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Dossier

Burning, le travail au théâtre/le théâtre au travail

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

26-09-2018

La question du travail est au cœur de nombreuses productions théâtrales dont les formes sont aussi diverses que les angles d’approche. Sabine de Ville s’est rendue au Festival d’Avignon et revient ici sur l’une d’entre elles : le spectacle Burning, une pièce protéiforme qui, alliant cirque, texte et vidéo, interroge le phénomène du burn-out.

Festival d’Avignon, été 2018, la question du travail s’invite largement. Plus de 31 spectacles – et il y en eut sans doute bien davantage –, ont été répertoriés par l’association Travail et Culture, centre de recherche d’innovation artistique et culturelle du monde du travail basé à Roubaix. Les titres des spectacles proposés sont évocateurs : Demandons l’impossible, Le travail expliqué à mon chef, La violence des riches, On n’est pas que des valises, Recrutement, Débrayage, Pulvérisés, Comment on freine, Work in Regress, etc.

Parallèlement à ces propositions théâtrales, des rencontres et des débats ont, dans le cadre du in et du off, évoqué aussi la question du travail. Le spectacle Burning ne figure pas dans la liste établie. Cet « oubli » est d’autant plus regrettable qu’il constitue une proposition originale et artistiquement convaincante. Alliance du cirque, du texte pur et de la vidéo, Burning s’aventure dans des terres nouvelles. Plutôt que de se tenir dans le seul registre de la performance circassienne, le corps de l’artiste soutient le texte dit par Laurence Vielle pour évoquer de manière à la fois rude et poétique la question brulante – sans mauvais jeu de mot – du burn-out.

La forme théâtrale choisie associe un exposé rigoureux, chiffres, statistiques, extraits de rapports, des récits et témoignages, de la poésie, des sons, des images vidéo et bien entendu le mouvement du corps circassien. Celui de Julien Fournier y exprime avec une efficacité redoutable l’essoufflement, la précipitation, l’épuisement, le vertige croissant et au bout du parcours, l’impossible déambulation sur un plateau qui, devenu vertical, empêche désormais toute avancée.

Laurence Vielle égrène les mots d’une lente combustion intérieure, essoufflement, rythmes sans répit, fragments de témoignages.

Le dossier de presse du spectacle précise la nature de la proposition : « Objet scénique singulier, Burning tient à la fois du cirque documentaire et de la poésie chorégraphique. Né d’une envie de replacer l’individu au centre et de croiser les langages à la recherche de sens et d’expressivité, ce spectacle entremêle travail de corps, d’image, de voix et d’esprit pour aborder la question du burn-out et témoigner de la façon insidieuse avec laquelle s’installe la souffrance au travail. Ce phénomène de société, véritable épidémie des temps modernes, est ici ausculté dans une forme atypique de cirque augmenté où le corps évolue en résonance avec les mots et prend le relais de ceux-ci quand ils ne peuvent plus dire. L’acte acrobatique se fond au langage vidéo et la scénographie devient un réel partenaire de jeu au service du propos. Sur le plateau, un homme-personnage anonyme, acrobate du quotidien, se démène avec application pour garder l’équilibre dans un environnement qui pourtant le contraint. Enchainant les tâches absurdes et répétitives, il tente de rester debout malgré les éléments qui le font basculer ; le sol se dérobe, les éléments glissent, chutent, fuient et le malmènent sans répit. En écho à ce parcours physique, la voix de la poétesse Laurence Vielle égrène les mots d’une lente combustion intérieure, essoufflement, rythmes sans répit, fragments de témoignages. La vidéo sculpte l’espace et sème les données : graphiques, pourcentages, témoignages… dépeignent un monde du travail, du rendement, du capital et de la surconsommation malade, où l’homme est devenu marchandise, où le sens est perdu. Peu à peu cette machine pourtant si bien huilée se délite voire s’embrase. Le corps, alors, lâche et l’acrobate, tel un somnambule se joue de la pesanteur… »

Laurence Vielle raconte comment le spectacle a pris forme, à la rencontre des mots, des gestes et des images vidéo. Elle évoque « un documentaire politico-poético-chorégraphique… C’est un peu long comme désignation mais oui, il s’agit de nous engager, corps et mots et images pour dire qu’il y a ceux qui souffrent de ne pas travailler. Ceux qui souffrent d’avoir rongé leur vie comme un os en travaillant tellement trop en dépit du souffle vital et essentiel à leur vie intime que ce monde du travail et du rendement et du capital et de la surconsommation est malade. »

Il s’agit de nous engager, corps et mots et images pour dire qu’il y a ceux qui souffrent de ne pas travailler. Ceux qui souffrent d’avoir rongé leur vie comme un os en travaillant tellement trop.

