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Le centre d’art et la ville

Brusselsspeaks : la diversité linguistique à Bruxelles

Dirk Jacobs, professeur de sociologie à l’ULB, affilié au Groupe de recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité,
Ophélie Bouffil, co-fondatrice du collectif Les Microsondes,
Taha Adnan, auteur de textes pour le théâtre, de romans et poèmes,
Julie Bertone, professeure de langues au Centre académique d’enseignement des langues (VUB)
et Brudi der Lux, rappeur
Modération : Séverine Janssen (BNA-BBOT) et Tania Nasielski (La CENTRALE)

12-12-2022

Séverine Janssen : Nous allons aborder la situation linguistique de Bruxelles depuis les points de vue et les pratiques de nos invité·es, avec comme angle d’approche la langue comme une aubaine, sans pour autant ignorer les obstacles qu’elle peut constituer. Posons d’emblée que deux tiers des ménages bruxellois parlent plus d’une langue à la maison. Le dernier baromètre des langues fait état de 104 langues actives, quotidiennement parlées. À l’échelle européenne, Bruxelles est la ville la plus diverse et cosmopolite. À l’échelle mondiale elle se trouve en deuxième position, devant Londres ou New York. Par ailleurs, 25 % de la population de Bruxelles a moins de vingt ans, or c’est bien souvent au sein de cette jeunesse que chaque jour des langues s’entremêlent pour former de nouvelles expressions et de nouveaux mots. Des mots parfois incongrus, inconnus, qui viennent raconter et transformer la ville. Le vocabulaire bruxellois est ainsi bien plus vaste que ce que l’on peut trouver dans les dictionnaires. Il constitue un méli-mélo que ni le Van Daele ni Le Robert ne peuvent comprendre.
Quelles sont donc les pratiques linguistiques qui s’y côtoient ? Peuvent-elles constituer une praxis bruxelloise, c’est-à-dire un ensemble de pratiques transformant les individus, leurs rapports sociaux et le territoire? Comment ce cosmopolitisme linguistique se traduit-il sur le plan institutionnel ? Enfin, comment envisager l’avenir de Bruxelles de ce point de vue linguistique ? L’anglais finira-t-il par s’imposer comme langue véhiculaire dans la ville ?
Nous échangerons ici autour du partage des codes oraux au sein d’un territoire, au présent mais également au futur, et autour des puissances potentiellement transformatrices de ce partage sur le plan tant collectif qu’individuel.
Dirk Jacobs, quelle est, sociologiquement, la situation linguistique de Bruxelles, quels sont ses modèles de gouvernance et comment le cosmopolitisme de la ville se traduit-il institutionnellement ?

Dirk Jacobs : Vous avez déjà fait référence à une étude très importante, le baromètre des langues de mon collègue Rudi Janssens de la VUB, qui a démontré qu’il existe effectivement une très grande diversité dans l’utilisation des langues à Bruxelles. Bien qu’institutionnellement nous ne disposions que de deux langues officielles, le néerlandais et le français, et que nous savons toutes et tous que le français est la langue véhiculaire dans la Région de Bruxelles-Capitale, nous nous trouvons aujourd’hui dans une nouvelle situation où nous ne pouvons plus affirmer que le français est la langue parlée par la majorité des habitant·es. Signalons d’ailleurs que dans l’histoire de la ville, une transition a eu lieu : cette ville initialement néerlandophone est devenue francophone, et aujourd’hui nous sommes dans une situation où il y a une diversité de minorités linguistiques.
Si le français reste la langue véhiculaire, on observe tout de même que progressivement, une multitude de langues sont mobilisées comme outils de communication. Cela se reflète d’ailleurs dans une acceptation partielle sur le plan institutionnel : nous avons un ministre bruxellois chargé du multilinguisme qui veut stimuler entre autres la pratique conjointe et systématique du français, de l’anglais et du néerlandais dans la sphère publique, mais également donner une place et de la visibilité à d’autres langues présentes à Bruxelles.
Après Dubaï, nous sommes la ville la plus cosmopolite du monde. C’est une réalité dont on ne se rend pas suffisamment compte mais il y a une très grande diversité ethnoculturelle et linguistique, et nous sommes dans une phase de transition : jusque tout récemment cette diversité était considérée comme un problème ou un défi insurmontable, mais aujourd’hui on se rend compte à quel point c’est au contraire une richesse qui offre un tas de possibilités. Nous avions tendance à penser que la maitrise d’une seule langue dominante serait la référence, mais en réalité c’est l’inverse : à l’échelle planétaire le multilinguisme est la norme. Pour la majorité des habitant·es de cette terre, maitriser plusieurs langues constitue la normalité et c’est plutôt exceptionnel d’être enfermé·es dans un carcan unilinguen.

Après Dubaï, nous sommes la ville la plus cosmopolite du monde.

Tania Nasielski : Pourriez-vous nous parler du translanguaging, c’est-à-dire le fait de parler plusieurs langues en passant de l’une à l’autre dans une même phrase, comme cela se fait dans certaines familles ou certaines communautés à Bruxelles ? Le brusseleir est au fond aussi une forme de translanguaging.

Dirk Jacobs : C’est un phénomène tout à fait normal : lorsqu’on maitrise plusieurs langues il arrive qu’on les mélange et qu’on switche de l’une à l’autre dans une même phrase. Je viens d’ailleurs de le faire. J’ai glissé un mot d’une autre langue dans ma phrase et cela passe inaperçu parce que nous le faisons quotidiennement. Si nous étions puristes, nous pourrions considérer comme problématique l’utilisation d’anglicismes ou de mots issus d’autres langues, mais cette maitrise de différentes langues s’avère plutôt une richesse. Bien que le translanguaging ne soit pas non plus un but en soi, car mélanger systématiquement plusieurs langues compliquerait la communication, ce n’est en tout cas ni une erreur ni un problème, c’est même plutôt bon signe !
Un changement de mentalité est nécessaire, notamment dans l’enseignement. Dans certaines écoles flamandes par exemple, la règle est de ne parler que le néerlandais, y compris pendant la récréation. Mobiliser d’autres langues est même puni à certains moments. C’est le pire que l’on puisse faire. Il est nécessaire de stimuler la richesse linguistique, l’utilisation de toutes les langues est un phénomène normal. Heureusement, aujourd’hui les mentalités changent, la multiplicité des langues peut être reconnue comme un atout et ouvre des possibilités pour leur apprentissage. Si vous utilisez des mots que je ne connais pas, vous attisez ma curiosité et je vais vous poser des questions sur l’origine de ces mots. Cela stimule donc également de nouveaux types de conversations.

Bien que le translanguaging ne soit pas non plus un but en soi, car mélanger systématiquement plusieurs langues compliquerait la communication, ce n’est en tout cas ni une erreur ni un problème, c’est même plutôt bon signe !

Séverine Janssen : Ce translanguaging peut aussi apparaitre comme un incitateur, un désinhibiteur pour parler d’autres langues. Du côté francophone, on a longtemps été complexé·es, on n’osait pas parler le néerlandais parce qu’on avait l’impression de ne pas le maitriser suffisamment. Alors que d’autres cultures linguistiques avaient une attitude beaucoup plus proactive – se tromper n’était pas un problème. C’est un très bon signe de constater que ces mélanges se font, même si ça ne peut probablement pas devenir un modèle.

Dirk Jacobs : À ce niveau on doit également avoir un déclic mental. Je l’ai vécu en tant que néerlandophone. J’enseigne à l’ULB et au début c’était l’enfer. La première année, je rentrais à la maison avec un mal de tête infernal : je n’osais pas ou alors j’avais des difficultés à m’exprimer en français à cause de cette obsession de ne pas faire d’erreurs. Or on en fait forcément. Avoir la maitrise parfaite d’une deuxième ou d’une troisième langue voire de sa propre langue de référence est difficile. Il faut être actif·ve et oser, et à partir du moment où l’on saute ce pas, où l’on accepte que le plus important est de communiquer, de faire passer ses messages, ça va beaucoup mieux. C’est même à partir de ce moment-là que mon français a commencé à considérablement s’améliorer et que j’ai pu progresser – oser communiquer et parler. Cet exemple illustre à nouveau mon plaidoyer pour considérer le translanguaging non pas comme un problème mais comme le signe positif d’une opportunité d’évolution.

Le prisme que nous avons choisi pour ces capsules était les hybridations de la langue et les néologismes, et ce que cela permet de créer à Bruxelles.

Séverine Janssen : Pour faire le lien avec le terrain et ce translanguaging, cette hybridation lexicale qui se joue au quotidien, écoutons un extrait sonore de la ville telle qu’elle se parle avec toutes ses hybridations lexicales, orales, interstitielles. Cet extrait s’appelle « Maroxellois ». [Diffusion de la capsulen] Ophélie Bouffil, pouvez-vous situer l’extrait que nous venons d’entendre ? Dans quel cadre avez-vous réalisé ce travail d’enregistrement de conversations et pourquoi ?

