Celle-ci devrait être inscrite dans le socle de compétences élémentaires que doit dispenser n’importe quel enseignement digne de ce nom, simultanément à l’acquisition de la langue maternelle.

1

Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p. 29.

2

Édouard Glissant, L’Imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin, Paris, Gallimard, 2010, p. 85.

3

Extraits du guide du visiteur édité par la Fondation Boghossian/Villa Empain.

4

Ibid.

5

Ibid.

6

Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006,p. 135.

7

Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016,p. 275. 

8

Ibid., p. 320.

9

Michel Lussault, Hyper-Lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation, Paris, Seuil, 2017, p. 153.