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Dossier

Bloc 9

Dominique Bela
journaliste en exil, co-fondateur de MigranStory, membre de l’AG de Culture & Démocratie

02-12-2020

Début mars 2020, la nouvelle tombe : nous faisons face à une pandémie mondiale de Covid-19 et afin de l’endiguer les gouvernements d’Europe de l’Ouest mettent en place des mesures de confinement. « Chacun doit rester chez soi au maximum pour limiter les contacts extérieurs. » Pour Dominique Bela, journaliste en exil, ces mots de « chez-soi » n’ont rien d’une évidence. À travers ses souvenirs d’enferment en centre de rétention, mais aussi de son parcours artistique et personnel, l’auteur croise des perspectives africaines et européennes, notamment en évoquant la place du « chez-soi » pour les personnes âgées dans les homes de l’Occident.

La nouvelle est tombée ce mercredi 18 mars à midi. Afin de lutter contre la propagation du coronavirus, la Belgique rentre en confinement. En résumé, le mot d’ordre : « Chacun doit rester chez soi au maximum pour limiter les contacts extérieurs. » On peut quitter son domicile pour un magasin d’alimentation, aller chez le médecin, à la pharmacie, au guichet automatique de la poste, au guichet bancaire, à la station essence, fournir une assistance aux personnes vulnérables.

Sur le plan personnel, cette situation m’évoque une autre époque, celle de mon séjour dans les camps en Belgique : Houtalen, Bierset, Jemeppe-sur-Meuse. Et de manière générale, la sédentarisation aux forceps des Africains et enfin, qu’il ne fait pas bon d’être vieux en Occident.

Sept ans après mon séjour dans les camps, j’y suis retourné le 14 mars dernier dans le cadre d’un reportage pour le quotidien d’informations et d’analyses en ligne, MigranStory.

Musique.

Vidéo visite centre Bierset.

Il est pratiquement 11 heures lorsque je franchis la rue de Velroux, la seule route qui conduit au centre Croix-Rouge « L’Envol » à Bierset. Je suis avec ma collègue et compagne Julia Garlito Y Romo. À l’arrêt du bus, non loin du camp, comme dans mes souvenirs, un petit rassemblement de résidents attendent le bus 85 pour les conduire à Liège. Autant le dire tout de suite, avant de monter dans le bus 85, il vaut mieux connaître quelques règles : ne pas manger à l’intérieur, ne pas parler fort au téléphone, ne pas parler au chauffeur, ne pas engager la conversation en premier avec les passagers. Vous l’avez compris, nous ne sommes pas acceptés par tous les riverains.

Je replonge dans mes souvenirs des soirs d’hiver, lorsqu’après mes cours de théâtre au Conservatoire royal de Liège, sis au quai Banning 5, j’arpente sous un froid glacial l’asphalte enneigé qui me sépare d’environ 8 kilomètres du Centre de demandeurs d’asile de Bierset. Il est 22 heures. Je suis un zombie, une âme perdue au milieu de cette route. J’ai les doigts gelés dans les poches de mon jeans. Les semelles de mes chaussures laissent pénétrer la neige, glaçant mes pieds alors que je n’entends plus que les gargouillements de mon estomac chantant la mélodie de la faim.

‒ Mais Dominique, pourquoi manges-tu le même repas tous les jours ?

‒ J’aime bien le pain avec du fromage.

‒ Ah ok ! Désolé.

Ça fait plus de six mois que je suis dans cette école, jamais personne ne s’intéresse à moi. Personne ne vient s’asseoir à ma table, à part quelques étudiants et des membres du corps pédagogique, pour déjeuner. Je suis le plus âgé des étudiants et le seul « noir » de l’école. Je ne veux pas jouer les victimes, pourtant un camarade m’a traité de « noir » en me fixant droit dans les yeux. À sa décharge, il était de mauvaise humeur.