Ce spectacle nominé aux prix de la Critique et sélectionné par le théâtre des Doms pour cette édition 2018 du festival off s’inscrit dans un mouvement à l’œuvre dans le théâtre contemporain, évoqué lors d’une rencontre organisée par le même théâtre des Doms dans le cadre du festival, sous le titre « Les écritures du réel ». Il y fut question de ce théâtre dit documentaire, du rapport entre le réel et la fiction, de l’engagement des auteur·e·s à dire le monde tel qu’il est pour l’agir et le changer. Expression d’une ambition théâtrale, artistique et politique : élaborer une forme théâtrale qui transcende l’impuissance supposée de nos existences et propose dans une forme artistique singulière des voies de lecture et d’action. Sans doute le théâtre a-t-il toujours fait cela, depuis l’origine, résonnant des questions et des urgences des sociétés humaines. L’accumulation des défis contemporains lui donne une vigueur nouvelle.

Au théâtre des Doms L’herbe de l’oubli interroge le monde post-Tchernobyl, dans le in, le spectacle d’Anne-Cécile van Daelem Arctique scrute les enjeux géo-politiques du changement climatique. Culture & Démocratie s’intéresse particulièrement au théâtre dit documentaire parce qu’il noue de manière forte la question de la création et du politique. La première édition d’Archipels évoquait longuement le projet théâtral du Nimis Groupe Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, spectacle issu d’un long travail d’investigation sur les enjeux économiques de la crise des réfugiés. Nous rendions compte dans ce numéro du long processus qui avait permis la conception, l’écriture et la réalisation de ce spectacle. Le prochain numéro de la collection « Neuf Essentiels » prend une tournure nouvelle, accompagnant le travail conduit par le metteur en scène Remi Pons en vue d’une production qui évoquera la question de la dette et assumant une partie des recherches nécessaires à la réalisation de celle-ci.

Qu’en est-il concrètement du « travail au théâtre » ? La prise en compte financière du temps consacré à la recherche nécessaire pour penser et écrire un spectacle inscrit dans le registre documentaire est l’exception.

Mais soyons de bon compte. Les productions théâtrales évoquées ici, réalisées ou à venir, posent aussi la question inconfortable du travail dans le secteur artistique et culturel. Qu’en est-il concrètement du « travail au théâtre » ? La prise en compte financière du temps consacré à la recherche nécessaire pour penser et écrire un spectacle inscrit dans le registre documentaire est l’exception. Nombreux·ses sont ceux et celles qui y consacrent un temps considérable pas ou peu rémunéré.

Ainsi le burn-out, généralement situé dans le territoire de l’entreprise privée où en effet, il est devenu un syndrome trop répandu – la majorité des spectacles présentés à Avignon dénoncent à juste titre les excès du capitalisme –, n’épargne pas les entreprises culturelles. Il y est plus feutré, s’inscrivant avec une trompeuse légitimité dans la culture de la passion et de l’exigence, lesquelles commandent sans contestation possible les dépassements d’horaires constants et une pression comparable à celle que l’on observe dans tous les types d’entreprises. Il n’y a pas de secteur culturel vertueux. Ainsi, qu’il s’agisse de rendements économiques ou d’exigence artistique, il s’agit bien de questionner une société dont les mécanismes sont à bout.

Burning ne propose pas de solution. Il montre avec une force poétique, plastique et sonore remarquable l’épuisement des processus et des humains. Le théâtre est politique, il est dans la cité, il la scrute, la montre et la dit. Avec ou, mieux, sans burn-out, le théâtre est indispensable.

Image : © Merkeke/Frémok, Self-service, Pastiche Vincent Fortemps, Éditions Frémok, 2002

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