Ophélie Bouffil : « Maroxellois » est l’une des sept capsules qui ont été réalisées avec Jeanne Gougeau et notre collectif les Microsondes. Sept capsules sur la langue à Bruxelles qui correspondent à sept thématiques. Nous avons interviewé une vingtaine de jeunes de 18 à 35 ans sur leur rapport à la langue et sur les particularismes de leur langage oral. C’était un projet en adéquation avec, et surtout pensé et initié par BNA-BBOT, une asbl qui rassemble les archives sonores sur la langue à Bruxelles depuis plusieurs années. Ce projet intitulé Brusselsspeaks a commencé il y a plusieurs années et a été abouti pour La CENTRALE dans le cadre de cette exposition BXL UNIVERSEL II – multipli.city. Le prisme que nous avons choisi pour ces capsules était les hybridations de la langue et les néologismes, et ce que cela permet de créer à Bruxelles. Le projet a aussi été accompagné d’un visuel réalisé par l’artiste Mia Malvaer et installé dans la vitrine de BNA-BBOT : de grandes toiles qui représentent une sorte de carte des vents des langues à Bruxelles. Il est possible d’écouter ces capsules sonores dans la vitrine de BNA-BBOTn.
« Maroxellois » est un bel exemple de translanguaging : c’est une capsule dans laquelle nous avons essayé de montrer les hybridations qui existent et qui se sont formées entre les langues parlées par les Bruxellois·es originaires du Maroc. C’est un mélange de dialectes arabes comme la langue amazighe, et de brusseleir. On y entend Bachir Mrabet qui parle des origines du maroxellois, langue qui aujourd’hui continue d’évoluer car elle est mouvante. Avec Jeanne on a trouvé que c’était là un bel exemple d’effacement des différences culturelles. Il témoigne bien de ce mélange que l’on retrouve en permanence dans les rues de Bruxelles et qui offre cette vocalité particulière de la ville.

« Choquer, choquer des madre » pour dire: « Tu es beau/belle aujourd’hui» (tu vas choquer des mères).

Séverine Janssen : Dans le cadre de ce projet, vous avez réalisé un nouveau Brussels lexicon, un nouveau lexique des mots émergents à Bruxelles. Avez-vous des exemples de mots à nous faire découvrir ?

Ophélie Bouffil : Le lexique est disponible à La CENTRALE dans le catalogue de l’exposition BXL UNIVERSEL II – multipli.cityn. Voici quelques mots recensés avec BNA-BBOT :
– « Bachar », qui vient de l’arabe et signifie littéralement vapeur, mais qui est utilisé pour dire mentir, embrouiller, rendre confus.
– « Des barres », qui vient du français « c’est trop drôle » : « Je me suis tapé des barres. »
– « Ça met bien/on se met bien », qui est une expression bruxelloise pour dire : « C’est agréable, on passe un bon moment. »
– « Choquer, choquer des madre » pour dire: « Tu es beau/belle aujourd’hui» (tu vas choquer des mères).
C’est un lexique très varié et informel qu’on a recensé auprès des jeunes. Il met au défi toute la codification, la normalisation des langues mais finalement il élargit le champ d’expressions à Bruxelles et permet de créer de nouvelles choses.

Séverine Janssen : Il s’agit donc d’un répertoire actualisé de la bruxellitude dont on peut entendre de nombreux exemples dans les capsules audio Brusselsspeaks. Quel est votre regard personnel sur la situation? Les Français·es constituent la première communauté étrangère à Bruxelles et la ville a tendance à se « franciser » avec cette communauté très présente et toute une économie liée à celle-ci. Lorsque vous êtes arrivée de France, comment avez-vous perçu cette spécificité bruxelloise ? Quel a été l’impact sur vous ? En avez-vous retiré des apprentissages particuliers ? Vous-même, parlez-vous plusieurs langues ? Les mixez-vous ?

Ophélie Bouffil : Je suis arrivée il y a huit ans à Bruxelles. J’ai évidemment été marquée par le bilinguisme de la capitale, mais je n’ai pas eu de difficultés à me faire comprendre puisque le français est en effet la langue véhiculaire. Au-delà du bilinguisme j’ai été marquée par ce mélange des langues qui implique immédiatement une ouverture d’esprit plus large qu’ailleurs. Quand on s’exprime avec des gens qui parlent des langues différentes et qui les mélangent toutes dans leurs phrases, on n’a pas besoin de chercher ses mots. On doit aussi bien sûr pouvoir parler plusieurs langues mais on peut, en fonction des humeurs, de ses émotions et de ce qu’on veut dire, utiliser des langues différentes. Dire dans une autre langue des choses qu’on ne peut pas exprimer en français ne posera pas de problème : c’est tout à fait commun et remarquable à Bruxelles.

Dire dans une autre langue des choses qu’on ne peut pas exprimer en français ne posera pas de problème : c’est tout à fait commun et remarquable à Bruxelles.

Tania Nasielski : Différentes humeurs pourraient en effet correspondre à différentes langues. Taha Adnan, vous êtes un auteur qui écrit en arabe mais qui « se laisse traduire dans différentes langues ». Pour vous il est important d’écrire dans une seule langue, celle que vous estimez maitriser, l’arabe. Vos textes sont ensuite traduits, notamment en français, néerlandais, espagnol, anglais. Pouvez-vous nous parler de la manière d’écrire dans une langue tout en accompagnant également le travail de traduction ? Que sont pour vous ces humeurs évoquées par Ophélie en termes de poésie ? Vous êtes en effet auteur de textes de théâtre, de romans mais également de poésie. Ce dernier est un genre intérieur lié à nos états d’âmes. En partageant ensuite la poésie, elle devient une langue commune aux états d’âmes d’autres personnes, un monde intérieur que la langue permet de véhiculer.

Taha Adnan : Je suis arrivé ici à l’âge de 26 ans en 1996, de Marrakech, comme « produit semi-fini ». Je suis venu avec une langue d’écriture. La situation à Bruxelles est réconfortante quand on vient d’ailleurs avec une langue qui est à la base une langue d’écriture, on se retrouve dans une ville assez ouverte. On n’est pas confronté·e au poids de la référence linguistique que l’on peut rencontrer par exemple à Paris. En France, les Breton·nes doivent parler français pour être Français·es. Ici en Belgique, on n’est pas obligé·e de parler français ou néerlandais pour être Belge. Toute la population bruxelloise, voire belge, se retrouve dans une situation d’insécurité linguistique parce que le ou la francophone de Bruxelles ne va jamais parler le français dans un standard parisien reconnu mondialement comme LE français. La ou le néerlandophone de Flandres ou de Bruxelles parle aussi différemment du ou de la Hollandais·e d’Amsterdam. Cette situation fait que tout le monde parle une langue avec un accent et porte une certaine différence. Fondamentalement il existe une appropriation de la langue française de France ou néerlandaise de Hollande. Quand on arrive en Belgique et qu’on constate qu’il n’y a pas le poids de la référence linguistique, on ose et on parvient précisément à s’exprimer dans notre langue maternelle, l’arabe, qui est aussi une langue littéraire, tout en s’ouvrant à toutes les influences linguistiques possibles.
J’écris et continue d’écrire en arabe tout en sachant que la traduction est susceptible de porter cette parole, poétique par exemple, ou théâtrale d’ailleurs, dans d’autres environnements linguistiques. Dans la poésie, on a précisément besoin de ce langage intérieur qui, en définitive, se passe de langue, parce qu’on rentre en interaction avec la mémoire, des sentiments profonds de notre conscience humaine. C’est ainsi que la poésie peut exprimer ce langage universel beaucoup plus facilement que d’autres, comme le récit par exemple. Cela étant, en théâtre j’ai continué de travailler sur les monodrames. Ce sont des monologues qui nécessitent ce langage intérieur dans le cadre d’un débat avec soi, ou de toutes sortes de conflits intérieurs que l’être humain peut vivre. Cette forme se rapproche donc fortement de la parole et de l’action poétique.

Quand on arrive en Belgique et qu’on constate qu’il n’y a pas le poids de la référence linguistique, on ose et on parvient précisément à s’exprimer dans notre langue maternelle, l’arabe, qui est aussi une langue littéraire, tout en s’ouvrant à toutes les influences linguistiques possibles.

Tania Nasielski : Vous avez co-fondé la revue L’Algarade poétique. Une algarade est une incursion poétique dans du texte qui n’est pas nécessairement un poème.