Musique, et je chante, comme un murmure, tout en douceur :

Ma vouni euh mot

Yeguié ehhhh

Mameu teuding eu sapack ooooh na

Ma vouni euh mot

Yeguié ehhhh

Mameu teuding eu yabam ooooh na

Mavou yeguié

Mameu teuding eu keguié nah

Ngingnoli

Ngingnoli

Ngingnoli

Beugan

Beugan

(Traduction : Je n’ai pas de frère ‒ yeguié est une exclamation ‒, ni sœur, encore moins d’amis ici. Les voilà, les voilà, les voilà… Attrapez-les ! Attrapez-les !)

Je veux rester concentré. Le plus important pour moi ce soir est d’arriver le plus vite possible au centre, être au chaud, et manger enfin ma boite de tomates en conserve. Avant de m’endormir, en semaine, comme on ne sert plus à manger au réfectoire à mon retour des cours, j’ouvre une boite de conserve de tomates ‒ toujours de tomates ‒ et la déguste assis sur mon lit. Je les achète à 13 centimes l’unité. Comme elles sont bonnes ! Je préfère les manger avec du pain, mais je n’en ai plus. Je ferai une nouvelle provision de pain demain au petit déjeuner. À présent, je vais m’endormir et surtout penser à être à l’heure demain, 6h50 pour être précis, à l’arrêt de bus. Les consignes à respecter quand nous prenons le 85 me reviennent à l’esprit ‒ ne pas manger à l’intérieur, ne pas parler fort au téléphone, ne pas parler au chauffeur, ne pas engager la conversation en premier avec les passagers ‒ et je ferme les yeux.

Alors que Julia et moi nous engageons sur la rue de Velroux à bord de la Seat rouge qu’elle conduit, ma respiration s’accélère. Je me sens soudain comme le demandeur d’asile que j’ai été il y a sept ans. Je n’ai pas besoin qu’ils ouvrent la bouche, qu’ils me parlent, qu’ils me disent s’ils ont ou pas des nouvelles de leur famille laissée là-bas au pays. Je suis à leur place. Je ressens leur tristesse, leur anxiété. Nos corps déshumanisés, carbonisés de l’intérieur, ne font plus qu’un.

Un matin d’hiver, je me rends, l’air joyeux, au foyer culturel de Bierset rencontrer le responsable, à qui je propose de nettoyer bénévolement l’établissement, histoire de m’occuper. Alors que je tremble de froid devant la porte où il me reçoit, en présence de sa femme, je me dis : Ils ne vont quand même pas me laisser là ? J’ai quand même marché près d’une demi-heure pour arriver jusqu’ici ! Je leur propose tout de même de balayer et laver gratuitement leur foyer culturel… ça ne se refuse pas, non ? En plus, ils sont âgés.

Les minutes paraissent interminables.

Je prie mes ancêtres Eton Manguissa, Ayissi Beko’o, Essimi Ateuneu, Dominik Beula (mon grand-père) qu’ils m’invitent à entrer, pour me mettre au chaud, le temps de la conversation.

Musique et incantations en eton :

Keugeu Keugue gueu

Keugeu Keugue gueu

Keugeu Keugue gueu

Keugeu Keugue gueu

Keugeu Keugue gueu

Keugeu Keugue gueu

Lui : Il fait froid, hein ?

Moi : Oui.

Lui : Heureusement que vous avez un bonnet et des gants.

Long silence.

Moi : Au revoir.

Camps de réfugiés ? Camps de déplacés ? Campements de migrants ? Zones de transit ? Lieux d’hébergement en urgence ? Le seul mot qui décrit la réalité, ce qui s’y passe : camps d’étrangers. Nous sommes Syriens, Érythréens, Congolais, Afghans, Camerounais, Sénégalais…

Il y a quelques années, on dénombrait près de 400 camps au sein de l’Union européenne. C’était bien avant l’afflux de 2015. Depuis, de nouveaux camps ont été créés, y compris des « gares de triage ». En 2016, on évaluait à près de 50 000 le nombre de personnes détenues dans ces camps. Aujourd’hui ce chiffre est en hausse.

