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Faire ville

Brève et partiale histoire d’un territoire fracturé

Vincent Cartuyvels, historien d’art, administrateur de Culture & Démocratie

12-12-2022

Une unique paroi percée de meurtrières. En face du Palais des Beaux-arts, le siège de la banque BNP Paribas-Fortis sera presque terminé en 2021 : monolithique, monochrome, désespérément gris par temps de pluie, sans articulations, aveugle, muet, opaque, hors échelle, colossal, minéral, fermé, anonyme… Cet objet gigantesque et surpuissant occupe 5500 m2 en plein centre-ville : un concentré de tout ce qu’il ne fallait pas faire.
En contrebas, un immense panneau indique : « Vous ne le voyez pas d’en bas, alors on vous le montre. 5500 m2 de toit vert, pour moins de CO2 » Un bâtiment éco-responsable, vraiment ? Effectivement, cela ne se voit pas.
Plus loin, ce panneau : « Nous bâtissons notre futur. Merci pour votre patience. » Mais qui est ce « nous » ? Quel futur ? Le nôtre ? Le leur ? Et ce futur-là est-il désirable ? Mais qu’a fait Bruxelles pour mériter ceci ? Comment pareille violence dans l’imposture est-elle encore possible à Bruxelles, qui en a déjà supporté tant et tant, et que tant de citoyennes et citoyens, d’architectes et d’urbanistes de partout ont dénoncé depuis un demi-siècle ?

Bruxelles : ruptures, frontières et clivages. À partir des inflexions du sol et de son histoire.

Bruocsella signifie fond marécageux. Au cœur de la Basse-Lotharingie, dans un marais où coule une rivière secondaire, une fondation au Xe siècle : l’ile Saint-Géry, un port, un marché, un castrum, une église. Petite bourgade en marge d’un empire, Bruxelles est dès le départ bordure, entre-deux, carrefour, passage.
Au XIe siècle, église et château se déplacent sur les hauteurs: au Treurenberg, Saint-Michel-et-Gudule, au Coudenberg, le palais. Port et marchés restent en bas. Ce clivage est décisif : pour toujours, Bruxelles sera une ville bipolaire.
Une première enceinte construite au XIIe siècle relie les deux niveaux. Au XVe siècle, pour inclure la population hors les murs, on construit une deuxième enceinte dont la partie sud est étirée pour englober la léproserie Saint-Pierre. Le « pentagone » est dessiné. À la fin du Moyen âge : trois pouvoirs, trois édifices. Sur les hauteurs, la cathédrale, le château. En bas, l’hôtel de ville.
Au XIe siècle, la Fossa Carolina remplace la Senne, le port se déplace côté Sainte-Catherine. Et comme dans toutes les villes, un tissu très dense : ce schéma ne bougera pas jusqu’à la révolution industrielle. Avec les Bourguignons et Charles Quint, Bruxelles est une capitale internationale. Elle redeviendra provinciale jusqu’en 1830. Le Coudenberg au temps de Charles Quint fait de Bruxelles une ville impériale.

En 1731, le Palais des ducs brûle. Alors que la Grand-Place, bombardée en 1695, met cinq ans à se reconstruire grâce au dynamisme des corporations, la ruine du palais reste en friche pendant quarante ans. Une friche à Bruxelles, déjà !
En 1776, sur le modèle français, la géométrie du parc Royal et de la place Royale s’incruste dans le tissu organique médiéval. Comme un deuxième cœur « estampé » sur la colline, matrice des extensions futures, à l’Est de la ville. Première négation de l’inclinaison du sol, la place Royale est en porte-à faux sur la pente, la première rupture bas/haut de la ville, toujours problématique aujourd’hui, comme en témoigne l’ascenseur des Marolles – une « agrafe » entre le haut et le bas de la ville ?
En 1830, cette ville de taille moyenne est la capitale d’un pays neuf : la Belgique. Elle se cherche des symboles, se rêve en grande capitale et projette un immense réseau d’axes et boulevards à l’intérieur et à l’extérieur, comme à Paris ! En fait, au cours du siècle, les extensions ne se réaliseront que vers l’Est, à partir du système royal : place, parc et rue Royale, rue de la Régence, rue des Palais, quartier Léopold, avenue Louise, etc. De flèches en coupoles, un réseau symbolique consacre l’existence du nouveau royaume. Les communes bourgeoises, Schaerbeek, Ixelles et Saint-Gilles se greffent sur ce système. Et, au centre, il n’y aura qu’un seul boulevard haussmannien, qui recouvre la Senne, déclarée insalubre.
C’est un échec immobilier : la bourgeoisie préfère une maison avec jardin : l’exode continue. Le peuple de la Senne, lui, est relogé dans les Marolles par l’échevin Blaes. Quant à l’eau, elle est évacuée, sous terre.