Taha Adnan : C’est une initiative de jeunes poètes marocains, lancée à Marrakech en 1994. Nous avons choisi ce titre car c’est pratiquement un programme politique ou poétique : il s’agit d’affirmer qu’on existe et qu’on est prêts à tout ouvrir pour dire la poésie autrement. L’idée est que la poésie ne doit pas rester une expression uniquement individuelle. J’essaie toujours de me retrouver dans un cadre plus global et collectif, d’où aussi ma participation au Collectif de poètes bruxellois. Contrairement à d’autres villes, on a décidé qu’on ne voulait pas de poète ou de poétesse officielle à Bruxelles, ce qui nous a permis d’ouvrir ce collectif à toutes les langues et toutes les sensibilités poétiques, avec la présence de poètes et de poétesses de tous horizons pour justement marquer la particularité et la spécificité de cette ville.

Tania Nasielski : C’est à travers cela aussi que la langue devient une aubaine, car ce Collectif de poètes bruxellois multilingue, avec les apports de chacun·e dans sa propre langue, devient une multiplicité qui peut-être fragmentée. Est-ce qu’il y a là-dedans une « pluriversalité » plutôt qu’une universalité ? Peut-on voir dans ce collectif un engagement non seulement poétique mais aussi politique ?

Taha Adnan : Tout à fait. L’objectif principal était de profiter de notre présence ici à Bruxelles pour raconter cette ville et la porter poétiquement, la décrire. Écrire de la poésie peut parfois suffire dans un contexte comme celui de Bruxelles. Mais nous souhaitons également essayer d’apporter des choses, réaliser des actions culturelles et poétiques dans la ville. Il s’agit en quelque sorte d’un dialogue des poète·sses avec leur ville.

Nos villes sont de plus en plus désignées comme étant des minority majority cities où la majorité appartient à un large éventail de minorités. La question qui se pose, c’est : « Et toi, depuis quand es-tu là ? »

Séverine Janssen : Julie Bertone, vous êtes professeure de langue à la VUB et habitée de six langues que vous mobilisez de manière contextuelle un peu comme des territoires linguistiques. Quelles aubaines, quelles chances ouvrent ces territoires linguistiques, à la fois pour Bruxelles et pour vous personnellement en tant que citoyenne bruxelloise ?

Julie Bertone : La capsule « Maroxellois » m’a évoqué la signification de la poésie en grec : poesis veut dire faire. J’adore ce qu’on est en train de faire ici ensemble en tant que microsociété multilingue. Et à Bruxelles c’est cela : plus que partout ailleurs la super-diversité est une réalité, qu’elle nous plaise ou non. Il s’agit d’un lieu où l’on se rencontre, où se construit et se déconstruit, s’additionne et s’entremêle, se superpose, se perd, se retrouve et se bricole en permanence notre identité. Par amour, par désamour, parce qu’on le voulait ou parce qu’on y a été contraint·es. J’aime bien penser et réfléchir Bruxelles comme un horizon. Un horizon a cela de particulier que plus on avance, plus il recule. Cela renvoie à ce qu’écrivait Jacques Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre où il écrit qu’« une langue ça n’appartient pas ». C’est une question que je me pose depuis longtemps : à qui appartient la langue ? Qui faut-il remercier pour sa langue maternelle? Pour ma part je pense que cet horizon sert à celles et à ceux qui ont envie de faire des pas en avant.
« Superdiversiteit » is een realiteit en daar moeten we mee leren omgaan. Het is een concept geintroduceerd door Steven Vertovek om uiting te geven aan de diversificatie van de diversiteit, een proces dat zich niet alleen in onze huiskamers afspeelt, maar ook de gezichten, de pols en de hartslag van onze buurten, aula’s en straten kleurt. Meer kleurig.
Quantitatively they can be expressed in the increase of the ethnical through backgrounds of our city residents, student populations, faculty members. Slowly but surely, our cities, Brussels, Paris, Barcelona, New York, toutes sont en train de s’internationaliser pas à pas. C’est une tendance qui s’observe à l’échelle mondiale. Comme Dirk l’a évoqué, nos villes sont de plus en plus désignées comme étant des minority majority cities où la majorité appartient à un large éventail de minorités. La question qui se pose, c’est : « Et toi, depuis quand es-tu là ? »
Binnen deze quantitatief veranderde populaties, toon zich ook een qualitatieve diversiteit aan sociale groepen : van locals tot transmigranten, van traditionele tot patchwork-gezinnen, van mono-etnische tot multi-religieuse partner- en vriend- schapsrelaties, en dit alles nog eens doorkruisd en doorsneden door verschillen in sociaal-economische et juridische posities, leeftijden, gender, fysieke gesteldheid, opleidingsniveau, levensstijlen, talen, musicale, seksuele en politieke voorkeuren. Kiezen, niet gemakkelijk. La « super-diversité » est une réalité. L’apprivoiser, une nécessité. Et c’est la base pour la construction d’une citoyenneté mondiale critico-créative qui devrait permettre à chacun·e de contribuer constructivement et d’assumer sa part de responsabilité d’abord pour soi-même, à la fois avec et pour les autres, et notre société de plus en plus complexe.

La « super-diversité » est une réalité. L’apprivoiser, une nécessité. Et c’est la base pour la construction d’une citoyenneté mondiale critico-créative qui devrait permettre à chacun·e de contribuer constructivement et d’assumer sa part de responsabilité.

Séverine Janssen : On reparlera de l’enseignement. Vous êtes une des chevilles ouvrières du projet « Community Engaged Research and Learning de la VUB ». Pouvez-vous expliquer ces territoires tiers que vous essayez de bâtir entre l’académie néerlandophone et l’académie francophone ?

Julie Bertone : On a construit une sorte de collectif de chercheur·ses qu’on aime désigner comme des « chercheur·ses sachant chercher autrement ». Ils et elles sont rattaché·es à l’ULB et à la VUB, et ont souhaité se solidariser en construisant un réseau non seulement au sein de l’académie mais surtout avec l’extérieur. Il s’agit d’un groupe de personnes qui tente d’explorer des processus de co-création et de partage de connaissances où des acteur·ices académiques et non-académiques travaillent ensemble autour de questions socio-écologiques, dans le but de contribuer au changement ou à la transformation individuelle et collective.
Dus onderwijsvormen waarbij studenten maar ook actieve burgers, professionals, en specifieke doelgroepen worden samengebracht om onderzoek te voeren, kennis te delen, en nieuwe kennis ontwikkelen om tegemoet te komen aan concrete maatschappelijke noden of uitdagingen.

Dirk Jacobs : Je suis très content que de telles initiatives voient le jour. Cependant, on doit également admettre qu’il n’y a pas si longtemps, la VUB et l’ULB étaient isolées l’une de l’autre. Chacune ancrée dans sa communauté et dans sa bulle. Des collègues qui travaillaient sur les mêmes thématiques avaient beau partager un campus, ils et elles ne coopéraient pas pour autant.
Il existe aujourd’hui une volonté des deux universités de coopérer davantage, mais également de s’ouvrir à la ville, c’est clairement un pas en avant. Je pense que c’est une excellente évolution mais on doit également admettre que c’est tout nouveau. Bruxelles c’est une pluridiversité et une multiculturalité, mais c’était encore il y a peu des bulles déconnectées les unes des autres. Aujourd’hui on jette progressivement des ponts, on multiplie les contacts entre nous. Je me réjouis qu’on prenne nos responsabilités en tant qu’universités, mais on doit également porter un regard sur nous-mêmes et avouer que pour nous toutes et tous c’est une nouvelle aventure et une nouvelle réalité que nous essayons de valoriser.

Bruxelles c’est une pluridiversité et une multiculturalité, mais c’était encore il y a peu des bulles déconnectées les unes des autres.

Séverine Janssen : C’est important d’essayer d’inscrire cette nouveauté dans le programme scolaire. Julie Bertone, vous êtes l’une des personnes qui a témoigné dans ces capsules sonores Brusselsspeaks. Une autre personne présente ici a également participé à ce projet : riche d’une multiplicité de langues, de genres et de styles musicaux, Brudi der Lux, rappeur bruxellois qui s’adonne à d’étonnants mixages. Pouvez-vous nous raconter votre pratique linguistique et musicale ancrée dans Bruxelles, votre travail en lien avec les langues ? Pour commencer d’où vient ce nom Brudi der Lux ?

Brudi der Lux : Brudi signifie frangin en allemand. Mes parents sont d’origine allemande, mais je suis né et j’ai grandi ici, et depuis mon tout jeune âge on a commencé à mélanger les langues. Ma sœur et moi étions en maternelle francophone, et quand nous rentrions à la maison nous mélangions les deux langues. Donc Brudi, parce que les ami·es ici s’approprient aussi un peu l’allemand, et Lux pour Lukas.

Séverine Janssen : Quelle est votre pratique en tant que musicien rappeur ici à Bruxelles ?

