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Faire ville

Bruxelles : identité, hybridité, créolisation

Nedjma Hadj Benchelabi, curatrice en arts de la scène, cinéma et littérature et dramaturge,
Hadassah Emmerich, artiste et enseignante à l’Académie royale des Beaux-Arts de Gand,
Lisa Ahenkona, assistante chercheuse à la VUB pour le projet visuel participatif Shifting the Gaze,
Modération : Rachida Lamrabet, écrivaine, avocate, dramaturge et cinéaste

12-12-2022

Propos en anglais traduits par Hélène Hiessler (Culture & Démocratie)

Nedjma Hadj Benchelabi : La multiplicité d’une ville ou d’un monde n’est pas seulement un constat heureux, elle est aussi imprégnée de grandes souffrances, d’injustices historiques et contemporaines trop souvent reportées vers le futur. Alors comment imaginer la trame des liens et leur contenu s’il n’y a pas de reconnaissance de ces souffrances ? Quels rapports peut-on établir entre êtres humains mais aussi avec le vivant en général, dans une société qui évolue vers un système abusé et abusant ? Comment réparer, guérir, repenser, imaginer ces rapports, non seulement en fonction de nous (êtres humains) mais aussi de tout le vivant ? De nous comme particules d’un écosystème global ? Les processus de réparation m’intéressent beaucoup, et je ne suis pas la seule. Ils convoquent des relations aux réalités et aux actes dans notre quotidien, et aussi dans notre passé lointain qui est aussi présent en nous. Cette exposition qui nous entoure et nous imprègne est une plateforme avec des présent·es qui interpellent des absent·es, elle est une opportunité de reconnaissance des réalités avec lesquelles nous sommes en lien grâce à nos multiples appartenances.

Quels rapports peut-on établir entre êtres humains mais aussi avec le vivant en général, dans une société qui évolue vers un système abusé et abusant ?

Avant de poursuivre, j’aimerais d’abord me positionner ici et maintenant, car je peux me positionner différemment selon l’endroit où je me trouve et d’où je parle. Je suis née en Algérie où j’ai passé presque la moitié de ma vie. J’ai étudié à Louvain avant de déménager à Bruxelles où j’ai passé l’autre moitié de ma vie. Voici pour ma trajectoire. Au travers d’échanges, essentiellement, et de confrontations à des œuvres et réflexions critiques, je crois avoir développé une compréhension spécifique du profond impact que les structures de pouvoir et les formats établis peuvent avoir sur la scène culturelle. Nous reviendrons plus tard sur ces structures de pouvoir.
Depuis l’année dernière et jusqu’à aujourd’hui, j’ai le sentiment d’être dans une gare de Bruxelles privée de trains, sans destination précise. Auparavant j’avais de nombreuses destinations, des destinations choisies. Mais depuis l’année dernière je me sens davantage « ici et maintenant », avec les artistes que j’accompagne et les allié·es avec qui j’échange. En même temps, je me sens très impatiente, remplie du désir de reprendre de nombreux voyages créatifs, d’être réunie – en esprit et pas seulement dans les faits – avec mes compagnes et compagnons de voyage entre Bruxelles, Marrakech et Le Caire. Ça c’est mon triangle, celui de quelqu’un prêt à prendre un train sans pouvoir identifier ni la date ni l’horaire de celui-ci. Un train à l’horaire incertain, mais sûr, quoiqu’imprévisible (une temporalité Covid : on en fait toutes et tous l’expérience).

Des villes comme Bruxelles accueillent des espaces à fois subjectifs et physiques : une salle de répétition où l’on se retrouve, un théâtre, un espace fictif ou encore un espace métaphorique.

Pendant cette période, de nombreuses questions m’ont traversé l’esprit au sujet des collaborations que j’ai construites au cours des presque vingt années passées, modestement, en tant que femme de théâtre, puis dramaturge, puis curatrice. Ces travaux m’ont nourrie, m’ont portée, m’ont encouragée à m’engager dans différents projets ainsi qu’à contribuer aux travaux d’autres personnes tout en respectant le contexte de chacune – en respectant les autres. Pendant des années, j’ai poursuivi un travail qui va au-delà de la simple citation, qui n’est pas simplement motivé par l’empathie. Un certain type d’écoute a été patiemment développé, en collant ensemble des significations différentes tout en restant constamment consciente de la charge de ce lieu, et de son inscription dans un contexte géopolitique transformatif. Je crois que tou·tes les artistes présent·es ici nous livrent aussi une traduction de cela. Du Brésil, de Marrakech ou du Caire, pour le travail, pour le partage ou pour créer ensemble.
Des villes comme Bruxelles accueillent des espaces à fois subjectifs et physiques : une salle de répétition où l’on se retrouve, un théâtre, un espace fictif ou encore un espace métaphorique. Théâtres, opéras, galeries… : une fois que ces espaces physiques
« existent », qu’ils apparaissent sur la scène où je me trouve, il n’est pas facile d’y accéder. Et pendant ce temps, nos cuisines jouent un rôle tout aussi important, elles sont les espaces manquants – les théâtres manquants, les galeries absentes, les nombreuses choses qui manquent. Nous sommes encore capables de rêver. Je me souviens d’un proverbe : « Vous vous avez la montre mais nous nous avons le temps. » Dans ce voyage qui dure bien au-delà de nous (et il ne s’agit pas que de nous, on ne pense pas qu’à nos propres petits usages et désirs), en cet instant, les mots écrits sur le papier, les mouvements esquissés dans le studio, les sons enregistrés ici et là sur des terrasses bruyantes nous accueillent et constituent une importante ressource pour nous imaginer nous-mêmes et les autres. C’est de la curation par incubation.

En ces temps de pandémie, où déjà la mobilité est réduite, mes complices  ne sont pas seulement limité·es par les visas, mais aussi par toutes sortes de mesures sanitaires qui ne cessent de se multiplier.