Nous franchissons la barrière. Il n’y a personne dans la guérite attenante pour exiger de nous identifier comme c’était le cas quand j’y séjournais. Ah tiens ! Voilà une collaboratrice de la Croix-Rouge qui arrive à bord de son véhicule. Je la reconnais et lui fais signe.

Elle : Bonjour, comment ça va ?

Moi : Bien.

Elle : Qu’est-ce que tu deviens ? J’ai vu que tu jouais une pièce ?

Moi : Oui j’ai joué avant-hier. Certains de vos collègues sont venus. C’était très bien.

Elle : Vous venez visiter le centre ?

Moi : Oui.

Elle : Allez-y.

D’un signe de la main, elle nous montre l’espace devant nous. Le camp a l’air vide, du moins en apparence. Au loin, j’aperçois un des réfectoires. À travers les fenêtres, je vois quelques résidents s’activant à nettoyer le sol. On ne tardera pas à connaître le menu servi au déjeuner. Je brûle d’impatience de revoir mon ancienne chambre au bloc B9, l’émotion me submerge.

Julia : Ça va ? Tu tiens le coup ?

Moi : Oui, ça va. Il ne faut pas que je sois triste, MigranStory c’est montrer de belles choses, non ?

Vidéo interview.

Alors que je termine de répondre à la première question de l’interview, nous arrivons devant l’entrée des bureaux du centre. Nous y croisons à nouveau la collaboratrice de la Croix-Rouge.

Elle : Vous voulez venir avec moi au bureau ? Vous pouvez passer par ici si vous le souhaitez.

Moi : On voudrait aller voir mon ancienne chambre.

Elle : OK. Bonne visite alors.

Lorsque je franchis les portes du réfectoire principal du camp, je constate qu’il y a quelques affiches sur le coronavirus et les mesures à observer. En réalité, ce n’est pas le danger principal pour les résidents. Ils parlent, discutent. Une porte s’ouvre. Un demandeur d’asile, qui vient certainement d’achever sa « corvée », tient un Tupperware contenant les restes de son déjeuner. Certainement du poulet. À mon époque, au menu du samedi, c’était du poulet. Pas le fameux « poulet DG »… Ah ça ! J’aimerais bien en manger de ce plat typiquement camerounais, justement… Mais il va falloir attendre la fin de l’épidémie du coronavirus pour pouvoir me rendre à Matongue et y acheter toutes les épices nécessaires à sa préparation.

Nous continuons la visite. Avant de gravir les marches de l’escalier qui mènent vers mes « anciens quartiers », Julia entre dans les toilettes des femmes au rez-de-chaussée. Elle doit d’abord traverser les douches où 2 résidentes viennent de terminer leur toilette. Aucun espace ne leur permet de le faire dans l’intimité. Lorsqu’elle me rejoint, elle est légèrement déconcertée en me rapportant l’anecdote.

Julia : Tu te rends compte ! En cette période de confinement, il n’y a ni savon, ni rien pour s’essuyer les mains.

Moi : C’est parce qu’ici chacun doit avoir ses propres produits d’hygiène.

Julia : Dans n’importe quel endroit, il devrait y avoir de quoi se laver les mains en sortant des toilettes, surtout en cette période de confinement.

Moi : Bienvenue dans mon monde, ou en tout cas celui qui l’a été durant sept longues années !

Julia est choquée. Ici, chacun doit avoir ses propres affaires. Un jour par semaine, l’administration du centre distribue aux résidents des produits sanitaires : gel douche, savon pour les mains, papier hygiénique. Aux résidents de prendre leurs responsabilités.

En poursuivant notre visite, je constate avec joie qu’il y a désormais des cuisines communes aménagées pour les résidents, chose qui n’existait pas à notre époque.