Brudi der Lux : À Bruxelles on mélange un peu tout et on partage beaucoup aussi, on échange et on a cet espace dans lequel on peut se permettre de parler sans se soucier des fautes et des erreurs linguistiques. Pour moi, ça se transmet très naturellement dans ma musique. Ma langue intérieure est peut-être l’allemand. J’ai commencé à écrire en allemand, même si je n’écoutais pas forcément de la musique allemande. On commence ensuite à mélanger avec des mots d’anglais puisque le rap utilise beaucoup l’anglais, les anglicismes, etc. On ne se pose pas trop de questions sur la langue. Ma première interpellation a eu lieu grâce à Ophélie. On me demande si les gens vont comprendre si je rappe en allemand, ou en français : à la fin ça vient de moi.

À Bruxelles on a une langue qui nous est propre. La langue n’est pas en danger, elle change et évolue continuellement. Elle ne réfute pas l’anglais mais elle ne va pas non plus laisser l’anglais prendre le dessus.

Séverine Janssen : En tant que jeune Bruxellois vous baignez dans ce mélange linguistique. Quel est votre point de vue sur l’anglais et sur le futur linguistique de la ville ? L’anglais tend à s’imposer dans certains cafés et bars où par exemple, le menu et le service ne sont proposés qu’en anglais. Percevez-vous des sortes d’hégémonies qui tendraient à s’installer ? L’anglais deviendrait-il de plus en plus une langue véhiculaire dans la ville ?

Brudi der Lux : Oui et non. Oui parce que l’anglais est une langue importante, elle ouvre des portes vers le monde des médias qui est dominé par la culture américaine, à travers la télévision, etc. Il existe beaucoup de choses en anglais. C’est donc aussi une langue qui permet de communiquer plus facilement avec d’autres mondes. Et à la fois non, car à Bruxelles on a une langue qui nous est propre. La langue n’est pas en danger, elle change et évolue continuellement. Elle ne réfute pas l’anglais mais elle ne va pas non plus laisser l’anglais prendre le dessus. Elle va naturellement évoluer, trouver un équilibre.

Tania Nasielski : Ceci me fait penser à l’œuvre de l’artiste Mladen Stilinovic présentée au Musée d’art contemporain d’Anvers dans l’exposition Monoculture. C’était un simple tissu rose sur lequel était inscrite la phrase An artist who cannot speak english is no artist. Évidemment it’s a statement par rapport à cette question qui fait débat dans le monde de l’art contemporain, mais peut-être cela est-il plus libre, plus ouvert dans la musique ?

Brudi der Lux : C’est en effet beaucoup plus ouvert dans la musique. L’anglais est très utilisé dans le rap. Mais on va de plus en plus chercher ailleurs, dans d’autres langues et cela devient même plus intéressant : il y a des choses qui nous étaient inconnues, une manière de véhiculer les émotions par laquelle, même sans comprendre le texte, on saisit l’énergie contenue dans les mots ou leur prononciation, on découvre aussi une partie de soi-même. Parfois quand on se parle à soi-même, on ne comprend pas non plus la langue qu’on utilise.

[Diffusion de la chanson « Amigo » de ]onSpi & Brudi, Jeune Shlag Records, 2021.] Séverine Janssen : De quoi parle cette chanson, quel est son lien avec Bruxelles ?

« Wesh amigo, j’vois que ça picole, époque de cyborg. […] Le monde est si beau, laisse rentrer la lumière dans la pièce. »

Brudi der Lux : Cette chanson est une sorte d’état d’âme, une jeunesse de vivre qui véhicule l’espoir. On dit : « wesh amigo, j’vois que ça picole, époque de cyborg. […] Le monde est si beau, laisse rentrer la lumière dans la pièce. »

Tania Nasielski : Dirk Jacobs, nous avons évoqué l’enseignement. Au sein de l’ULB vous êtes conseiller du recteur pour les relations avec l’enseignement obligatoire, et nous le savons, en Belgique l’enseignement est communautarisé. Bruxelles ne fait pas exception à cette règle. Pourtant il serait temps que des écoles véritablement bilingues ou multilingues puissent voir le jour à Bruxelles. Où en sommes-nous de ce côté-là ? Il existe un projet pilote d’école multilingue, comment cela se profile-t-il ?

Dirk Jacobs : En tout cas il existe une demande de la part de la population. Dans l’étude de mon collègue Rudi Janssens, il ressort que 90 % des parents bruxellois voudraient disposer d’un enseignement bilingue. On constate que cela n’existe pas : on doit faire le choix pour ses enfants entre une école néerlandophone et une école francophone, dans lesquelles l’objectif est bien sûr de créer des citoyen·nes multilingues, mais nous devons malheureusement constater que ce n’est pas toujours efficace. Nous constatons également qu’il est bizarre que le français soit enseigné par des néerlandophones dans des écoles flamandes, et le néerlandais par des francophones dans des écoles francophones, alors que dans la même rue il existe des professeur·es totalement capables de le faire dans leur langue maternelle. C’est une absurdité. À Bruxelles, il existe un enseignement multilingue dans les écoles européennes, mais pour y avoir accès il faut que les parents soient attachés aux institutions européennes et c’est très couteux. D’ailleurs ceux et celles qui ne font pas partie de cette communauté sont inscrit·es sur des listes d’attente. Les deux universités, l’ULB et la VUB, ont le souhait de stimuler la création d’un enseignement multilingue accessible à tout le monde. Je n’ai rien contre les écoles européennes mais l’accès n’y est pas libre pour tout le monde et le minerval est tout de même conséquent. On voudrait pouvoir disposer, à côté des enseignements néerlandophone et francophone, ne fût-ce que de l’offre d’un enseignement bilingue, voire multilingue.
Nous proposons de créer des écoles multilingues à Bruxelles, au moins une pour commencer. Nous nous focalisons sur l’enseignement secondaire, et nous voudrions qu’un tiers des cours soit donné en néerlandais, un tiers en français et un tiers en anglais, afin d’offrir cette possibilité d’immersion dans plusieurs langues en même temps, et ainsi stimuler le développement de la maitrise des langues de référence à Bruxelles. Nos recteurs et rectrices ont placé cela dans l’agenda politique. J’ai l’impression que nos responsables politiques sont à l’écoute, le soutien de ces avancées dans le domaine figure dans l’accord gouvernemental de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Je laisse la primeur à la ministre de l’Enseignement et au bourgmestre de la ville de Bruxelles d’annoncer des projets plus concrets à ce niveau. Les universités continuent à pousser dans cette direction et je suis très optimiste non seulement quant à la mise en place d’un projet pilote dans ce sens, mais aussi quant à l’instauration d’un nouveau modèle d’école à Bruxelles.
Il ne s’agit pas de rendre toutes les écoles bilingues ou multilingues – et ce n’est d’ailleurs pas forcément une bonne idée – mais au moins d’en offrir le choix. Nous devons avancer dans cette direction, faire en sorte que les outils dont nous disposons soient mobilisés au maximum et que les cours de langues, de français et de néerlandais par exemple, soient donnés par des francophones et des néerlandophones avec un échange systématique de professeur·es. Parce que vu de l’étranger ou de Jupiter, quand on regarde la situation dans les écoles à Bruxelles, et parfois dans une même rue, c’est quand même très absurde.

Nous proposons de créer des écoles multilingues à Bruxelles

Julie Bertone : Au nom de Zeus et de Jupiter je vais réagir. Je crois que Rome ne s’est pas faite en un jour et je suis moi aussi très heureuse que nos deux rectrices, tant de l’ULB que de la VUB, se mobilisent enfin pour créer ces endroits où on va pouvoir se rencontrer.
« There is something disquieting, humbling at times, yet exciting and attractive about such close encounters with the unknown, with the mystery of “otherness” : a chance to explore the edge of your competence, learn something entirely new, revisit your little truths, and perhaps expand your horizon », disait Étienne Wenger.
Effectivement, comment se préparer à des pratiques d’enseignement qui tiennent compte non seulement de la diversité linguistique mais aussi de la diversité au sens large, car ça ne concerne pas uniquement les langues évidemment, et réfléchir à la manière dont nous pouvons construire des environnements d’apprentissage qui soient sensibles à la diversité, ce sont là des questions fondamentales aujourd’hui. Het binnenbrengen, opzoeken, positief benutten, oprecht waarderen van diversiteit kent niet één strategie die altijd en overal tot succes zal leiden. Wel in tegendeel, omgaan met diversiteit is vaak niet alleen erg leerzaam, maar ook moeizaam. Superdiversiteit is niet altijd super, het behelst heel vaak spannende, moeilijke evenwichtsoefeningen, die moed vergen, doorzettingsvermogen, volharding en bereidwilligheid om je een weg te banen door moeilijke ontmoetingen, niet altijd even comfortabele situaties, je een weg te blijven zoeken, ook wanneer de uitkomsten onzeker zijn, niet volledig voorspelbaar of controleerbaar. Bereid zijn om niet alleen successen te boeken maar ook te falen.
It’s a permanent search for the right balance between providing sufficient support and enabling self-direction, postponed fullness and flexibility, clearly defined expectations, responsibilities and quality standards, while also allowing room for more spontaneous, intuitive, creative, interpretations and twists. Het moeilijke evenwicht tussen hoogmoed en val.
Je pense qu’une conception réfléchie et délibérée peut aider à construire et à préparer efficacement un processus d’apprentissage pour plus d’agilité interpersonnelle, interculturelle, internationale, de tolérance vis-à-vis de ce qu’on appelle la diversité, d’une part en supprimant de manière proactive certaines des barrières, des frustrations et des obstacles, d’autre part en encourageant et facilitant l’apprentissage de la gouvernance partagée par exemple.
Diversiteit is iets dat je kan inbouwen, door in voldoende variatie te voorzien wat betreft de manier waarop je leerstof aanbrengt in combinatie van tekst, beeld, etc. Je kan nog heel veel dingen doen, alvorens datwat we vandaag zien, dat de norm is, ook nog geïnstitutionaliseerd wordt binnen onze leeromgevingen, scholen, universiteiten… Er is werk aan de winkel.