En ces temps de pandémie, où déjà la mobilité est réduite, mes complices (qui ne sont pas que mes ami·es, mais vraiment les personnes complices en esprit et dans les défis, dans la création qui est au cœur de leur travail) ne sont pas seulement limité·es par les visas, mais aussi par toutes sortes de mesures sanitaires qui ne cessent de se multiplier – des conditions auxquelles toutes et tous dans le monde sont confronté·es. Je ne cesse de me demander comment contribuer à un travail collectif d’écoute, de développement d’échanges artistiques et de réflexion sur le corps, les corps – je m’intéresse beaucoup aux langages du corps. Comment maintenir cette solidarité ? Cette contamination ? Comment permettre à toutes ces personnes de continuer à venir ici et à choisir Bruxelles comme leur ville ?
Nous arrivons peut-être au terme de quelque chose et au commencement de formats nouveaux. Peut-être est-ce un moment à saisir ? Est-ce toujours le même
« nous » si un nouvel échange se met en place parce que l’ancien n’est plus possible dans la forme que nous connaissions ? C’est important pour nous, pour notre scène, pour nos peuples, pour notre société, pour notre transition, pour tous les groupes de tous les âges. Je crois, et cela me passionne complètement, à la contamination. Mais comment la maintenir ? C’est un peu comme si ces échanges avaient lieu mais de manière plus silencieuse, à partir d’une écoute plus intense. C’est ce que je ressens. Peut-être que nous nous imaginons les autres avec plus d’acuité, que nous sommes plus poussé·es à l’introspection, avec moins de voyeurisme – nous pourrons revenir plus tard sur ce que j’appelle le voyeurisme dans les institutions. Écouter le silence et interroger l’essence de la solidarité : voilà mon théâtre.

Les festivals européens, les institutions européennes, l’eurocentrisme, le référentiel eurocentrique ont été la norme, et je n’hésite pas à le dire : c’en est trop.

Les festivals européens, les institutions européennes, l’eurocentrisme, le référentiel eurocentrique ont été la norme, et je n’hésite pas à le dire : c’en est trop. Bien sûr, quelques lieux existent qui donnent un espace à et prennent en compte d’autres références. Mais le plus souvent, ce sont les penseurs et les penseuses occidentales qui sont inclues, et les autres exclu·es. Même chose pour les artistes. Pourquoi ? Parce que ces marchés de l’art, festivals, biennales, etc., s’appuient sur des conceptions, des attentes occidentales. Ils révèlent une sorte de chasse compétitive orientée vers ce qui sera plus nouveau, plus jeune, plus prometteur. Les marchés de l’art, les festivals, les biennales, qui sont le moteur des scènes artistiques et les plus représentatifs des structures de pouvoir, agissent ainsi dans leurs choix de pièces et d’artistes et dans leurs représentations. Tous ne sont pas ainsi mais la majorité. On voit parfois le même nom, le même artiste revenir quatre fois !
Il est peut-être temps de réfléchir à une autre dramaturgie de la scène artistique, un autre type d’écoute, une autre manière de soutenir les trajectoires qu’on retrouve sur cette scène, de faciliter les plateformes qui existent, capables d’apprendre des autres et d’autres initiatives. Et tout en faisant cela, j’avance que nous devons peut-être questionner les politiques curatoriales, discuter du contenu de ce concept ici en Europe et ailleurs. C’est un appel à faire place à d’autres formats, d’autres contenus, d’autres modus operandi, et peut-être à écouter les présent·es autant que les absent·es. En d’autres termes, comment repenser, reconstruire le «vivre-ensemble »?

Nous devons peut-être questionner les politiques curatoriales, discuter du contenu de ce concept ici en Europe et ailleurs. C’est un appel à faire place à d’autres formats, d’autres contenus, d’autres modus operandi, et peut-être à écouter les présent·es autant que les absent·es.

Très souvent, je m’agace à la lecture d’analyses critiques d’artistes comme celles et ceux qui m’entourent : lorsqu’un article en parle, il s’efforcera immanquablement de les lier à Heidegger, Henri Lefebvre, Gaston Bachelard (La poétique de l’espace), Marcel Broodthaers, etc., de les lier à des références occidentales. Ok, très bien. Mais je voudrais ajouter au tableau le sociologue Abdelmalek Sayad (La double absence), Mahmoud Darwich (Présente absence), la réalisatrice Assia Djebar, l’écrivaine Fatima Mernissi, la poétesse et philosophe Safaa Fathy, née au Caire et résidant à Paris, Etel Adnan, qui à 90 ans peint et écrit encore de la poésie, ou encore le philosophe Souleymane Bachir Diagne, etc. Aucune de ces personnes n’est « nouvelle », ni jeune, toutes sont là depuis longtemps. Pourquoi cette liste de noms ? Pas pour vous dire : regardez, ils et elles existent. Mais parce qu’on n’en entend pas assez parler dans les écoles d’art. Si je me penche sur un projet ici, pourquoi ne pas faire le lien avec des travaux de la génération de l’artiste en question ? Cet artiste en a besoin – besoin de Broodthaers, certes, mais aussi de Sayad !
Maintenir la scène artistique créative et vivante, c’est donc prendre en compte les voix dans toute leur diversité. C’est la responsabilité des institutions, et c’est notre responsabilité en tant qu’opérateurs culturels. Les initiatives émergentes, ou ce que nous appelons initiatives issues de la marge sont à la fois présentes et absentes. Je pose donc la question : comment peut-on protéger leur absence ? Et leur donner l’espace qu’elles demandent ? Comment réduire cet effet kiss and ride, l’effet j’y pense et puis j’oublie ? Comment favoriser les safe spaces, soutenir d’autres types de récits, d’autres types de pratiques curatoriales, et créer des espaces pour que ces artistes puissent ne pas être lié·es qu’aux formes habituelles de représentation, puissent être représenté·es ? Les affranchir, aussi, de l’obligation de devoir représenter une communauté, une couleur ou une religion : non, pas de ça, laissez-les simplement travailler.

Si je me penche sur un projet ici, pourquoi ne pas faire le lien avec des travaux de la génération de l’artiste en question ? Cet artiste en a besoin – besoin de Broodthaers, certes, mais aussi de Sayad !