Nous sommes enfin sur le point d’entrer dans mon ancienne chambre. Un collaborateur de la croix rouge nous y conduit. La porte est fermée. Avant d’entrer, il toque légèrement. Pas de réponse… Il ouvre. À l’intérieur, il fait sombre; on ne voit presque rien. Deux lits superposés sont disposés côte à côte dans un espace d’à peine 20 mètres carrés. Quatre personnes minimum y dorment confinées. Confinées… ce mot vous rappelle quelque chose ? Quelqu’un est recroquevillé au sol, sur ce qui semble être un matelas. Il se cache sous des couvertures. Dort-il ? Je suis profondément choqué. Julia aussi. Un mélange de gêne et d’indignation s’empare de nous. Gênés car nous réalisons que nous sommes entrés dans l’espace privé de cet homme. « Ce n’est pas grave », lâche le collaborateur de la Croix-Rouge.

Une résidente attend à la sortie de la chambre pour mendier quelque chose auprès de notre guide. Nous ne comprenons rien à leur conversation.

Je me sens coupable d’avoir violé l’intimité de cet homme. Je voulais juste revoir ma chambre. Je suis triste. Triste de cette misère, ce par quoi je suis passé. Indigné par les conditions de vie dans ce presque « cagibi », moins qu’une chambre. Comment est-ce possible ? Comment peut-on traiter des êtres humains de la sorte ? Nous sortons après à peine quelques secondes. Dans ce lieu, le coronavirus revêt une autre forme : celle de l’indignité, de la barbarie, de l’ensauvagement…

Je retourne à Bruxelles déterminé à agir. Que faire sinon dénoncer encore et toujours ? Dénoncer à travers le théâtre, dénoncer à travers nos discours, nos attitudes… Mon histoire aurait pu être la vôtre, comme celle de nombreux migrants d’hier : Italiens, Espagnols, Grecs, pour ne citer qu’eux.

En quête d’asile suite aux persécutions liées à mon métier de journaliste, j’arrive en Belgique en 2012. Je suis envoyé dans un « centre de transit » dans un petit village flamand à Houtalen, près de Hasselt, en attendant qu’une place se libère dans un « centre définitif ». Définitif, un mot qui dans ce contexte fait peur, non ? C’est le choc pour moi qui dormais dans des hôtels 5 étoiles en Belgique lorsque je venais couvrir des événements, moi qui étais reçu par des chefs d’États. Une ironie du sort, comme l’aurait dit Camus… L’attente dure plus de sept mois. Une éternité lorsqu’on connaît les conditions. Une trentaine de résidents sont casés par dortoir dans des chambres d’environ 50 mètres carrés. Aucune intimité.

Un après-midi du mois de novembre, un courrier de l’Office des Étrangers m’informe qu’on m’a trouvé une place dans un « centre définitif ». Là-bas, dit-on, tout est différent. En plus d’une chambre individuelle, tu recevras de « l’argent de poche ». 32 euros par semaine. Des fakes ! En réalité, il ne s’agit que de 7 euros…

Je quitte Houtalen un soir de novembre 2012 pour un autre petit village, cette fois en Wallonie : Bierset. Bierset… autre ironie du sort : un avion transportant cinq millions de masques en provenance de Chine y a atterri dans la nuit du vendredi 20 mars. Ces masques ont été acheminés vers les hôpitaux. Soit.

Une fois à Bierset, je fais partie des 1000 candidats réfugiés qui vivent au centre Croix-Rouge « L’Envol ». Assigné à résidence, je suis comme les autres, interdit d’être absent pendant plus de trois jours sous peine… d’expulsion ! Je m’aligne pour aller aux toilettes, au réfectoire, pour faire la lessive. Pour retirer mon courrier ou avoir un repas, je dois présenter mon badge. Les visiteurs laissent leur carte d’identité à la guérite, ils n’ont pas accès aux chambres. C’est une ancienne caserne militaire désaffectée. Le camp est réparti en plusieurs blocs. Nous disposons de moins d’une dizaine de toilettes dans notre bloc pour plus de 300 résidents !