Une conception réfléchie et délibérée peut aider à construire et à préparer efficacement un processus d’apprentissage pour plus d’agilité interpersonnelle, interculturelle, internationale, de tolérance vis-à-vis de ce qu’on appelle la diversité.

Dirk Jacobs : Il y a quand même de l’espoir. On bouge dans la bonne direction : ce changement de mentalité est important. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de vouloir instaurer un nouveau modèle qui obligerait tout le monde à suivre des immersions dans plusieurs langues et imposerait le multilinguisme contre son gré, mais bien d’en offrir la possibilité. Il existe des débats légitimes sur la régionalisation de l’enseignement par exemple, et même si je ne pense pas que ce soit forcément une bonne idée, si un jour une régionalisation avait lieu, cela ne signifierait pas nécessairement qu’il faille des écoles multilingues partout. Au moins la possibilité et l’offre doivent exister. À partir de là les mentalités changent. On vient d’une situation où le choix imposé était : « Soit tu es néerlandophone, soit tu es francophone. » Cela ne correspond plus du tout à la réalité bruxelloise. C’est totalement contre nature de devoir choisir entre ces deux langues ou communautés. C’est vraiment le passé.

Séverine Janssen : Pourquoi n’êtes-vous pas favorable au fait d’imposer des écoles multilingues à tous et toutes ? Aurait-on intérêt à ne pas être multilingue ? Pourquoi finalement laisser le choix et ne pas imposer cette direction ?

Dirk Jacobs : L’objectif doit être qu’à l’âge de 18 ans, à Bruxelles, tous les citoyen·nes maitrisent le français, l’anglais et le néerlandais et que les nouveaux et nouvelles arrivant·es à Bruxelles soient capables de communiquer dans au moins l’une de ces trois langues. Aujourd’hui 92 % de la population bruxelloise peut s’exprimer dans l’une de ces trois langues mais il en reste tout de même 8 % qui n’en maitrisent aucune. C’est un souci dans une réalité de diversité croissante, et de deuxième ville plus cosmopolite du monde. Il ne faut pas se leurrer : cela peut poser des problèmes et c’est un défi. Avec toute cette diversité et ces richesses linguistiques que l’on a chez soi, imposer d’emblée à tout le monde d’apprendre plusieurs langues à l’école, n’est pas forcément la meilleure option dans toutes les situations. Certain·es parlent peut-être déjà deux ou trois langues à la maison qui ne sont pas ces trois langues de référence pour la scolarité, et dans ce cas, c’est plus malin de commencer avec une immersion dans une seule langue. Il n’existe pas une seule recette qui fonctionne pour tout le monde de la même façon. Nous devons certes stimuler le multilinguisme et la maitrise de plusieurs langues, mais sans oublier que nos langues de référence, le néerlandais et le français, ne sont pas les seules en jeu. La/les langues que l’on parle à la maison sont très importantes et nous devons aussi apprendre à les valoriser.

On vient d’une situation où le choix imposé était : «Soit tu es néerlandophone, soit tu es francophone.» Cela ne correspond plus du tout à la réalité bruxelloise.

Taha Adnan : Je voudrais attirer l’attention sur cette offre linguistique à Bruxelles en termes d’enseignement. En dehors de l’immersion qui doit se faire dans l’une des langues nationales et peut-être aussi en anglais, ce serait intéressant de voir comment inclure dans le système scolaire belge une offre d’apprentissage de langues telles que l’arabe, le turc, etc. Au lieu de continuer à enseigner ces langues dans des centres culturels, dans des mosquées, des endroits qui ne sont pas très bien structurés, il vaudrait mieux profiter de cette possibilité que Bruxelles a en termes d’enseignant·es. Les enseignant·es francophones ne sont pas des native speakers mais donnent cours de néerlandais avec toutes les déformations possibles et imaginables, or il vaut mieux en effet faire appel à un·e néerlandophone, et de la même manière à un·e turcophone ou un·e lusophone ou un·e arabophone pour donner cours de turc, de portugais ou d’arabe.

Cela reste l’attitude à Bruxelles et les francophones de Bruxelles l’ont imitée : même si le terme multiculturel n’est pas toujours utilisé, l’idée est de tendre la main, de respecter l’héritage culturel et linguistique des autres.

Tania Nasielski : N’y a-t-il pas aussi, en tout cas du côté francophone, une culture assimilationniste du français ? En Belgique la communauté francophone se réfère beaucoup à la France. Du côté néerlandophone, c’est différent puisque c’est une langue qui a dû s’imposer et notamment à Bruxelles où le français est la langue véhiculaire. Cela n’a-t-il pas un impact sur cette manière de fonctionner aujourd’hui ?

Dirk Jacobs : Les deux communautés ont dû s’adapter et la situation institutionnelle actuelle est un compromis. Effectivement, pendant très longtemps, il y avait cette idée que Bruxelles était une ville francophone, le français la langue de référence et qu’il fallait s’adapter à cette réalité. À juste titre les néerlandophones ont revendiqué leurs droits et leur place dans la sphère publique et politique à ce niveau. Il s’agit néanmoins également d’un compromis parce qu’il ne faut pas oublier que les néerlandophones sont clairement minoritaires dans la Région de Bruxelles-Capitale et pour ainsi dire, d’un point de vue externe, surprotégé·es avec un accès garanti de partage du pouvoir au niveau du gouvernement.
Les néerlandophones représentent la majorité de la population belge, mais il existe des verrous et des garanties pour que les Flamand·es ne puissent pas décider du jour au lendemain que le néerlandais devienne la langue de l’enseignement et la langue officielle dans tout le pays pour la simple raison de leur majorité à 60 %. Le compromis à Bruxelles d’avoir deux langues officiellement reconnues et des représentant·es politiques de ces deux communautés a bien fonctionné pendant tout un temps. D’un côté les francophones sont majoritaires sur le plan sociologique et doivent s’adapter à une évolution dans laquelle la réalité du multilinguisme et de la pluriformité est de plus en plus importante.
Chez les néerlandophones, il existe une grande différence d’attitude entre les Flamand·es de Flandre et les néerlandophones de Bruxelles au niveau sociologique : pendant un certain temps les néerlandophones à Bruxelles ont opté pour le modèle multiculturaliste en valorisant les atouts et les avantages d’avoir une identité ethnique, culturelle et linguistique, car ils et elles ont dû défendre leur propre identité et leur propre langue. Pour cette raison ils et elles ont également tendu la main vers d’autres minorités à Bruxelles et ont instauré d’une certaine manière le modèle multiculturaliste à Bruxelles ouvert à d’autres communautés, notamment issues de l’immigration. Cela reste l’attitude à Bruxelles et les francophones de Bruxelles l’ont imitée : même si le terme multiculturel n’est pas toujours utilisé, l’idée est de tendre la main, de respecter l’héritage culturel et linguistique des autres.
Malheureusement en Flandre une autre direction est prise par un mouvement nationaliste très fort, et on assiste progressivement à cette tendance vers l’homogénéisation et à l’idée que le néerlandais est l’unique langue légitime à utiliser sur le territoire flamand. En tant que Flamand et néerlandophone de Bruxelles, je regrette fortement cette situation et suis très heureux d’habiter à Bruxelles.

Cette langue qui ne reste pas – encore – à l’écrit nous construit et construit la Bruxelles de demain.

Séverine Janssen : Revenons à Bruxelles et à sa jeunesse qui mélange tout, qui brasse les langues et les styles avec une seconde capsule de Brusselsspeaks. [Diffusion de
« Bruxelles est un brol – Les inclassablesn ».]