La jeune génération me remplit d’espoir – peut-être parce que je suis mère de deux jeunes femmes, mais aussi parce que je suis en contact avec de nombreuses personnes jeunes. Pourquoi ? Parce que cette question d’identité me semble moins présente dans cette génération. Quand je vais au Decoratelier, quand je travaille avec l’asbl Xeno et Ichraf Nasri, je vois un vrai mélange, sans la charge de ce discours sur l’identité, l’héritage marocain, tunisien, congolais, ou autre. J’ai peut-être tort ou je suis peut-être trop optimiste mais je perçois comme un déplacement des frontières dans ces espaces communs entre ces jeunes. J’y vois de l’espoir.
Sont-ils et elles en train de décoloniser la scène artistique ? Décoloniser implique une attitude de réparation, de guérison. Et j’en arrive à mon second point. Par quoi commencer ? Réparer ? Guérir ? Prendre soin ? Je cite Kader Attia qui, pendant la pandémie, a réalisé avec Basis voor Actuele Kunst à Utrecht le projet « Fragments de réparation », et dont de nombreux travaux traitent de ce concept de réparation. Kader Attia dit que dans les sociétés occidentales, lorsqu’une personne est blessée, on s’efforce de redonner au corps sa forme originale. On essaie d’effacer, de réparer en cachant les blessures. Mais dans les sociétés traditionnelles, c’est le contraire : elles ont des manières de soigner les blessures sans les rendre invisibles, d’en garder les traces. Et cela donne de la valeur au passage du temps, à ses marques, quand la tradition occidentale nie les effets du temps. Ici, lorsque nous parlons de réparation, devrions-nous réparer et accepter les traces ? Accepter la violence qui a marqué et qui marque encore certain·es au lieu de simplement vouloir une « belle » relation, un « bel » espace ? J’entends « beau » dans le sens de dépourvu de conflits, de tensions. Dans « Fragments de réparation », Kader Attia propose la notion de « réparation décoloniale » comme tactique pour répondre aux urgences planétaires de santé mentale collective dans un monde durement affecté et blessé par la pandémie de Covid-19. Les conditions actuelles, que nous connaissons depuis 2020, révèlent les injustices plus crûment que jamais. Elles ajoutent aussi de nouvelles blessures : isolement social, perte, peur. Alors quelles voies emprunter pour réparer ? Comment proposer une autre forme de vivre-ensemble ? Ou pour le dire autrement : comment sauver nos lendemains ? Je termine avec une phrase de Mahmoud Darwich : « Où s’envolent les oiseaux après le dernier ciel ? »

Les conditions actuelles, que nous connaissons depuis 2020, révèlent les injustices plus crûment que jamais. Elles ajoutent aussi de nouvelles blessures : isolement social, perte, peur. Alors quelles voies emprunter pour réparer ?

Rachida Lamrabet : Beaucoup de matière à réflexion. En effet nous ne pouvons nier vivre cette étrange période de pandémie, qui comme vous le disiez, Nedjma, augmente les inégalités et fait clairement apparaitre que nous devons trouver de nouvelles façons de réparer les torts commis. Je trouve intéressante votre idée que cette « super-diversité » que nous connaissons à Bruxelles n’est pas toujours une joie ni une fête, parce que chargée d’histoire, et d’une douleur invisible mais souvent présente. J’aimerais poser la question à Lisa : que faire de cette douleur dans une ville comme Bruxelles, marquée par tant de différentes histoires et récits ? Comment en faire quelque chose de différent ?

Lisa Ahenkona : J’aimerais réagir sur cette « souffrance » et sur l’idée de différentes
« couches » : quand je pense « couches » je pense à des strates qui se superposent, certaines visibles et la plupart invisibles. Pour préciser un peu le contexte de ma participation à cette discussion : je parle au départ de mon expérience du projet Shifting the Gaze (déplacer le regard) auquel je travaille depuis l’année dernière à la Vrije Universiteit Brussel. En tant que chercheuse j’ai commencé cette trajectoire participative avec des personnes ayant une expérience de migration, plus spécifiquement des personnes migrantes sans papiers. Je pense immédiatement à la souffrance. J’ai rencontré des personnes avec qui nous avons beaucoup parlé, et j’ai vu et entendu tellement sur la peur et l’incertitude au cours de l’année passée.
L’idée de Shifting the Gaze était de réfléchir à la façon dont ces personnes sont décrites, et de changer le regard sur la migration et sa représentation encore très négative. Ça fait partie du projet plus large « Other talk » de 11.11.11 et Vluchtelingenwerk Vlaanderen, qui sont très actifs sur cette question de représentation de la migration et s’efforcent de la nuancer. C’est ce que j’ai essayé de faire au cours de l’année écoulée avec les personnes que j’ai rencontrées : six personnes migrantes sans papiers, toutes d’origine africaine, dont la lingua franca est le français. Les deux objectifs principaux du projet étaient de formuler des observations sur l’usage de méthodes participatives, et des recommandations sur la façon dont les personnes sans papiers veulent être représentées. Ça c’est pour le contexte.
Pour revenir à la question – que faire de cette douleur, que faire des blessures? –, c’est précisément une des chose auxquelles nous travaillons. Il est très important d’écouter, de donner à ces personnes l’opportunité de réfléchir à leur traumatisme, à leur histoire personnelle, parce que c’est ce qui permet d’introduire de la nuance dans les récits. J’ai marché avec six participant·es, qui ont partagé leur histoire, et je pense que cette pratique de la marche leur a donné l’opportunité d’être des guides, une capacité d’agir, de la dignité, leur a permis d’avoir confiance et de se sentir disposé·es à parler.

C’est un processus d’apprentissage mutuel (nous réfléchissons ensemble), un processus de création de savoirs, de compréhension. Recueillir et raconter ces histoires peut redonner de la puissance d’agir à une communauté.