Les repas servis au réfectoire habituellement sont loin d’être savoureux, pour ne pas dire insipides. Le seul magasin d’alimentation près du camp est un « Night and Day » tenu par un Pakistanais toujours sur ses gardes lorsqu’un résident vient faire des achats. Pour lui, nous sommes tous des voleurs. L’alternative est donc de prendre le bus 83 ou 85 avec une carte de bus TEC, que nous recevons en plus de « l’argent de poche ». Le supermarché le plus proche se trouve place Saint-Lambert. Nous nous ruons tous sur le poulet à 2 euros 50 (particulièrement apprécié par tous), le riz, la semoule ou encore les pommes de terre. Sans trop de sous en poche, on ne peut se permettre guère plus. Pour le retour, rebelote, il faut prendre le bus 83 ou 85 avec une carte de bus TEC… Cela peut sembler simple mais pour en bénéficier, il faut passer par les mailles complexes de l’administration. Le « bureau social » facilite les rendez-vous avec les avocats pro-déo (en téléphonant avant) dans le but d’obtenir un rendez-vous au Bureau d’aide juridique (Baj). Il faut compter sur le facteur chance pour tomber sur un bon avocat. La plupart sont des « bleus ». Je ne remercierai jamais assez maître Julie Kever.

Me Julie Kever : Je ne peux rien vous promettre monsieur Bela, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.

Moi : J’ai écrit à Reporters Sans Frontières. J’ai eu le contact de leur responsable en France. Ils ont dépêché une mission au Cameroun pour vérifier si effectivement j’avais été plusieurs    fois arrêté.

Me Julie Kever : Et ? Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

Moi : La mission s’est rendue au siège de plusieurs journaux à Yaoundé et à Douala et ont compilé des articles de journaux. En résumé dans ce mail, ils confirment mes déclarations. Cependant ils ne délivrent pas d’attestation !

Me Julie Kever : Ce n’est pas grave. Leur mail suffira comme preuve. Mais encore une fois, il faut rester prudent. On ne sait jamais, au vu du contexte… Je vous demande d’écrire à    toutes les organisations internationales de soutien et d’aide aux journalistes. Courage !

Quand on est malade, le service d’infirmerie prend rendez-vous pour vous (infantilisme oblige) auprès du personnel soignant externe : médecins, dentistes, kinés. Là encore, le résident doit toucher du bois. Le dentiste pourrait se tromper de dent. Ce ne serait pas la première fois. Pas grave. Il faudrait y retourner quand même.

S’agissant de la pharmacie, le seul médicament qu’on met généralement à notre disposition est le paracétamol. Il soigne tout. Coïncidence, alors que je traine un mal de côtes depuis plusieurs jours, ce vendredi 20 mars, je me suis rendu à la pharmacie pour me procurer du Voltarène. La pharmacienne m’a recommandé… du paracétamol.

La pharmacienne : La prise d’anti-inflammatoires est un risque supplémentaire de contamination au COVID 19.

Moi : Vous blaguez ?

La pharmacienne : Non pas du tout, monsieur. Je suis désolée. Nous avons reçu des instructions de ne plus délivrer d’anti-inflammatoires.

Moi : Mais j’ai très mal au dos, je marche à peine…

La pharmacienne : Prenez du paracétamol pendant 3 à 4 jours, ça calmera les douleurs. Je suis désolée.

Il est 20 heures ce vendredi. Debout sur leurs balcons et terrasses, des gens applaudissent le travail du personnel de la santé, en première ligne pour faire face au coronavirus. Quant à moi, j’ai une pensée pour les personnes âgées, plus touchées par la pandémie, en particulier celles qui vivent dans les maisons de retraite.