Ophélie Bouffil : Dans la capsule « Maroxellois », on avait un bel exemple de porosité des identités bruxelloises. Dans la capsule « Bruxelles est un brol – Les inclassables », c’est un bel exemple de créations accidentelles de mots issus de ces mélanges, du langage oral, de tout ce qui ne restera pas à l’écrit et qui pourtant en dit tellement, en termes de sociologie, sur l’identité bruxelloise et sur l’évolution des rapports sociaux dans la ville. Cette langue qui ne reste pas – encore – à l’écrit nous construit et construit la Bruxelles de demain. Dans ces capsules on entend d’ailleurs Brudi der Lux parler de son rap, d’énergie, des tics de langage, de tout ce qui ne se trouve pas dans le dictionnaire et qui pourtant compte énormément.

Séverine Janssen : Brudi der Lux, avez-vous un certain nombre de mots à nous partager, que vous-même créez ou que vous avez l’habitude d’utiliser dans vos chansons ?

Brudi der Lux : Pas particulièrement. Je ne suis pas venu avec des mots préparés. Ce n’est pas quelque chose qu’on réfléchit mais plutôt quelque chose qu’on vit. Le love est un mot anglais qu’on utilise beaucoup. C’est aussi un esprit, partager l’amour. On peut parfois faire ça aussi à travers la langue.

Ophélie Bouffil : Tu dis parfois : « Ça a été fait en zoom zoom. »

Brudi der Lux : En zoom zoom, c’est quand quelque chose est assez vite fait, on dirait
« vitaif ».

Ophélie Bouffil : Tu dis aussi : « J’ai naz dans la droums. »

Brudi der Lux : « Naz » veut dire dormir, et « droums » c’est la voiture, la « dar » c’est la maison. On dit : « Bruxelles c’est la dar. » On se sent à la maison. « Dar » vient de l’arabe, comme la majorité des mots.

Avant le maroxellois était un réel mélange entre le brusseleir et la langue amazighe. Aujourd’hui c’est le brusseleir et la langue amazighe mais aussi ce que la deuxième et la troisième générations disent dans la rue et qui n’est plus tout à fait l’un ou l’autre

Tania Nasielski : Du brusseleir et du maroxellois mélangés ?

Ophélie Bouffil : Je pense que c’est l’évolution du maroxellois. Avant le maroxellois était un réel mélange entre le brusseleir et la langue amazighe. Aujourd’hui c’est le brusseleir et la langue amazighe mais aussi ce que la deuxième et la troisième générations disent dans la rue et qui n’est plus tout à fait l’un ou l’autre : c’est vraiment l’évolution du maroxellois.

Séverine Janssen : De nouveaux mots se seraient-ils inscrits dans notre langage pendant la crise du Covid ?

Ophélie Bouffil : Avec le Covid nous avons recensé de nombreux nouveaux mots de vocabulaire très 2020. Par exemple, 2020 était une année « coronesque », ou bien on a beaucoup d’ami·es et de familles qui ont été « covidé·es ». On entend aussi souvent cette phrase : « Il lui a fait la bise, c’était pas très Covid. » Voilà le genre de mots de 2020 à Bruxelles, parmi d’autres. La « rona » était et est toujours un code utilisé sur les réseaux sociaux pour parler du coronavirus parce qu’aujourd’hui sur Instagram ou Facebook, lorsqu’on parle du coronavirus, un label « coronavirus information, attention ceci est peut-être une fake news » s’affiche. Alors pour éviter cela on utilise le code la « rona », ou « madame rona ». L’initiative vient d’un rappeur, Persi, qui l’a partagé à ses neveux qui eux-mêmes disent aujourd’hui « qu’ils n’ont pas pu faire tel atelier à l’école à cause de “madame Rona” ». Le langage oral se construit à partir de petites choses qui fonctionnent et qu’on répète, qui durent et s’inscrivent dans nos langues.

La manière dont on aimerait gérer les politiques linguistiques et la manière dont elles se traduisent dans nos institutions : peut-être que tout cela mériterait d’être repensé au féminin.

Séverine Janssen : C’est la puissance de l’oralité qui est extrêmement vivace et transformatrice. Julie Bertone, que souhaitez-vous exprimer à propos de ce lien entre territoire et langue à l’échelle de Bruxelles ?

Julie Bertone : La manière dont sont segmentarisées les choses, la manière dont on aimerait gérer les politiques linguistiques et la manière dont elles se traduisent dans nos institutions : peut-être que tout cela mériterait d’être repensé au féminin. On pourrait parler d’une segmentarité dure, rigide. C’est la langue paternelle : comment allons-nous apprendre la langue, qu’attend-on de nous ? Et il y a une autre segmentarité, plutôt organique : à qui appartient le langage ? Qui faut-il remercier pour sa langue ? Quelles tensions apparaissent entre ces différentes segmentarités et quelles négociations et renégociations se déclenchent en lien avec le territoire? Comment va-t-on territorialiser/déterritorialiser, repenser, réinventer ? En tout cas je suis contente que de nouveaux projets se mettent en place car selon moi la pédagogie émancipatoire est celle qui invente un monde qui n’existe pas encore.

Tania Nasielski : Au sujet de ces mondes qui se créent, nous revenons vers Taha Adnan, qui nous a parlé de sa pratique d’écriture tout à l’heure. Que vous inspirent ces nouveaux mots hybrides, cette question des territoires et de nouveaux imaginaires qui émergent ?

Taha Adnan : L’écriture, ça se déroule dans l’espace et dans le territoire. Celui-ci ne peut donc qu’entrer en interaction avec elle. Parfois, et surtout au niveau du théâtre, des dialogues me viennent en français. Dans mon dernier texte Dounia, par exemple, il s’agit d’un personnage féminin bruxellois. Le dialogue arrive en français, mais je l’écris en arabe, donc je dois le traduire. Parfois même j’écris en arabe de simples mots comme « zut », qui sont ensuite traduits : je dois tout de même vérifier si la traduction est fidèle à ce que je voulais dire ou à ce que le personnage voulait dire. Par exemple si le personnage voulait tout simplement dire « zut ». On peut se perdre dans la traduction. Lorsqu’on écrit, on dit aussi son quotidien ici et maintenant dans un territoire bien précis avec ses spécificités et avec ses émotions, avec ce qui sort comme ça, directement. On doit faire le travail inverse lors de la traduction : revenir à l’origine des mots et au sens premier que seul un mot comme « zut » peut rendre, par exemple.

On peut se perdre dans la traduction. Lorsqu’on écrit, on dit aussi son quotidien ici et maintenant dans un territoire bien précis avec ses spécificités et avec ses émotions, avec ce qui sort comme ça, directement.

Tania Nasielski : Ce sont aussi les onomatopées. En arabe, avez-vous écrit « zut » ou un autre mot ?

Taha Adnan : J’avais l’équivalent de « zut » en arabe. J’ai dit « zut » pour ne pas dire « merde » : parfois dans la traduction on essaie d’éviter la vulgarité, mais parfois la vulgarité est la plus fidèle à ce qui a été exprimé. J’écris en arabe littéraire, pas l’arabe classique, car c’est un arabe moderne, ouvert à toutes les influences linguistiques et qui permet aussi de raconter nos histoires et nos vies ici et maintenant dans leur complexité et toujours en interaction avec le territoire.

Tania Nasielski : Remercions aussi les traducteur·ices qui essaient précisément de ne pas être des traitres·ses comme le disait Julie. Pour ne pas être des traditori, ils et elles réécrivent aussi. La traduction est en réalité une réécriture.

Taha Adnan : Même s’il y a des pertes à travers la traduction, on gagne beaucoup en termes de diffusion et je crois que n’importe quel·le auteur·ice a besoin aussi de communiquer avec d’autres cultures et d’autres langues.

Ophélie Bouffil : Je mets au défi les nouvelles technologies de traduction – très performantes mais qui malheureusement ont supprimé énormément d’emplois de traducteur·ices – de traduire le langage de Bruxelles. C’est encore quelque chose à faire. Peut-être cela arrivera-t-il mais bon courage! Jusqu’à présent les machines n’ont pas encore réussi à faire ce travail qui est davantage une adaptation du parler à Bruxelles et de ses mélanges de langues. Il faut résister car c’est bon d’avoir des êtres humains pour jouir de cette sensibilité, pour comprendre et adapter des textes, les traduire avec un cœur, un ressenti.

Taha Adnan : En littérature, qu’il s’agisse du théâtre, du roman ou de la nouvelle, c’est impossible de faire traduire ces différents registres linguistiques par une machine, pour la simple raison qu’il y a un travail de compréhension et d’interprétation pour lequel l’être humain est indispensable.

Ophélie Bouffil : Malheureusement dans les écoles de traduction on commence déjà à traduire ou corriger des traductions faites par des logiciels très performants. Il est important de continuer à travailler avec des traducteur·ices qui font un travail tout aussi humain que linguistique.