Fin XIXe, Léopold II dessine un réseau de boulevards et de parcs toujours un peu plus à l’est créant une deuxième couronne de quartiers nantis, encore aujourd’hui: Uccle, Auderghem, les Woluwe… jusqu’à Tervueren. Ouvrier·es, marchand·es et artisan·es se concentrent dans le bas de la ville, du nord au sud, et le long des industries du canal.
Autre clivage entre les niveaux de pouvoirs et leurs populations : le conflit entre la volonté protectrice de la ville existante que le bourgmestre Charles Buls défend dans la ligne de Camillo Sitte et les grands projets planifiés de Léopold II sur le mode des grandes capitales européennes.

Au XXe siècle, le temps des mutilations: une ville à l’identité faible, et qui se laisse faire. À titre d’exemple, citons quatre grands chantiers qui l’ont défigurée, qui ont désertifié son centre et accentué ses coupures territoriales.

La jonction nord-midi : Bruxelles, laisse-toi traverser !

Contrairement à toutes les capitales d’Europe, Bruxelles se perçoit plus comme carrefour que comme centre signifiant. Au grand dam de Charles Buls qui démissionnera pour la cause, on décide de raser les quartiers sur près de quatre kilomètres en plein centre. De 1903 à 1952 on creuse. Comme un lent bombardement, cinquante ans de travaux détruisent la colline. Cinquante années de friches, de palissades, de boue, de camions, de gravats… invivables. Une partie des habitant·es s’enfuient.
Entre 1952 et 1983 on referme, ce qui demande trente nouvelles années de travaux pour la reconstruction. Mais alors que Haussmann reconstruit boulevards et habitats, ici c’est une zone monofonctionnelle d’autoroutes inutiles et de bureaux qui crée un désert minéral encore présent aujourd’hui.

1905, L’albertine : l’eau et la pente

À l’Albertine, on avait improvisé un parc avec escaliers qui « disent » la pente, et des cascades qui magnifient la présence bienfaisante de l’eau. Il créait un lien organique entre le haut et le bas : les Bruxelloises et Bruxellois l’adoptent.
Dans les années 1950 on le remplace par un ensemble mussolinien dessiné avant guerre, raide et désert, avec ses terrasses, rampes, murs… et l’eau, dans des bacs, est disciplinée, géométrique.

La cité administrative de l’État : un mur dans la ville

Au sommet d’un pentagone, on édifie une muraille de 600 mètres de long et une tour de 140 mètres de haut : entre 1958 et 1983, vingt-cinq ans de chantier pour un objet unitaire rendu immédiatement obsolète par la réforme de l’État fédéral.
Innombrables sont les terrasses, murailles, rampes, plateaux, surplombs, portes-à-faux et sous-terrains qui massacrent la colline en éradiquant son histoire. Une tâche dans la représentation mentale que les Bruxellois·es ont de leur ville et une barrière infranchissable au cœur de notre espace urbain. De la rue Neuve à Saint-Josse-ten-Noode, il n’y a plus d’habitant·es…
Bilan : à la place des inflexions de la colline, du Botanique au Palais de justice, il n’y a plus que des plateaux en porte-à faux et de rares passages raides, étroits, artificiels, quelques rues étroites, des escaliers perdus, un ascenseur. Seul le Sablon descend en pente douce, comme une « gouttière » urbaine, reprenant les anciens chemins descendant la colline. La pente est définitivement niée et l’eau évacuée.

