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Dossier

Brigades d’actions paysannes

Entretien avec Damien Charles, chargé de mobilisation chez Quinoa asbl, Brigades d’observation au Chiapas et Brigades d’actions paysannes

13-08-2024

Souveraineté alimentaire, oui, mais agroécologique, sans intrants ! Les choses ne changent pas assez vite. Comment élargir la communauté activiste ? C’est le rôle des Brigades d’actions paysannes avec un bel imaginaire antifasciste qui renvoie aux années 1930. Ce sont des chantiers solidaires et des formations pour recréer des liens entre paysan·nes et citoyen·nes, partager les savoirs sur l’état critique de notre système alimentaire, installer un terrain d’échanges et de passages à l’acte. Il s’agit de faire le poids face aux lobbys des pesticides. Quitte à prôner la désobéissance civile ou d’autres types d’actions capables de faire bouger les lignes. Selon une conflictualité qui reste dans les clous démocratiques.

Propos recueillis par Maryline Le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie.

C’est quoi les Brigades d’actions paysannes (BAP) ?
C’est un mouvement citoyen créé en 2017 par des associations du réseau de soutien à l’agriculture paysanne (RéSAP). Il est porté plus structurellement par FIAN, une ONG qui défend la souveraineté alimentaire et Quinoa, une ONG et organisation de jeunesse qui fait de l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire. Celles-ci sont soutenues par une série d’autres organisations qui font partie de ce réseau (La FUGEA, Le MAP, Terre en vue, Greenpeace, Rencontre des continents,….) mais c’est avant tout un mouvement qui reste aux mains des citoyen·nes qui participent et des paysan·nes qui s’identifient aux BAP.
La création des BAP vient du constat qu’il manquait une manière de s’engager facilement, une première porte facile à pousser pour les personnes qui n’étaient pas déjà impliquées dans nos réseaux mais qui avaient envie de passer à l’action pour se montrer solidaires de l’agriculture paysanne et participer à la transformation du système alimentaire. Nous avons alors repris l’idée des chantiers solidaires, qui existaient déjà par exemple dans le réseau des GASAP à Bruxelles. En parallèle de ces chantiers, les BAP organisent et soutiennent des mobilisations en faveur de la souveraineté alimentaire et de l’agriculture paysanne car nous avons aussi besoin de victoires politiques. Un troisième pôle « formation » pour les personnes qui intègrent le mouvement est rapidement venu s’ajouter. Nous y proposons à la fois des rencontres assez courtes autour de projections, d’arpentages ou de conférences et aussi des moments un peu plus longs de formation sur un week-end.

Comment fonctionnent les chantiers solidaires ?
Tout·e paysan·ne qui fait partie de notre réseau peut facilement faire une demande de chantier sur le site web et toute personne intéressée peut s’y inscrire également via le site. Un·e facilitateur·ice, membre des BAP, va ensuite prendre en charge l’organisation du chantier pour que ce soit le moins lourd possible pour la personne qui en a fait la demande. Qui peut participer ? Tout le monde. On a vraiment envie que ce soit une initiative la plus accessible possible. Les tâches demandées sur les chantiers nécessitent généralement assez peu de compétences pratiques. On remarque que ces moments ont de réelles vertus pédagogiques. On est aujourd’hui dans un système où les personnes qui mangent sont de plus en plus éloignées de celles qui produisent et ont parfois une vision assez monolithique, stéréotypée de l’agriculture. Ces chantiers rétablissent un lien et leur permettent d’être en contact avec la réalité des paysan·nes. On voit aussi que ça rend le message plus pertinent, plus ancré quand il s’agit de mobiliser ces savoirs sur le champ du politique, dans l’espace public. Les brigadistes qui se rendent sur les chantiers deviennent des meilleurs relais du discours politique porté.

Et les formations ?
Les week-ends de formation sont aussi ouverts à tou·tes. On y traite des enjeux actuels de l’agriculture. Par exemple lors du dernier week-end, on a fait le point sur les revendications des milieux agricoles lors des mobilisations du début de l’année 2024. D’où ça venait ? Quel historique ? Quelles suites peut-on imaginer donner à ces revendications-là ? De quelle manière être solidaire ? On doit comprendre les enjeux pour se les réapproprier et les utiliser dans nos actions. Quand on donne ces formations sur une ferme, elles comportent aussi des moments de chantiers plus pratiques. On allie activités pratiques et moments de rencontre avec des intervenant·es externes issu·es du réseau, qui partagent leurs savoirs et animent des ateliers de réflexion collective. Ce sont aussi ces moments qui font progresser les BAP car toutes nos avancées depuis 2017 sont venues d’envies, d’impulsions, d’initiatives des bénévoles.

On est aujourd’hui dans un système où les personnes qui mangent sont de plus en plus éloignées de celles qui produisent et ont parfois une vision assez monolithique, stéréotypée de l’agriculture. Ces chantiers rétablissent un lien et leur permettent d’être en contact avec la réalité des paysan·nes.