L’avenir de Bruxelles repose dans l’acceptation de cette diversité et de cette pluriformité comme une richesse, mais également dans la construction d’une cohésion sociale qui ne passe pas uniquement par LA langue mais par LES langues.

Séverine Janssen : Le langage bruxellois se dérobe au dictionnaire qui pourrait le répertorier et la traduction est un transfert, c’est-à-dire à la fois une transformation, une perte et une création de signal. Par ailleurs, dès qu’il y a communication il y a perte de signal. Par exemple à cet instant on nous entend mais on ne voit pas tous les gestes que l’on fait et qui nous permettent de signifier des choses. Là où il y a transformation, il y a perte et création de signal. N’est-ce pas là l’origine ? Ne devons-nous pas penser la langue comme espace de transfert ? L’origine, comme disait Hegel, n’est-ce pas finalement le devenir ? Le devenir permanent. Nous allons aborder cette question du devenir en parlant du futur de Bruxelles. Quel futur est souhaitable pour Bruxelles ? Que pouvons-nous vraiment souhaiter à cette grande diversité bruxelloise ? Nous pouvons lui souhaiter de pouvoir s’inscrire institutionnellement, de pouvoir disposer d’un organe politique ou institutionnel qui puisse lui rendre justice et la célébrer en mettant en place des propositions réelles pour ses citoyen·nes. Mais d’autres choses existent peut-être que l’on peut souhaiter pour Bruxelles ? Quels sont vos souhaits ?

Dirk Jacobs : Mon souhait est que chaque habitant·e et chaque visiteur·se de Bruxelles soit capable de communiquer avec les personnes qu’il ou elle croise dans la rue ou dans ses interactions. Cela reste un défi. Au niveau de la cohésion sociale, il est très important d’assurer que nous soyons capables de communiquer les un·es les autres. Le français restera sans doute la langue véhiculaire mais pas la seule. C’est une dynamique que nous devons accepter et encadrer. Bruxelles n’est plus simplement une ville francophone ni une ville francophone et néerlandophone, mais l’anglais y a sa place. C’est une réalité que l’on peut regretter mais c’en est une. Nous sommes une ville internationale et l’anglais est la langue internationale par excellence. Mais il y a également plein d’autres langues qui ont leur place légitime. C’est parfaitement possible de vivre toute une journée à Bruxelles et de se débrouiller en parlant une seule langue si l’on reste dans un cercle très restreint.
C’est important de créer des outils et une atmosphère qui permettent de respecter les bulles et la diversité linguistique, mais également d’entrer en contact avec les autres. Ce contact doit être possible pour toute personne qui partage cette ville avec nous. L’identité bruxelloise est une richesse, nous sommes de partout et de nulle part en même temps, il n’y a pas une culture dominante écrasante. D’un autre côté il existe un risque de fragmentation où nous serions dans l’incapacité de communiquer. L’avenir de Bruxelles repose dans l’acceptation de cette diversité et de cette pluriformité comme une richesse, mais également dans la construction d’une cohésion sociale qui ne passe pas uniquement par LA langue mais par LES langues. Il est nécessaire de stimuler au maximum la maitrise de plusieurs langues chez nos habitant·es et que cela devienne la norme.

J’habite à Saint-Josse et j’entends toutes les langues possibles et imaginables. Il y en a que je ne comprends pas mais c’est un paysage sonore dans lequel je me sens à la fois bien et frustré.

Tania Nasielski : Oussama Tabti, qui est ici dans la salle, est un des artistes présent·es dans l’exposition multipli.city avec une pièce intitulée Parlophones : sept sonnettes d’un immeuble à sept étages. Ces sonnettes « patchwork » spécifiques de Bruxelles, racontent chacune l’histoire d’une personne. Sept histoires racontées chacune dans leur langue, de l’arabe, du français, du néerlandais, de l’anglais, de l’espagnol, etc. En tant qu’auditeur et auditrice on ne comprend pas tout, mais les langues demeurent toutes originales, elles n’ont pas été traduites.

Oussama Tabti : Quand j’ai commencé à enregistrer les personnes que l’on entend sur le parlophone, je souhaitais qu’esthétiquement cela ressemble autant que possible à un vrai son de parlophone. Je me suis dit que même pour les langues, les gens devaient parler dans celle de leur choix, avec laquelle ils s’expriment le mieux. Par exemple un monsieur néerlandophone m’a d’abord raconté un peu de son histoire en français, puis il a souhaité la raconter en néerlandais et c’est le choix qui a été fait finalement. C’est venu naturellement. Par expérience, je sais qu’il y a toujours une langue dans laquelle les gens s’expriment mieux, alors je ne vais pas leur en imposer une.
Ça ressemble à Bruxelles, à mon immeuble dans lequel par exemple une de mes voisines parle uniquement le turc, elle ne peut dire que « bonjour » en français. J’ai placé un micro et j’ai laissé les personnes parler. Elles ne parlaient pas forcément dans leur langue maternelle, un jeune homme syrien m’a par exemple parlé en anglais. D’autres ont parlé arabe, mais entre l’arabe marocain et celui de Gaza ce n’est pas la même chose, comme entre le français d’un Belge et celui d’une Italienne. C’est une autre « pâte ».

Tania Nasielski : Cette « pâte » fait référence à cette matière que sont les langues, et chaque langue possède un grand éventail de nuances.

Oussama Tabti : Au début je me disais qu’il serait bien de traduire les textes. Je les ai d’ailleurs tous traduits, il y a 1 heure 47 minutes d’audio. Et finalement j’ai refusé de placer les traductions à côté. Quand je sonne chez cette voisine, elle parle uniquement le turc, donc je ne vais rien comprendre à ce qu’elle va dire. Je partage donc ma frustration. J’habite à Saint-Josse et j’entends toutes les langues possibles et imaginables. Il y en a que je ne comprends pas mais c’est un paysage sonore dans lequel je me sens à la fois bien et frustré. J’ai donc choisi de ne pas mettre les traductions.

Comment faire pour que tout le monde se retrouve avec une certaine connaissance et reconnaissance de ce qu’il ou elle peut apporter au niveau linguistique pour enrichir cette ville ?

Séverine Janssen : Revenons à la discussion sur le futur de Bruxelles. Quels sont vos souhaits, vos vœux pour Bruxelles ?

Taha Adnan : Je serais content d’avoir cette langue imaginaire que tout le monde puisse parler et pratiquer ici à Bruxelles. En attendant, pour être plus sérieux, je trouve que tout passe par la citoyenneté. On travaille et on vit dans une cité avec toutes les diversités possibles et imaginables. On doit traiter avec des gens, des langues, des citoyen·nes. Et pour mieux traiter avec toutes et tous, il est nécessaire qu’il y ait une équité linguistique. On sait très bien qu’à Bruxelles, il y a d’abord le français et ensuite le néerlandais, c’est une ville bilingue. Si on va dans le quartier européen on va vite comprendre qu’il vaut mieux parler en anglais pour communiquer avec tout le monde dans les bars et les cafés, mais on peut très bien aussi se retrouver dans des quartiers à Schaerbeek ou à Molenbeek où d’autres langues seront plus usitées.
Comment faire pour que tout le monde se retrouve avec une certaine connaissance et reconnaissance de ce qu’il ou elle peut apporter au niveau linguistique pour enrichir cette ville ? Il est important que les gens s’approprient la ville. J’avais coordonné en 2015 un livre collectif intitulé Bruxelles, la marocainen. J’avais trouvé en Belgique une éditrice qui m’a demandé si je pouvais changer le titre en « Vu les temps qui courent », car selon elle il y avait quelque chose de choquant dans le titre Bruxelles, la marocaine. Cela me paraissait tout à fait normal que ce livre sorte ici, puisque les textes ont été écrits en arabe, en néerlandais et en français. Mais, il n’a pas pu être édité en Belgique, donc il l’a été à Casablanca.

Je pense que nous sommes en train d’assister à la construction du langage de demain.

Séverine Janssen : Cela me fait penser à cette anecdote : une acheteuse d’un tableau d’Yves Klein, donc peint en bleu Klein, s’était renseignée auprès de lui pour savoir si c’était possible d’avoir le même tableau mais en rouge…

Oussama Tabti : On va dans une bonne direction. Dans la capsule, j’ai entendu des gens prononcer des mots qui viennent de l’arabe. Avant de venir ici je suis passé par Marseille. Il y avait aussi beaucoup de jeunes issu·es de l’immigration africaine maghrébine ou des Français·es qui prononçaient des mots qu’ils et elles utilisaient tous les jours, et parfois ces jeunes n’avaient pas le bon synonyme, pas la bonne explication, la définition correcte du mot. Au début cela me gênait et finalement j’ai compris et accepté le fait qu’ils et elles s’en fichent de la bonne définition, et qu’ils et elles se réapproprient ce mot pour l’utiliser autrement. Quand on regarde le cours de l’histoire, cela s’est beaucoup répété avec le latin ou l’arabe. Un même mot en Algérie n’a pas la même signification en Tunisie ou au Maroc. Parfois le mot est vulgaire en Algérie et pas au Maroc, où il arrive que ce soit tout à fait le contraire. Je crois qu’on retrouve cela dans toutes les langues anciennes en particulier : le latin, le grec ou même l’arabe. Quand on évoque le monde arabe, on désigne cette vaste région géographique qui s’étend de l’Euphrate jusqu’à l’océan Atlantique. C’est très riche. Je pense que nous sommes en train d’assister à la construction du langage de demain et ça ne me gêne pas du tout, au contraire. Ça me rassure.