Un World trade Center : le tour du monde en 80 tours

Dans les années 1960, édiles communaux et promoteurs immobiliers entament la destruction du Quartier nord pour un centre d’affaires international, sacrifiant – encore une fois – Bruxelles, ville moyenne, à un destin de carrefour international. Le projet : un ensemble de 80 tours, un Manhattan rivalisant avec New York,
avec un nœud autoroutier nord-sud, en appui sur les socles des buildings – dont le Phillips de la place de Brouckère –, et est-ouest, avec la voie Ostende-Liège élargie.
Et Bruxelles se laisse faire. Hier « comme à Paris », demain, « comme à New York » ! Mais la grenouille enfla si bien… qu’elle creva : les acheteur·ses ne suivent pas. Encore une friche pour plus de vingt ans. La violence du « cas bruxellois » est telle que les urbanistes lui donnent un nom : La bruxellisation. C’est-à-dire la destruction de la ville par les spéculateurs pour des autoroutes urbaines, des parkings et des bureaux, entrainant la fuite des habitant·es hors pentagone. En 1900, elle compte 160 000 habitant·es, en 1980, 40 000.
Avec une « coulée continue » de trois kilomètres de désert de bureaux comme fracture territoriale majeure entre les zones prolétarisées au centre, à l’ouest et au sud d’une part et les quartiers nantis, à l’est, d’autre part.

Contrairement à la majorité des capitales européennes, la pauvreté et l’immigration sont au centre et non en périphérie. Mais un centre « ghetto » ? Donc une ville « à l’envers », une ville donut et un tissu urbain – et donc social – déchiré, morcelé.

Place Gaucheret : un point d’acupuncture du mal bruxellois ?

Au bout du Quartier nord, zone enclavée entre le canal, le boulevard et le train, on trouve la place Gaucheret : elle reçoit le choc entre la « coulée continue » de bureaux et de tours-miroirs qui déboule depuis le quartier européen d’une part, et l’habitat ouvrier XIXe à forte population immigrée d’autre part : un crash entre deux
« villes-mondes » sur le même espace urbain.
Retisser du lien en ce lieu qui reçoit ces deux énergies incompatibles : mission impossible ? Et pourtant. Après rénovation, animation poétique des sols, retour de l’eau, variété des matériaux végétaux et minéraux, mélange des populations et des fonctions, de logements, de culture, de jardinage, de jeu et de convivialité semblent retisser du lien dans une ville qui en a tant besoin

Pour un futur désirable – pour nous, pour eux ?

Décidément, cette cité ne semble pas convenir à la brutalité des grands projets immobiliers. De manière générale, tous les chantiers d’envergure liés aux pouvoirs financiers ne s’intéressent ni au futur de la planète et ni au bien-être des populations. Mais on le voit depuis longtemps : à Bruxelles bien plus que dans les autres capitales, la structure institutionnelle et les innombrables niveaux de pouvoir entravent les actions à grande échelle qui, dès lors, par la lenteur des décisions et des exécutions, aggravent chaque fois les blessures déjà si nombreuses de la ville.
Par contre, il semble que les initiatives à moindre échelle, plus organiques, celles qui se pensent par capillarité, en mode « bottom-up » lui conviennent mieux. Ces actions se réalisent dans le respect de l’histoire des lieux et des populations en place : plus disséminées et plus efficaces, conduites dans la diversification des initiatives et des acteurs et actrices, elles permettent une recomposition des relations humaines à la manière d’une fertilisation d’espaces urbains jusque-là désertés.
Manière d’agir qui, par ailleurs, se rapproche des pratiques éco-sociales d’aujourd’hui, telles qu’elles se développent un peu partout dans le monde.

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