Quelle est la vision politique portée par les BAP ?
On fait partie d’un mouvement plus large qui défend un système où la souveraineté alimentaire est possible, où l’agroécologie peut s’exprimer dans toute sa diversité où l’agriculture paysanne est en bonne santé et n’a pas la corde au cou.
On milite pour une agriculture orientée vers le soin de ce qui permet de continuer à avoir une agriculture – l’environnement – et vouée à nourrir la population locale. Le système alimentaire dépendant des intrants, des flux internationaux et qui épuise les sols et les ressources nécessaires au maintien de l’agriculture, est particulièrement vulnérable aux crises et donc peu à même de pouvoir assurer une alimentation saine et de qualité à la population. On a besoin d’un changement politique fort pour permettre l’accès à la terre et l’installation de nouvelles personnes, favoriser les pratiques agroécologiques et soutenir ceux et celles qui les pratiquent déjà, ou encore accompagner les personnes qui veulent opérer cette transition.

Qu’est-ce que la souveraineté alimentairen ?
La souveraineté alimentaire est un concept qui a été imaginé dans les années 1990 par la Via Campesina, qui est la plus grande organisation paysanne mondiale. La souveraineté alimentaire est vraiment conçue comme un droit des populations à mettre en place des politiques agricoles les mieux adaptées à elles-mêmes et à leurs besoins sans qu’elles puissent avoir un effet négatif sur d’autres populations. Ce droit, qui serait juste et durable, est un vrai projet de système alimentaire qui s’inscrit directement en opposition avec l’intégration de l’agriculture et de l’alimentation dans le libre-échange et les règles de l’Organisation mondiale du commerce. Ce n’est pas pour rien que ça apparait dans les années 1990 car c’est à ce moment là qu’on intègre pleinement l’alimentation et l’agriculture dans les marchés mondiaux. Aujourd’hui on ne peut pas jouir réellement de ce droit, on ne peut pas choisir la politique agricole qui nous convient parce que si on le fait on risque de ne pas respecter les politiques actuelles du libre-échange et donc de se faire taper sur les doigts par l’OMC ou l’Union européenne. L’obtention de ce droit représente donc un vrai projet de changement radical. Pourtant se dire qu’on choisit un modèle agricole qui correspond à nos besoins, qui respecte notre environnement, nos écosystèmes, nos populations dans leur diversité et qui n’empiète pas sur les populations des autres, ça semble être du bon sens, non ?

Qu’est-ce qui empêche ce changement de modèle ?
Il y a des freins au niveau politique. Au niveau européen, on a une politique agricole qui depuis des années est pensée pour favoriser une augmentation d’échelle et d’industrialisation de l’agriculture en décidant notamment de donner plus de subsides aux plus grosses exploitations. Quant au fait de soumettre l’alimentation aux règles du libre marché capitaliste néolibéral, cela constitue aussi un frein. Pour nous c’est à ces endroits-là que l’on doit obtenir des victoires qui comptent. On entend souvent dire que les consommateur·ices n’ont qu’à manger local.
Ce n’est pas juste de culpabiliser les consomateur·ices en leur disant que si le modèle agricole est tel qu’il est aujourd’hui c’est de leur faute, parce qu’ils et elles vont au supermarché. C’est oublier un peu vite les décennies de politiques publiques extrêmement volontaristes et contraignantes dans le sens de ce système. Culpabiliser des personnes qui ont du mal à joindre les deux bouts en remettant en cause leurs choix de consommation c’est historiquement faux, incohérent, culpabilisant et aussi très décourageant. On préfère voir le potentiel et le pouvoir que l’on peut avoir en s’organisant ensemble plutôt que de pointer du doigt les choix de consommation individuels.

Le travail des lobbys impacte-t-il ces politiques ?
C’est certain ! Bruxelles est la deuxième capitale mondiale du lobbying après Washington en termes d’argent dépensé et de lobbyistes enregistré·es. On n’est pas les seul·es à pratiquer l’action politique et si on ne le fait pas on laisse la place à des structures qui ont des moyens financiers bien supérieurs aux nôtres. Les gagnants du système alimentaire actuel – entreprises, multinationales, individus qui détiennent les capitaux –, se battent bec et ongles pour conserver leurs privilèges. On doit changer le rapport de force pour qu’il ne soit plus en leur faveur.
Les lobbys des entreprises ou même certains syndicats agricoles particulièrement conservateurs militent pour un statu quo du système actuel et utilisent l’actualité politique européenne pour le défendre. Par exemple, on a vu la stratégie « De la ferme à l’assiette », l’aspect le plus agricole du Green Deal, attaquée dans les premières heures après que les chars russes ont passé la frontière ukrainienne, au prétexte que la guerre empecherait de tenir ces mesures environnementales, comme si elles étaient une menace à la production agricole. Et ça a marché ! Aujourd’hui l’Union européenne a déconstruit la plupart des ces politiques agricoles environnementales, abandonnant entièrement certains volets comme la réduction de l’usage de pesticides, dont certains considérés comme cancérigènes probables. Ce n’est certainement pas l’intérêt public qui est défendu dans ces cas-là.

Il y a un modèle agricole qui nous mène droit dans le mur, qui n’est pas résilient, pas durable, qui supprime les personnes qui le font vivre et dont on dépend toutes et tous. Alors on entre en résistance contre toutes les politiques publiques et tou·tes les acteur·ices qui essayent de maintenir et de développer ce modèle.