Ce type de pratique est très important dans le projet parce qu’il donne aux participant·es une opportunité d’apprendre. C’est un processus d’apprentissage mutuel (nous réfléchissons ensemble), un processus de création de savoirs, de compréhension. Recueillir et raconter ces histoires peut redonner de la puissance d’agir à une communauté : c’est aussi un processus de changement. Bien sûr, cette puissance d’agir va avec un certain degré d’exposition de leur identité – ils et elles racontent des choses très personnelles sur leur trajectoire migratoire – et il faut faire attention à protéger cela. Il y a aussi la confrontation à la discrimination, au racisme, aux histoires de réfugié·es, à la peur, à l’incertitude : tous ces éléments se retrouvent aussi dans ces récits. Commencer par écouter vraiment, et donner un espace à la réflexion : c’est peut-être un début de réponse à votre question ? Ce type de méthodes participatives peut peut-être inspirer d’autres organisations.

Rachida Lamrabet : Nedjma avait comme vous abordé la question délicate de l’exposition dans son introduction, en évoquant un certain voyeurisme des institutions et d’autres organisations qui peuvent parfois détourner, exploiter les histoires de personnes que leur statut légal rend vulnérables. Elle a également parlé des nombreuses absences de la scène, de tout ce que nous ne voyons pas, de tout ce que nous ignorons. Mais n’y a-t-il pas aussi une sorte de sécurité dans cette absence, jusqu’au moment où, pour reprendre l’idée de Nedjma, vous êtes vous-même prêt·e à vous exposer, à vous montrer ? Selon vous Hadassah, est-il important d’avoir un espace où l’on peut être invisible pour un temps ?

Hadassah Emmerich : Question très intéressante. Je suis ici en tant que l’une des artistes de cette exposition et mon travail – la fresque sur le mur du fond – est comme vous pouvez le voir très coloré, très présent ! Mais pour moi, cette visibilité est justement une stratégie inverse par rapport aux stéréotypes, que j’utilise beaucoup dans mon travail. Je les fais voler en éclats par l’exagération, j’utilise la présence, la visibilité, l’audace, le pop. Je me sers en réalité de quelque chose que j’ai ressenti alors que j’étais encore une jeune artiste. J’étais étudiante en master à Londres et il y a eu, en 2015, une exposition de la Tate Modern intitulée « The World Goes Pop », qui accueillait de nombreuses artistes femmes et/ou non occidentales. Et cette exposition m’avait énormément impressionnée. Elle paraissait déjà un peu en avance sur la question de à qui donner la parole ou non, et de quelle manière, dans le milieu universitaire et dans le monde artistique. J’ai observé tout cela, et j’ai trouvé que travailler avec la présence plutôt que l’absence pouvait être une stratégie très puissante. Bien sûr, en tant qu’artiste, on a besoin de temps pour respirer, pour réfléchir, pour ne pas se décharger de tout trop vite, tout ce qui fait qu’on doit être prudent·e, protéger le processus. Tout ça entre aussi en ligne de compte et dans ce sens, je reconnais que l’absence est importante.
Je pense que ce n’est pas exactement ce que Nedjma voulait dire dans ce contexte, mais je parle depuis mon expérience et ma stratégie artistique. Je crois en l’énergie, la visibilité, l’exagération, au fait de prendre les stéréotypes et de les faire exploser au visage des personnes, de contempler, en quelque sorte, la contamination, faire quelque chose qui ne prétend pas représenter quoi que ce soit… C’était aussi un point intéressant de l’introduction de Nedjma : être libérée de l’obligation de représenter quelque chose. Ce n’est pas la manière dont je « représente » : j’aime tout mettre ensemble dans la marmite et voir ensuite ce que ça donne. Mais il faut de la visibilité : si tout ça reste caché, que personne ne le voit, j’en serais frustrée parce que je veux participer.

[La] visibilité est justement une stratégie inverse par rapport aux stéréotypes, que j’utilise beaucoup dans mon travail. Je les fais voler en éclats par l’exagération, j’utilise la présence, la visibilité, l’audace, le pop.

Rachida Lamrabet : Nedjma peut-être pourriez-vous préciser cette idée d’absence ?

Nedjma Hadj Benchelabi : Je comprends parfaitement votre stratégie Hadassah, et je trouve aussi très important d’être visible, d’occuper l’espace, de l’offrir, de le partager, d’être présente – à la Tate Modern ou ici à La CENTRALE. Mais en effet il y a différents niveaux d’absence. Je parlais notamment des absences dans le référentiel qui entourent les œuvres. De nombreuses références sont absentes, et je ne le supporte plus. Peut-être que nous sommes la génération des dommages collatéraux… mais pour la prochaine, on ne peut pas continuer comme ça, avec ces absences dans la scène artistique, dans les écoles d’art.

Rachida Lamrabet : Vous voulez dire des lacunes ?

Nedjma Hadj Benchelabi : Pour moi ce sont des absences. Je ne crois pas que ce soit conscient, où que ces absences soient forcément dues au rejet. Je pense simplement que nous ne tenons pas compte des résonances propres des individus, des artistes et des penseurs et penseuses. Leurs résonances, leurs liens, tout ce qui nous permet de porter un autre regard sur l’art. Nous ratons ces liens. Je n’entends pas ces autres voix : c’est l’un des niveaux d’absence.
Il y en a d’autres. Je parlais l’autre jour avec un artiste (plutôt dans les arts performatifs) et il me disait : « Je ne veux plus monter sur scène. Quand je suis sur scène au Kaaitheater, au KVS, à La Balsamine ou des lieux comme ça, c’est trop lourd pour moi. Je l’ai fait, je l’ai vécu, et maintenant j’arrête. » Pourquoi ? Je ne veux pas qu’on perde des gens à cause du poids d’un ensemble d’attentes et de références de la scène. Je l’ai déjà trop vu. Bien sûr, j’aime parler de ce qui est partagé sur scène, mais ce doit être une discussion respectueuse. Quand on dit à un ou une jeune artiste : « Tu n’as pas assez vu de spectacles, c’est pour ça que tu fais ça », c’est violent. Maintenant je suis très concrète. J’aime la réflexion et le discours mais j’aime aussi donner des exemples très simples. Dans les écoles d’art, on en arrive à perdre des étudiant·es parce qu’ils et elles ne se sentent pas à leur place. Ce type d’absence est pour moi très violent.
Il y a donc l’absence dont l’artiste a besoin (la solitude), l’absence de références, qui est un problème, mais aussi l’absence liée à notre place. C’est un concept très intéressant : Mahmoud Darwich et de nombreux·ses autres ont écrit sur le sujet, comme Abdelmalek Sayad dans son magnifique livre La double absence sur les immigré.es.

