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Dossier

Bruxelles parle – Séverine Janssen

Séverine Janssen
Directrice de BNA-BBOT

01-04-2020

C’est en 1999 que le projet Bruxelles Nous Appartient/Brussel Behoort Ons Toe (BNA-BBOT) est né de la volonté de fabriquer une histoire sonore de la ville de Bruxelles au travers des histoires de ses habitant·es. D’abord destiné à être temporaire, le projet a expérimenté durant une année la distribution de kits d’enregistrement sonore dans la ville et l’exploitation des fichiers collectés. Peu à peu, le projet s’est pérennisé et structuré autour d’une multiplicité de méthodes, de territoires et de plateformes numériques, sans rien perdre de son impulsion première : enregistrer et archiver les présents, les restituer ensuite à la ville sous diverses formes pour se la réapproprier.

Comme pratique narrative, l’histoire n’est pas totalement donnée mais plutôt à prendre, c’est là l’une des convictions du travail que nous menons à Bruxelles depuis une vingtaine d’années : produire, historiser, archiver et exploiter un ensemble local d’expériences dites. Le ressort de cette micro-histoire est le son, son écriture la voix. La voix comme trace irréductible à toute frappe textuelle, à toute présence visuelle. Collection indéfinie de voix et de sons surgis d’un temps vécu, la sonothèque de BNA-BBOT (Bruxelles nous appartient.  Brussel behoort ons toe) compte aujourd’hui plus de 20 000 fragments sonores. Mis en relation les uns avec les autres, ces fragments disent la ville telle qu’elle est parfois, telle qu’elle a peut-être été et telle qu’elle pourrait être.

Collecte, son, archive, voix
La fabrique historique par le seul medium sonore ouvre des perspectives aussi larges que spécifiques, aussi individuelles que collectives, sur les plans méthodologique et politique notamment.

D’un point de vue méthodologique, le fait d’activement construire un corpus d’archives plutôt que d’élire des archives au sein d’un corpus constitué rompt radicalement avec la méthode historienne, fut-elle celle de l’histoire orale. Classiquement, l’historien·ne élit, au sein d’un ensemble de documents, un élément qu’il ou elle juge exemplaire et décide de lui offrir le statut d’archive (et lui offre ce faisant des conditions de conservation et de valorisation professionnelles). L’archive est qualifiée au terme d’un processus, elle a gagné la bataille de l’inscription contre la disparition. Dans la pratique que nous mettons en œuvre, l’on peut dire que les choses sont idéologiquement et méthodologiquement inversées : nous collectons des sons et des voix, enregistrons des récits, des chants et des conversations pour dès à présent fabriquer des archives. Cette production se fait en-deça du partage entre le valable et le trivial, entre le vrai et le faux, elle a lieu avant la lutte pour la qualification contre la disqualification, pour la mémoire contre l’oubli. Il s’agit, en quelque sorte, de faire de l’histoire en temps réel et, comme un effet intrinsèque, d’en modifier le cours : en s’inscrivant hic et nunc dans une histoire collective, le locuteur ou la locutrice prend le pouvoir sur l’histoire, y injecte sa propre historicité. La discrétion du dispositif d’enregistrement sonore, peu invasif, « invisibilisant », constitue ici un atout méthodologique.

L’enjeu de cette fabrique est également politique. Le partage de la parole, sa consignation et son écoute sont des enjeux démocratiques. La mise en place des conditions d’inscription sonore de tout un chacun dans un récit collectif en devenir permanent est soutenue par la volonté de déjouer la logique de représentativité communautaire à l’œuvre dans les processus d’expertise, d’information ou d’organisation. Il est nécessaire de déployer des espaces dans lesquels chacun·e peut parler pour lui ou elle-même, être son·a seul·e représentant·e et faire entendre sa parole, quelle qu’elle soit. Le micro s’accommode aisément des incohérences, oublis ou incompréhensions qui peuvent surgir au fil des narrations, et le dispositif garantit l’anonymat des personnes qui le souhaitent. La diversité des méthodologies mises en place (allant de la mise en circulation de magnétophones à la collecte thématique ciblée) nous permet de coller au plus près de la diversité des paroles telles qu’elles s’exercent et s’énoncent dans un contexte quotidien.

Archivage, potentialités, données
Tous ces enregistrements seraient vulnérables sans une rigoureuse attention portée à leurs conditions d’archivage. Offrir des conditions de pérennité technique irréprochables à ces données mineures, c’est leur ouvrir la possibilité de rivaliser, un jour, avec les archives majeures, plus institutionnelles. Car archiver le présent, c’est écrire l’histoire de demain, augmenter les possibilités d’historisation du futur, en cultiver les potentialités. L’archive devient un outil, elle multiplie les manières, les possibilités de faire, de dire et d’entendre l’histoire. The future is not always what comes after, il est au contraire un enjeu présent, un enjeu du présent, une urgence. C’est par leur archivage systématique que ces voix et ces sons présents pourront résonner, contaminer le temps à venir et réactiver le temps passé.

Pour ce faire, nous avons établi deux systèmes d’archivage : l’archivage « froid », sorte de congélateur pour la conservation à long terme des données ; et l’archivage « chaud », consistant en la production de supports matériels ou immatériels circulant de main en main, de lieu en lieu, de plateforme en plateforme afin que la ville soit habitée par l’archive, et celle-ci transformée par la ville.