L’action politique permet-elle de s’attaquer plus directement à ces freins ? Êtes vous favorables à la « désobéissance civile » pour vous faire entendre ?
Le nom Brigades d’actions paysannes sonne déjà comme quelque chose d’assez conflictuel. C’est voulu, c’est inspiré directement des Brigades internationales crées au moment de la Guerre d’Espagne dans les années 1930, où les gens se sont rendu compte que pour combattre le fascisme, il fallait un engagement large qui se fasse aussi sur le champ du politique. On a repris ce mot de « brigade » dans cet esprit-là. Pour lutter contre le système de l’agro-business, nous avons aussi besoin de nous impliquer politiquement et d’assumer une certaine conflictualité : on ne peut pas être pour l’agroécologie, la souveraineté alimentaire, sans être contre le système de l’agrobusiness dont le développement nécessite une croissance continue et vient empiéter sur les terrains de l’agriculture paysanne. Dans un système démocratique, il y a de la conflictualité. Alors oui, on est ouvert·es aussi – pas uniquement – aux modes d’action qui assument cela, comme la désobéissance civile. Il y a un modèle agricole qui nous mène droit dans le mur, qui n’est pas résilient, pas durable, qui supprime les personnes qui le font vivre et dont on dépend toutes et tous. Alors on entre en résistance contre toutes les politiques publiques et tou·tes les acteur·ices qui essayent de maintenir et de développer ce modèle.
Différents modes d’action permettent de résister mais beaucoup d’organisations, les ONG surtout, mettent énormément de moyens sur le plaidoyer, sur le fait de passer par les représentant·es politiques pour essayer d’obtenir des changements. C’est une très bonne chose mais elles ont assez peu recours à des modes d’action plus radicaux. Or pour nous, c’est important de visibiliser aussi cet aspect-là, dans l’idée d’utiliser une boite à outils complète du changement social.
Si on regarde dans le passé les victoires qui ont compté, il y a eu, à un moment où à un autre, une composante de résistance qui assumait cette conflictualité. Ces modes d’action peuvent aussi être porteurs de changements positifs, ce sont des manières d’agir qui ont amené des succès.
Est-ce que nous avons remporté des succès avec les BAP ? Difficile de le dire aujourd’hui. On manque de recul. On n’a pas encore obtenu de réelles avancées pour garantir l’accès à la terre, les prix agricoles ne sont pas justes et des traités de libre-échange continuent à se signer. Malgré tout, presque chaque année, avec le RéSAP, des dizaines d’hectares sont sauvés et d’autres petites victoires s’accumulent. On voit qu’on arrive à peser dans la balance par ce mode d’action, alors ça nous donne envie de continuer.

Quelles seront vos prochaines actions ?
Pour le moment on travaille sur les suites de la Journée internationale des luttes paysannes du 17 avril dernier. Plus généralement, on veut participer et obtenir un système alimentaire qui favorise une agriculture paysanne agroécologique et solidaire des paysan·nes du reste du monde. Ça laisse beaucoup de revendications à poursuivre et aussi beaucoup d’adversaires.
Les BAP sont nées d’un réseau et on continue à penser nos actions avec un maximum de monde, en particulier les premières personnes concernées comme les syndicats agricoles, pour évaluer ensemble les actions les plus pertinentes.
Aujourd’hui la question du prix juste et de l’accès à la terre en Wallonie sont au cœur des préoccupations. Ce fonctionnement en réseau nous permet aussi d’appréhender les problématiques avec un point de vue systémique. On ne peut pas penser l’alimentation et la transformation du système alimentaire sans penser au logement. On ne peut pas s’attaquer à la question du prix juste pour les agriculteur·ices sans penser à la répercussion sur le ticket de caisse des mangeur·ses. On ne peut pas non plus séparer cela des enjeux de santé, d’écologie, de biodiversité ou de précarité. Donc on a besoin des avis des personnes qui travaillent directement sur ces enjeux-là pour que nos propositions soient les plus cohérentes et abouties possible.

Sur la question de la désobéissance civile en lien avec l’écologie, lire aussi « Quels soulèvements démocratiques ? » de Pierre Hemptinne.

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Correspond à un systèmealimentaire dans lequel les personnes qui produisent,distribuent et consomment de la nourriture contrôlentégalement les mécanismes et les politiques deproduction et de distribution alimentaire. Celacontraste avec le régime alimentaire actuel dominant,dans lequel les entreprises et les institutions d’unmarché pour partie mondialisé contrôlent le systèmealimentaire mondial.

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Journal 58
Nourrir | Se nourrir
Pour un système alimentaire durable et démocratique

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Le pain nourricier

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Noémie Maughan, bio-ingénieure et chercheuse au Laboratoire d’Agroécologie de l’ULB

Les pieds nus dans le plat

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Refonder notre système alimentaire : les voies d’une bifurcation vers la soutenabilité

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Idéologies du « bien manger » et mépris de classe

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La croisée des chemins : fin ou faim démocratique ?

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Émilie Gaid

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