Peut-être que nous sommes la génération des dommages collatéraux… mais pour la prochaine, on ne peut pas continuer comme ça, avec ces absences dans la scène artistique, dans les écoles d’art.

Hadassah Emmerich : Est-il possible que dans des villes comme New York, au Bronx Museum, ou dans des lieux semblables où des curateur·ices avec un savoir, une base et un cadre référentiel spécifiques ont été nommé·es, les choses se passent différemment ? Cela fait un moment que je m’interroge à ce sujet. Faut-il nommer deux curateur·ices ? Difficile d’y voir clair sur ces questions : à la fin, que faut-il faire ?

Rachida Lamrabet : Nedjma vous avez parlé de Bruxelles comme espace subjectif et non seulement physique, où il manque une place précisément pour les artistes qui expérimentent ce type de violences lorsqu’ils et elles livrent leur récit. Quelle pourrait être cette place manquante ? Que devons-nous créer pour que les artistes se sentent en sécurité, à leur place ? Pour qu’ils et elles puissent se confronter au monde extérieur, le moment venu, avec leur propre récit, leur propre histoire ?

Nedjma Hadj Benchelabi : Vous savez, ici-même, dans ce lieu, j’ai pu voir le travail de Kader Attia il y a plusieurs années de cela. Il y a donc bel et bien des espaces qui construisent de nouveaux récits. Ne pensez pas que je sois une personne négative, il existe bel et bien des initiatives inspirantes. Disons que je perçois un manque de véritable discussion sur les politiques curatoriales des arts performatifs, visuels, etc. C’est vrai qu’on voit une amélioration ces dernières années, mais il manque un véritable changement de conception, de perception dans le regard qu’on porte sur la scène artistique et les œuvres d’art.

Selon moi, il y a toujours une sorte de tendance monocouleur dans la lecture critique des œuvres d’art.

Hadassah Emmerich : Je peux citer un exemple en particulier : j’enseigne à l’Académie royale des Beaux-Arts de Gand (KASK), et nous avons eu tout récemment les entretiens pour des étudiant·es candidat·es au master venu·es du monde entier. Il y avait notamment un artiste de Beyrouth qui postulait. L’entretien a eu lieu via Zoom, il est venu avec une proposition très solide et a été accepté. Mais ce qui est intéressant, c’est que je crois qu’il y a en quelque sorte une responsabilité de l’école d’art. Tout son concept est très ancré et orienté vers Beyrouth, le traumatisme, etc., et on peut bien sûr se demander comment ce projet pourra se manifester dans l’école. Mais je crois qu’aujourd’hui ça n’a plus d’importance. Ce qui est important c’est qu’une personne comme lui puisse venir et apporter ces idées. On verra bien ensuite ce qui ressortira de l’interaction avec les autres étudiant·es. Et puis on parle de la ville de Gand, qui n’est pas Bruxelles, mais tout doucement, ces changements se produisent. C’est un processus très lent de pallier les absences. On peut espérer que cette personne aura l’ouverture et l’énergie d’être présente d’une manière ou d’une autre, qu’elle acceptera peut-être, avec le temps, de partager son histoire et voir comment tout ça résonne dans ce contexte. J’essaie d’être positive !

Nedjma Hadj Benchelabi : Moi aussi je le suis ! Et je ne le dis pas juste pour la forme. J’insiste juste sur mon désir, ma requête, ma demande, ou disons mon appel à ce que nous puissions parler davantage des politiques curatoriales. Discuter davantage des liens que nous faisons entre les œuvres d’art contemporain et les différentes lectures de ces œuvres, et que cela soit partagé avec le public. Parce que selon moi, il y a toujours une sorte de tendance monocouleur dans la lecture critique des œuvres d’art.

Rachida Lamrabet : Alors comment élargir cela ? Se tourner vers les écoles d’art ? Où apprendre ces différents référentiels ? Aujourd’hui ils nous font clairement défaut.

Nedjma Hadj Benchelabi : Je crois que la question des écoles d’art est très importante, et je suis très heureuse d’avoir récemment rejoint avec d’autres collègues un projet de recherche du RITCS (Royal Institute for Theatre, Cinema and Sound) sur la décolonisation des programmes d’enseignement. Je suis convaincue que ces discussions sont primordiales, dans les différentes écoles d’art mais aussi dans les musées, les lieux d’exposition, au sein des équipes qui conçoivent les contenus des espaces. Il ne s’agit pas de les remplacer, il s’agit davantage de créer l’espace pour cette discussion. Peut-être qu’elle existe et que je n’y prends tout simplement pas part. Mais si elle existe, je voudrais en être informée. Questionner aussi le concept de solidarité dans la scène artistique : il ne s’agit pas que de fonds de soutien, la solidarité c’est aussi tout le travail que l’on mène en accompagnant les artistes, dans tout le processus curatorial. Tout cela est compte beaucoup, et vous le faites ici, d’ailleurs.

Je crois que la question des écoles d’art est très importante, et je suis très heureuse d’avoir récemment rejoint avec d’autres collègues un projet de recherche du RITCS (Royal Institute for Theatre, Cinema and Sound) sur la décolonisation des programmes d’enseignement.

Rachida Lamrabet : Je reviens vers Lisa Ahenkona avec cette question des blessures. Nedjma parlait dans son introduction de la notion de « réparation décoloniale ». Elle évoquait les différentes manières de guérir les personnes blessées : d’un côté les approches occidentales de la guérison qui cherchent à effacer les cicatrices, et de l’autre les approches consistant à les soigner mais à les laisser telles quelles, visibles, parce qu’elles sont la trace d’une expérience, du temps, du vécu. Selon vous Lisa, avec toutes ces histoires que nous emportons avec nous – je parle ici de l’expérience du racisme, de la discrimination, du colonialisme –, comment pouvons-nous construire une nouvelle forme de vivre ensemble, sans cacher ou effacer les blessures ?