Froid, bases de données, récits, carte

L’archivage froid trouve son lieu dans deux bases de données, a° la base de données des témoignages et récits, b° la base de données cartographique.

Série
a° La première comprend toutes les archives vocales brutes, séquencées, indexées et ordonnancées selon plusieurs métadonnées. Chaque séquence présente certaines données répertoriées lors de la contractualisation (date de l’enregistrement, langue(s) utilisée(s), contexte) ainsi que l’âge, le genre et la profession des personnes présentes dans la séquence (locuteurs et locutrices, collecteurs et collectrices). Pour chaque séquence, nous produisons un résumé en reprenant fidèlement le vocabulaire du ou de la témoin, tandis que les mots-clés synthétisent sémantiquement ou catégoriellement les fragments de paroles. Un onglet permet une recherche avancée par date, lieu, langue, âge, genre, contexte, etc. Les utilisateur·rices ont librement accès à ces compartiments et peuvent effectuer une requête via un moteur de recherche intégré. Moyennant un loginn, tout le monde peut donc avoir accès à tous les enregistrements, entièrement audibles en ligne.

S’il y a une histoire, c’est sans doute par la collection, par la série qu’elle se forme. Notre base de données est composée d’ilots sonores qui, mis en résonance les uns avec les autres, acquièrent un sens nouveau. Bien que chaque son de la collection, chaque fragment puisse avoir son intérêt propre, la sérialité vient multiplier les possibilités de récits par la mise en relation dynamique de paroles individuelles, par leur viralité réciproque. Ces relations complexifient, multiplient les points de vue et les récits sur et dans la ville. La collection sonore étant en croissance quantitative permanente, le nombre de possibilités de mises en relation ne cesse lui aussi d’augmenter : la répétition crée de la différence. Cette sérialité dynamique rend le récit commun organique, doté d’une certaine autonomie, un récit sans origine ni fin puisqu’il surgit du seul mouvement de la série. L’histoire comme énoncé, ou plutôt comme multitude d’énoncés, comme murmure de l’intelligence collective, voilà ce que la structure archivistique permet potentiellement de faire entendre.

Paysages
b° Complémentaire à la base de données, la carte sonore de Bruxellesn fait émerger l’identité sonore de la ville. Elle se distingue de la base de données en ce sens que les sons qu’elle géolocalise ne sont pas enregistrés dans le cadre d’une rencontre, d’une interview ou d’une conversation, mais relèvent d’une saisie sur le vif, d’une « phonographie » en plans-séquences : ce sont des paysages sonores enregistrés in situ.

La carte sonore est elle aussi participative. Il est demandé à chaque contributeur de spécifier le matériel utilisé et de décrire succinctement le son enregistré. Si souhaité, une image de l’objet ou du lieu enregistré peut également être jointe. La consultation propose une vue plan ou satellite, des trajectoires ou promenades créées à partir des sons écoutés, et des filtres thématiques permettant de sélectionner une catégorie de sons à écouter.

Chaud, augmenter, devenir
Si la production processuelle des données constitue le cœur du projet, l’appropriation des données en est un enjeu fondamental. L’archivage chaud permet d’y répondre en proposant des moyens et des canaux de communication et de diffusion pensés à destination de publics divers. À cette fin, nous multiplions les supports archivistiques, les rendons formellement accessibles au plus grand nombre. Leur diffusion dans la sphère publique via les ondes FM ou les webradios, via des séances d’écoute collectives ou via des relais de partenaires locaux, nationaux ou internationaux (librairies, centres d’art, centres culturels, médiathèques, centres de formations, etc.) permet aux archives de vivre en dehors de leur chambre froide tout en leur offrant un contenant leur garantissant une certaine pérennité. Ces productions originales revêtent des formes extrêmement diverses. Il peut s’agir de documentaires radiophoniques, de pièces musicales, d’audioguides, de balades sonores, d’installations dans l’espace public, de radio shows, de podcasts, de publications audiovisuelles, de CDs, de vinyles, de cassettes, d’expositions, de pièces de théâtre ou de parlements urbainsn

Nous ouvrons également toutes nos données sonores à des tiers, qui peuvent librement les exploiter. Nous fournissons les fichiers en haute qualité à quiconque souhaite en faire un usage respectueux, non commercial. À cette fin, une charte d’exploitation doit être signée. Les locutrices et locuteurs concerné·es sont également informé·es de l’usage de leurs paroles données. Il arrive ainsi fréquemment que des artistes, des enseignant·es, des chercheurs et des chercheuses, des journalistes s’emparent ou s’inspirent de nos données à des fins de recherche, de productions artistiques, de documentation, de leçon ou de diffusion.

Habiter
La fabrication de données sonores par et avec un public large, sur et dans un territoire donné, permet de donner la parole, une parole dont les légitimité, utilité et pertinence sont subordonnées à l’acte d’énonciation et de production sonore même. Le son sonde, il fonde, il creuse ; il est un topographe de l’infra-visible livrant, selon l’impératif nietzschéen, une « connaissance différentielle des énergies et des défaillances, des hauteurs et des effondrements, des poisons et des contrepoisons » de l’Histoiren. Les énonciations glanées permettent alors d(e)’ (faire) entendre par qui, et comment, l’Histoire est habitée, d’en restituer les tonalités.

4

Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (Hommage à Jean Hyppolite), PUF 1971, p. 166. (Dits et écrits tome 2 (1976-1988), texte 84, Gallimard 2001.)

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