Comme les demandeurs d’asile dans les camps, on les appelle ‒ triste dérision ‒ résidents ! Évidemment, les traitements ne sont pas pareils. Mais à y voir de près, on constate de troublantes similitudes. Ils sont ostracisés, marginalisés, traités avec cruauté et indifférence. La pandémie du coronavirus a montré la place qu’ils ont dans notre société. Face à l’afflux des malades, dans certains pays européens, on les laisse mourir. Le personnel soignant donne la priorité aux jeunes. Je suis mal placé pour le dire, venant d’une autre culture, mais c’est un héritage commun de prendre soin de ses parents.

Ces derniers mois, j’ai été amené à aller régulièrement dans des maisons de repos. J’ai vu la détresse, la solitude, l’abandon dans les yeux de certains anciens ‒ je préfère ce mot, ancien, à vieux ! Dans notre culture, il est apparenté à la sagesse. J’ai vu de belles choses mais aussi des horreurs. Ces dernières malheureusement plus nombreuses. Des résidents maltraités. Un personnel qui travaille dans des conditions pénibles, manque de produits d’entretien… Là le confinement ne s’arrête pas le 5 avril. Il continue sinistrement.

Depuis le 18 mars dernier, toutes mes habitudes sont chamboulées. Plus moyen de boire une 33 export « bien glacée » au Vieux Mila, de faire un tour au Camp Yabassi, chez Evelyne, tout près de la gare du midi.

Moi : Salut mon cœur, ça va ? Ça va ? Hein ? Hein ? Qu’est-ce que tu es beau !

Mongo Iton iteu yeb (Que tu es beau !)

Outeu yeb neu via (Tu es beau comme le soleil !)

Mon fils : Areu Areau baba baba baba

Moi : On se reverra bientôt, je te promets mon bébé d’amour. Mais pour l’instant c’est compliqué.

(En m’adressant à sa mère : )

Ça va toi ? Pas trop dur le confinement ?

Sa mère : Oui ça va.

Mon fils est né à l’hôpital Saint-Damien à Ostende. Une vraie merveille. Je l’ai vu quelques rares fois, la plupart du temps au parc de Forest, non loin de sa colocation. Il y a deux semaines, dans un café près de la place de la Bourse, pour la première fois, je l’ai vu manger. C’était un biscuit, un spéculoos. Et j’ai fait une dizaine de photos.

Quel beau bébé. Qu’est-ce qu’il me ressemble. Je lui parle dans ma langue maternelle.

Peupa Anga keu (Papa est parti)

Do meuma anga so (Maman est venue)

Bibeu seu leuga pam (Nous sommes tous sortis)

Ateneu essimi (Atangana Essimi)

Nkukuma Ibog ndom (Le roi des Eton)

Otabela adjongo (Otabela Adzongo)

Beunougeu medim (Ils boivent de l’eau)

Begue diguigui bidi (Ils mangent)

Bessombok (Tant mieux)

Il me répond en faisant des sons étranges avec sa bouche…

Beubeu beubeu

Beubeu beubeu

Qu’est-ce qu’il me rend heureux !

Comme cadeau de naissance à mon fils, sa grand-mère lui a offert une poupée africaine ramenée de ses vacances au Sénégal.

Je souhaite lui apprendre à faire du vélo. Je comprends que sa génitrice ne veuille pas me laisser la voir à cause du coronavirus. Mais pourquoi m’oblige-t-elle à le voir tantôt dans un café, tantôt dans un parc et jamais dans mon appartement ? Ne suis-je pas assez « clean » ?

Ou peut-être, à son goût, n’ai-je pas assez entendu : « Ils sont trop différents, ils ne s’intégreront jamais. »

« Ils viennent seuls puis font venir toute leur famille. »

« Si on les accueille, ils vont venir plus nombreux. »

« Parmi les réfugiés, il y a des terroristes et des criminels. »

« Ils viennent profiter de notre système social. »

« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. »

« Ils viennent prendre l’emploi des Belges. »

« On est envahi par les migrants. »

« Ils sont un danger pour notre économie. »

En ces temps de confinement, je m’émerveille sur les petits plaisirs de la vie, qui dans cet enfermement imposé pour notre sécurité sanitaire, met en évidence tout ce que cette société au rythme effréné tend à nous faire oublier dans notre quotidien.