Lisa Ahenkona : Je voudrais rebondir sur cette idée de « cacher ». Les personnes sans papiers vivent en quelque sorte dans l’ombre de nos sociétés. Quand je leur ai demandé pourquoi Bruxelles les attirait autant, elles ont répondu : « Il y a de nombreuses communautés ethniques auxquelles nous pouvons nous rattacher. » Alors que je marchais avec l’un des participants, il m’a dit : « Bruxelles c’est une mosaïque des cultures », et j’ai trouvé ça magnifique. Un peu comme dire « ça peut guérir ». Bien sûr, c’est tout un processus, mais le fait que cela lui laisse l’espace de respirer, qu’il puisse aussi être invisible dans la ville, ce sont des choses qui comptent. J’ai lu un article il y a deux jours où était employé le terme d’« entre-deux », que j’ai trouvé très juste. Ces personnes vivent en effet dans un entre-deux, entre le légal et l’illégal.
Pour répondre à votre question de comment construire une nouvelle forme de vivre ensemble : l’un des récits les plus intéressant que les participant·es aient rapportés évoquait les nombreuses associations bruxelloises très engagées, parmi lesquelles Hobo, Cultureghem, Terra Nova, Globe Aroma, etc. Je vais parfois à Cultureghem – Nedjma aussi d’ailleurs ! –, et c’est une initiative très belle. Le lieu rassemble des personnes issues de nombreuses couches sociales différentes, dans une grande honnêteté. Sur place, il y a cette initiative qui s’appelle Kookmet (du lundi au jeudi vous pouvez déjeuner sur place, à prix libre) et on voit assises autour des tables des personnes de toutes les couches de la société. Cultureghem joue un rôle très important, pour tou·tes les habitants et habitantes de la ville – pas seulement pour les personnes migrantes avec ou sans papiers –, un rôle pour les orientations futures, dans les loisirs, pour les enfants, en termes d’assistance légale, en tant que lieu de rencontres. Il me semble très important de soutenir ce type d’espaces.

J’ai envie d’interroger les termes d’« absence » et de « visibilité ». La problématique d’une exposition est de montrer des choses qui ne sont pas visibles pour les rendre visibles.

 

DISCUSSION


Carine Fol :
Merci pour cette discussion inspirante. En tant que curatrice de cette exposition avec Tania Nasielski, j’ai bien sûr envie de réagir à ce qui a été exprimé ici aujourd’hui. Le but du projet BXL UNIVERSEL II : multipli.city était d’apporter des éléments de réponse à toutes ces questions. J’ai envie d’interroger les termes d’« absence » et de « visibilité ». La problématique d’une exposition est de montrer des choses qui ne sont pas visibles pour les rendre visibles. Plusieurs œuvres présentées ici, comme celle de Stephan Goldrajch, de Pélagie Gbaguidi ou d’Anna Raimondo, sont véritablement composées de différentes couches, construites par toutes ces personnes rassemblées. C’est toujours une difficulté, dans les arts visuels, d’aboutir à un produit, un objet que l’on peut questionner – c’est d’ailleurs une spécificité des arts visuels. Mais dans ce projet d’exposition nous avons constamment réfléchi et interrogé la forme de l’exposition : peut-on encore proposer des expositions comme cela, avec des objets ? Ces travaux deviennent des objets mais ils ont été construits par toutes ces présences et toutes ces personnes qui y ont œuvré ensemble. C’est avec ça que nous devons travailler. C’est aussi ce qui différencie les arts visuels du théâtre ou de la performance, par exemple. Et peut-être aussi une des raisons pour lesquelles la performance est de plus en plus répandue dans les arts visuels.
Une dernière chose à propos des présences et absences : Pélagie Gbaguidi travaille avec la présence de personnes qui ne sont pas présentes. Pour le dire dans ses mots : elle travaille avec des ombres, auxquelles elle donne vie à travers la vision de jeunes. C’est un travail fantastique. D’autres œuvres d’artistes exposé·es ici sont traversées par ces questions. Celle de Hadassah parle de présence et d’absence, de ce qu’on montre et ce qu’on ne montre pas, et de comment nous, en tant que spectacteurs ou spectatrices, donnons notre propre vision des choses. Mais voilà que je fais de la philosophie à la Heidegger ! Néanmoins, la manière dont nous voyons les choses est elle aussi importante. Il est primordial de permettre d’autres lectures des œuvres d’art que nous exposons ici. Je pense encore à Etel Adnan, une artiste qui ouvre les horizons. Je propose que nous poursuivions la discussion en ayant en tête la perspective de BXL UNIVERSEL III qui aura lieu dans cinq ans, sur le thème de la ville utopique.

J’ai le sentiment qu’on vit dans une sorte d’ère post-moderne où se mélangent toutes sortes de références. Je pense notamment à celle d’Édouard Glissant, qui revient très souvent dans les projets d’art visuel, mais aussi à des philosophes du Nord comme du Sud.

Tania Nasielski : Avant d’entendre vos questions, je voudrais ajouter quelques mots à ce que Carine vient de dire : le projet que vous voyez ici est bien évidemment fragmentaire. Il fait partie d’une sorte de récit qui se construit à La CENTRALE dans la durée, au fil de différents projets. En effet, avant de travailler à La CENTRALE j’avais pu voir cet autre projet, il y a deux ans, avec Sophie Whettnall et Etel Adnan que Carine a mentionnée – une artiste, écrivaine et personnalité incroyable. Nedjma vous parlez de discuter de la politique curatoriale : c’est un problème complexe. Je me demande aussi ce que veut dire « curation ». Je crois que les choses changent. Au début vous avez parlé de pouvoir, et c’est peut-être idéaliste mais pour moi la curation ne devrait pas être une question de pouvoir. Ce devrait être donner la parole, offrir un espace, fût-il physique ou métaphorique – l’espace d’un livre, d’une ville, etc. –, contribuer à construire ensemble des récits. La curation c’est aussi accompagner un processus, et c’est ce que nous avons tenté de faire ici. Chaque projet est fragmentaire, et chacun – du moins nous l’espérons – pose des questions plutôt que d’offrir des réponses. Pour nous il est très important de travailler avec les artistes.
Je pensais aussi aux absences dans les référentiels : j’enseigne également dans une école d’art, et j’ai l’impression, au contraire, que les jeunes artistes, ou les artistes émergent·es quel que soit leur âge ont bel et bien des références multiculturelles et les intègrent dans leurs travaux, leurs réflexions. J’ai le sentiment qu’on vit dans une sorte d’ère post-moderne où se mélangent toutes sortes de références. Je pense notamment à celle d’Édouard Glissant, qui revient très souvent dans les projets d’art visuel, mais aussi à des philosophes du Nord comme du Sud. Pour reprendre la question de Hadassah : que faire alors ? Faut-il nommer deux curateur·ices pour proposer quelque chose sur le vivre-ensemble ?