L’expérience de marcher seul·e dans les rues de Bruxelles, d’enlever ses oreillettes et d’écouter, c’est déjà enrichissant. Il faut écouter cette symphonie internationale.

Tania Nasielski : Cela signifie-t-il que le langage de demain sera une sorte d’esperanto inclusif? Bien que nous n’ayons pas beaucoup évoqué l’écriture inclusive, ou alors simplement la manière dont on dit auditrices et auditeurs, à l’oral, le langage de demain serait-il une parole inclusive dans tous les sens du terme ? Sommes-nous vraiment en train d’inventer, comme dans les capsules, un langage postmoderne composé de mots, d’onomatopées, issus d’un peu partout et qui incluent aussi féminin, masculin, etc. Qu’en pensez-vous ?

Ophélie Bouffil : Je pense que c’est possible mais que ce ne sera déjà plus un esperanto. Dans mon imaginaire, certaines choses vont rester. Et sinon je partage les vœux de celles et ceux qui se sont exprimé·es avant moi. Mon souhait serait qu’on s’écoute davantage les un·es les autres dans Bruxelles : qu’on écoute, tout court. L’expérience de marcher seul·e dans les rues de Bruxelles, d’enlever ses oreillettes et d’écouter, c’est déjà enrichissant. Il faut écouter cette symphonie internationale. Cette polyphonie bruxelloise. Je souhaite également que l’anglais, que j’adore, ne prenne pas le dessus à Bruxelles. Je trouve génial qu’on ait aujourd’hui un ministre en charge de la promotion du multilinguisme et que l’anglais prenne de l’importance. Mais il y a tellement de jolies langues qu’on ne va quand-même pas parler uniquement anglais. C’est bien de conserver ces différences à travers ces différentes langues.

Julie Bertone : Je souhaite surtout et avant tout encore plus d’hospitalité langagière. Bien qu’il existe de nouvelles manières d’observer le multilinguisme et que nous soyons tout doucement en train d’évoluer d’une vision monolingue de cet univers vers quelque chose d’un peu plus large, nous n’y sommes vraiment pas encore en ce qui concerne la reconnaissance des un·es et des autres dans leurs appartenances. Or nous en avons besoin. Je fais partie de ces contemporain·es qui essaient d’appartenir à quelque chose d’un peu différent de ce que nous avons connu jusqu’à présent et qui est très multiple, très large. Je souhaite à Bruxelles cette hospitalité langagière et qu’elle soit institutionnalisée, traduite dans les programmes de cours. Pour revenir sur la question de l’écriture inclusive : ce qui m’intéresse ce ne sont pas tant les moyens d’être plus inclusif·ves que ceux qui nous permettront d’arrêter d’être exclusif·ves. Il y a énormément de travail sur cette question et j’espère que nous pourrons nous mobiliser collectivement. C’est une histoire de toutes et tous ensemble.

Ce qui m’intéresse ce ne sont pas tant les moyens d’être plus inclusif·ves que ceux qui nous permettront d’arrêter d’être exclusif·ves.

Dirk Jacobs : Nous sommes un pays obsédé par la langue. Nous avons des lois linguistiques très claires, très détaillées. Ces dernières ont leur raison d’être, car elles ont pacifié une situation qui pouvait potentiellement être tendue. Notre système est certes compliqué, mais nous n’avons pas connu de conflits très graves, nous n’avons pas connu la guerre comme ce fut le cas dans d’autres régions du monde. Nous ne devons pas négliger cela. D’un autre côté, ces solutions institutionnelles et ces lois linguistiques sont très figées et sont devenues une sorte de carcan.
Bien qu’il soit très important que nous ayons à Bruxelles le français et le néerlandais comme langues officielles et que les fonctionnaires soient capables de s’exprimer dans ces langues, je trouve un peu absurde, en tant que citoyen, qu’un·e fonctionnaire ait l’interdiction de mobiliser d’autres langues dans ses contacts avec le public. Si dans une équipe de dix personnes on maitrise trente langues, c’est une richesse et une valeur ajoutée. Pourquoi ne pas trouver des moyens de signaler les langues maitrisées par chacun·e et avoir un esprit plus ouvert au fait que les langues sont un outil de communication ? L’État doit bien sûr fonctionner et posséder des langues officielles, mais allons plus loin : reconnaissons cette diversité linguistique comme une richesse et mobilisons-la.

Taha Adnan : Il suffit simplement de l’encadrer de manière à ce que cette richesse et ce multilinguisme ne tombent pas dans le communautarisme.

Séverine Janssen : J’ignorais qu’il était interdit pour un·e fonctionnaire de parler d’autres langues que celle de son administration.

Dirk Jacobs : Il existe des choses absurdes dans la loi belge. Les fonctionnaires flamand·es et les wallon·nes ne peuvent en principe utiliser que leur propre langue. Si une lettre est envoyée par un·e fonctionnaire flamand·e à une commune wallonne, il y aura en principe un problème car l’un·e ne peut écrire la lettre qu’en néerlandais et l’autre ne peut répondre qu’en français. La solution pragmatique est de faire passer la lettre par le service touristique, car celui-ci a l’autorisation et la compétence de mobiliser davantage de langues. Il y a toujours des solutions, les Belges ont une créativité énorme à ce niveau, mais c’est quand même un peu bizarre. Si on fait une interprétation littérale des lois linguistiques, et de temps en temps on est obligé·es de le faire car ça peut avoir des conséquences juridiques, on constate tout de même que l’on va parfois un peu loin.

Tania Nasielski : Au sujet de cette fragmentation, l’une de nos invitées à un autre débat nous parlait de bulles de hamster – chacun·e dans sa bulle –, et puis de bulles de savon, celles qui, quand elles se mettent ensemble, ne forment qu’une seule grande bulle. Si nous arrivions à créer quelque chose de cet ordre-là, cela permettrait d’échanger à l’intérieur de cette grande bulle, plutôt que de rester chacun·e dans notre petite roue.

Brudi der Lux : Je suis d’accord avec ce qui a été dit. Il y a un niveau institutionnel, politique où des choses doivent absolument changer. Je souhaite que l’on continue à former des citoyen·nes fort·es, capables de maitriser toutes les langues et qui aient accès aux mêmes opportunités, que tout cela soit inclusif. Au niveau imaginaire, je souhaite que Bruxelles continue à imaginer, à rêver et à être Bruxelles, simplement.

1

Suivre le travail de Dirk Jacobs sur le site internet du GERME à l’ULB.

2

La capsule « Maroxellois » peut être écoutée ici.

3

Écouter ici les productions des Microsondes.

4

BXL UNIVERSEL II : multipli.city, CFC-Éditions, 2021, p. 175. 

5

Écouter « Bruxelles est un brol – Les inclassables » ici.

6

Collectif, coordination Taha Adnan, Bruxelles, la marocaine, Le Fennec, Casablanca, 2015. 

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Younes Baba-Ali, artiste multidisciplinaire,
Jean-Marie Vanoirbeek, policier de la brigade canine de Laeken,
Aleksandra Chaushova, artiste plasticienne,
Eric Corijn, philosophe de la culture et sociologue,
Anna Raimondo, artiste radio,
et Aïda Yancy, activiste queer, antiraciste et féministe au sein notamment de la RainbowHouse,
Modération : Fabrice Kada, producteur radio

Brusselsspeaks : la diversité linguistique à Bruxelles

Dirk Jacobs, professeur de sociologie à l’ULB, affilié au Groupe de recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité,
Ophélie Bouffil, co-fondatrice du collectif Les Microsondes,
Taha Adnan, auteur de textes pour le théâtre, de romans et poèmes,
Julie Bertone, professeure de langues au Centre académique d’enseignement des langues (VUB)
et Brudi der Lux, rappeur
Modération : Séverine Janssen (BNA-BBOT) et Tania Nasielski (La CENTRALE)

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et Allan Wei, libraire et chercheur en géographie au laboratoire interdisciplinaire d’études urbaines
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Sébastien Marandon, enseignant, administrateur de Culture & Démocratie

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