Je pense, au plaisir de lire un livre confortablement installé sur le divan, tout en dégustant une bière, ou un verre de vin. Sentir glisser sous mes doigts le papier imprimé au fil de ma lecture, sentir l’odeur de sa couverture. Je ferme les yeux, j’imagine les ingrédients qui joueront avec mes papilles à l’heure du repas. J’écris. Je crée. Je suis terriblement inspiré. Mon agenda affiche des pages blanches, alors je comble celles qui défilent sur mon écran. Mes doigts claquent sur le clavier, au son de Vivaldi.

Le temps, encore, a immobilisé les aiguilles de l’horloge. Son tic-tac résonne dans une autre dimension, celle du temps qui s’écoule sans lui prêter trop d’attention.

Au petit déjeuner, j’enclenche FaceTime. Je prends le petit déjeuner avec maman et mes frères.

Musique.

Vidéo Sa’a Cameroun.

Le soleil est déjà au zénith alors qu’il est à peine 10H00. Je devine la terre rouge d’Afrique sous les pieds de mes neveux qui courent derrière leur grand-mère assise devant moi, avec comme toute séparation l’écran de mon smartphone et à peine quelque 4 888 kilomètres. J’ai le cœur qui bat. Je prie de toutes mes forces de revoir ma mère en vie, ça fait plus de huit ans qu’on n’est séparés. À part le sourire, la joie, l’envie de continuer à vivre, là-bas, ils n’ont rien. Le coronavirus n’y a donc pas sa place. Le décompte macabre lié au coronavirus a malheureusement déjà commencé au Cameroun. On ne va pas se laisser abattre.

L’eton chatouille agréablement mes oreilles, je suis heureux de laisser le français derrière moi, le temps de ces quelques instants avec les miens. Ma langue claque dans ma bouche au rythme d’un plaisir non dissimulé.

Meuma, minga a te kop ma, me bogo aussi itouni da wama

Mayina, djini deu gbwei,

Meutal dameu euteu et meuman neu goi ga piss, eu anoun neu mob ikon. A Neu veu loup ma meuvo va…

Iyiéée

Voleugana, don ineuyama…

Mingan Dozon Athnase a gone . Meudigni gonan…Yima naha a ba imane

(Elle m’a trouvé chez moi alors que j’étais assis sur mon canapé

Je lui ai demandé, c’est quoi, c’est la sorcellerie ? Que me veux tu ?)

La technologie moderne à des fruits juteux lorsque l’éloignement revêt une autre dimension travers les yeux du cœur.

Demain est un autre jour. Je sortirai sans doute faire des courses. Pas de bus. En voiture peut-être, ou à pied pour m’aérer un peu. Pas de sous dans mes poches mais ma carte de crédit, pour l’obtention de laquelle je n’ai rien eu à justifier… J’aurai sans doute une pensée pour ma famille au Cameroun. Le pays avec son système de santé des plus défaillants, enregistre ses premiers morts des suites de coronavirus, malgré tout, ils gardent le sourire.

Voilà un quotidien qui mérite que réflexion soit faite aussi sur les bons côtés des choses. Pensez un peu. Il y a quelques années de cela, mon confinement à moi, n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui. J’ai rencontré au centre Croix-Rouge de Bierset : 1 – Amel (Congolais) ; 2 – Jean (Burkinabé) ; 3 – Natacha (Érythréenne) ; 4 – Ramy (Syrien)

Aujourd’hui, moi, Dominique (Camerounais), je suis entre 2 chemins, avec vous ici et avec eux là-bas.

Et vous ?

Musique

FIN