Quand j’ai dit « peut-être arrivons-nous au terme de quelque chose et au commencement de formats nouveaux », c’est aussi parce que j’interroge ma propre pratique. Ce dont nous avions l’habitude, est-ce encore pertinent ?

Nedjma Hadj Benchelabi : Je n’ai pas LA réponse. Je trouve important qu’on prenne le temps de cette conversation, de même que je suis fan de cette exposition. Mais plus généralement, j’aimerais clarifier ma position : quand j’ai dit « peut-être arrivons-nous au terme de quelque chose et au commencement de formats nouveaux », c’est aussi parce que j’interroge ma propre pratique. Ce dont nous avions l’habitude, est-ce encore pertinent ? Je n’en suis pas sûre. Je parle de la façon de présenter, de partager dans les arts visuels, dans les arts performatifs. Quelles étaient au fond nos habitudes curatoriales ? Composer un bouquet de performances, d’installations, etc., qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui, maintenant ? Je vois ici les mains d’Anna Raimondo, dont je sais qu’elles se retrouvent aussi dans l’espace public, et je vois ce que fait Oussama Tabti avec cette sorte d’archive de la mémoire de la ville : tout cela m’intéresse beaucoup. Voir ce qui se passe dans la ville au départ de ou avec ça. Peut-être qu’à partir d’un projet, il est possible d’ouvrir un espace qui remette en question l’essence de ce que nous faisons vous et moi.

Rachida Lamrabet : Merci Nedjma. J’aimerais rebondir sur ce qu’a dit Tania, l’idée que la curation ne devrait pas être une question de pouvoir mais plutôt d’œuvres, d’ouverture d’un dialogue entre l’institution et l’artiste, entre l’artiste et le public, etc. L’expérience de Tania selon laquelle, dans l’école d’art où elle enseigne, les étudiant·es mobilisent aussi des références non eurocentrées est parlante. La question bien sûr est : est-ce que c’est le cas des écoles elles-mêmes ? Intègrent-elles ces référentiels qui sont présents mais pas visibles? Comment ouvrir les écoles à un peu du trésor que constituent ces histoires, ces récits ?

Nedjma Hadj Benchelabi : Bien sûr, je ne veux pas dire qu’il n’y a aucune trace d’Ousmane Sembène ou de Kader Attia dans les écoles d’arts. Je dis seulement que c’est à dose trop homéopathique. Voilà mon problème : ce n’est pas assez.

On voit bien, ainsi, comment les projections se construisent, d’où elles viennent, pourquoi, et sur quoi elles se basent. Ensuite on peut peut-être essayer de déconstruire la peur plutôt que de l’éliminer.

Hadassah Emmerich : Je crois que la situation est différente selon qu’on se place dans le contexte du quotidien en province, dans le milieu universitaire ou encore dans une capitale. La différence peut être criante. Que faire de cela ? Par exemple, la peur dans les provinces est un gros problème. Par quoi commencer là-bas ? Sans même parler des écoles, où l’on s’attend quand même à un certain niveau d’ouverture d’esprit. Je crois que c’est important de reconnaitre cette peur avant toute chose. Voir d’où viennent les stéréotypes. C’est pour cela que j’aime les utiliser. On voit bien, ainsi, comment les projections se construisent, d’où elles viennent, pourquoi, et sur quoi elles se basent. Ensuite on peut peut-être essayer de déconstruire la peur plutôt que de l’éliminer. Se pencher un peu plus avant sur les mécanismes psychologiques et un peu plus profondément sur les évènements historiques qui ont marqué les lieux.

Tania Nasielski : Pour revenir à cette idée de pouvoir : les écoles aussi font partie de cet écosystème. Or des artistes autodidactes, on n’en trouve pas tellement. Etel Adnan est l’une d’elles je pense, et un certain nombre de sa génération. Mais il y a aujourd’hui tellement d’écoles d’art partout, et en particulier à Bruxelles ! Comment ces écoles d’art peuvent-elles agir comme un terreau qui ne soit pas le seul terreau mais laisse de la place aussi pour les artistes autodidactes, ou comme des lieux n’ayant pas le monopole du pouvoir de décider qui devient artiste ? Je pense à cette œuvre au Musée d’Art contemporain d’Anvers dans le cadre de l’exposition Monoculture (intéressante inversion de la notion de multiculturalité !), de l’artiste Mladen Stilinovic, qui avait écrit sur un tissu rose : « An artist who cannot speak English is no artist » (un·e artiste qui ne parle pas anglais n’en est pas un·e). D’ailleurs cette discussion est justement en anglais ! Cela aussi c’est du pouvoir. On parle de concentrer, d’exclure certaines possibilités, et c’est important d’y réfléchir aussi.

Comment [les] écoles d’art peuvent-elles agir comme un terreau qui ne soit pas le seul terreau mais laisse de la place aussi pour les artistes autodidactes, ou comme des lieux n’ayant pas le monopole du pouvoir de décider qui devient artiste ?

Rachida Lamrabet : Quelqu’un voudrait réagir à cela ? Devrait-on trouver une autre langue pour échanger ?

Une personne du public : J’ai justement beaucoup réfléchi à cette question de la langue et de la traduction puisqu’on parle d’ouvrir, ou de forcer l’ouverture de notre champ habituel de références. Ceci passe par les écoles d’art mais les écoles d’art ne sont qu’un maillon d’une chaine. Cela passe aussi par les publications, le choix des maisons d’édition, la traduction… Il y a de nombreux aspects à prendre en compte, en termes de comment et qui a accès à certaines ressources textuelles ou visuelles, qui ont elles-mêmes des langages propres – des langages que souvent nous apprenons dans l’enseignement artistique, par le biais de l’éducation à l’image, qui n’est pas la même partout. C’est aussi une question de comment l’accès à ces différents langages est facilité, et là encore on parle d’une longue chaine d’acteurs et actrices.

Rachida Lamrabet : C’est en effet une question complexe. Par quel(s) maillon(s) commencer ? Comment ? La CENTRALE me semble exemplaire en la matière, c’est un lieu qui fait ce qui doit être fait dans une ville comme Bruxelles. Mais j’imagine que les grandes institutions ne suivent pas particulièrement la même trajectoire.

Sabine de Ville : Je voudrais souligner que je trouve tout à fait cruciale la question de l’enseignement. À Culture & Démocratie, nous avons beaucoup défendu et travaillé à l’inclusion d’une éducation artistique et culturelle dans les parcours scolaires depuis le plus jeune âge et jusqu’à la fin du secondaire. Et ce qui a été discuté ce matin est très important : nous devons œuvrer à la mise en place dans les écoles d’un enseignement multiculturel dans les domaines culturels et artistiques. Comment? Je ne sais pas, mais je suis convaincue que c’est une question fondamentale.

Une autre personne du public : Hadassah, vous avez dit tout à l’heure que vous êtes avant tout un individu et pas uniquement la représentante d’une communauté. Comment trouver l’équilibre ? Entre être qui vous voulez être et le fait de représenter malgré tout quelque chose ? Parce que si vous êtes une personne qui crée ce qu’elle souhaite créer, vous êtes qui vous êtes aussi de par votre héritage. Alors comment gérer ces deux aspects ?

Hadassah Emmerich : Étant d’origines mélangées, j’ai le sentiment que c’est mon job, si je peux dire, d’être une passerelle. Je ne peux pas être autre chose de toute façon. Dans ce sens, je trouve que c’est mon devoir en tant qu’artiste de garder une perspective assez large. Dans mon parcours j’ai d’abord cherché à creuser mes propres origines, mais à partir de là, dès mes premiers questionnements introspectifs de jeune artiste, c’est ce moment où vous commencez à comprendre que vous voulez que vos œuvres aient du sens selon une perspective plus universelle. Et c’est un processus d’apprentissage constant, qui dure encore aujourd’hui, et qui durera, au fond, jusqu’à mes derniers jours !

Il y a de nombreux aspects à prendre en compte, en termes de comment et qui a accès à certaines ressources textuelles ou visuelles, qui ont elles-mêmes des langages propres – des langages que souvent nous apprenons dans l’enseignement artistique, par le biais de l’éducation à l’image, qui n’est pas la même partout.

Nedjma Hadj Benchelabi : Relier l’école d’art au monde, à la ville qui l’entoure, c’est déjà beaucoup – la vraie ville : il ne s’agit pas de se balader dans Molenbeek pour dire « C’est là que ça s’est passé », non. Il s’agit de tisser des liens avec des personnes qui sont au travail, de prendre le temps, de transpirer sur place, de rester travailler. À la Maison des Cultures et de la Cohésion sociale de Molenbeek, Zakaria El Bakkali fait un travail formidable avec les jeunes. Tisser des liens, prendre le temps, créer des ateliers, des petites choses. Je crois vraiment en ce type d’initiatives. Ce sont celles que je remarque parce que j’y suis sensible mais bien sûr, il y en a beaucoup d’autres que je ne connais pas et que j’aspire à découvrir.

Carine Fol : C’était aussi le but de ce projet : réunir des artistes et des associations. Mais ce n’est pas facile parce que les temporalités ne sont pas toujours les mêmes. C’est pourquoi nous devons penser sur le long terme, comme l’a dit Tania. C’est quelque chose d’impossible à réaliser en une seule exposition. Et travailler avec la responsabilité du public : comment contribuer à faire venir ces personnes au centre d’art pour pouvoir tisser ce lien ? Rachida, je propose de vous laisser le dernier mot, en tant qu’artiste vous-même et modératrice de ce panel.

Rachida Lamrabet : J’ai beaucoup apprécié l’introduction de Nedjma, je crois qu’elle a vraiment amené des vérités essentielles. Je crois qu’en tant qu’artistes non blanc·hes, nous faisons bel et bien l’expérience de ce manque de référentiels non-eurocentrés. Je retiens aussi que nous devons aborder cette question de super-diversité et toutes les blessures qui l’accompagnent. Je retiens le fait que nous devrions trouver un nouveau langage, pour arriver à reconstruire une nouvelle forme de vivre-ensemble – et à la question de comment faire, je n’ai pas de réponse mais je pense, comme le suggère Nedjma, que le processus qui consiste à relier les points entre eux, à tisser des liens entre les initiatives qui mènent des projets inspirants, peut contribuer à ouvrir un peu les choses, à donner aussi de l’espace aux artistes qui travaillent différemment. Il peut arriver qu’on ne reconnaisse pas la valeur de jeunes artistes parce que nous ne sommes pas capables de comprendre leur langage à ce moment-là. Mais si nous prenons le temps, si nous sommes préparé·es à apprendre et à nous ouvrir à ce nouveau langage, nous pourrions faire de belles découvertes. À ce moment-là, quelque chose de nouveau prendra forme, j’en suis convaincue.
Bien sûr, je ne suis pas naïve. Ce n’est pas si simple et cette utopie ne sera pas là demain, c’est un travail de longue haleine (il reste cinq ans avant BXL UNIVERSEL III !) mais on ne perd pas espoir, on continue. Des discussions comme celle-ci nous aideront à clarifier ce que nous pensons et comprenons, et aussi ce que pensent d’autres personnes. Merci à toutes et tous.

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