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Care

21-02-2024


  • Un monde vulnérable. Pour une politique du care
    Joan Tronto, trad. Hervé Maury, La Découverte, 2009 (1993).

  • « Prendre soin du care », Florence Degavre, in Céline Lefève et Jean-Christophe Mino (dir.), Soigner et tenir dans la pandémie, PUF, 2022.

Un monde vulnérable. Pour une politique du care

Joan Tronto, trad. Hervé Maury, La Découverte, 2009 (1993).

Présentation

Joan Tronto est une politologue, professeure de sciences politiques et féministe américaine, née en 1951. Ce livre est issu de son expérience dans les mouvements de femmes des années 1970 dans la société américaine. Joan Tronto adresse Un monde vulnérable aux universitaires mais également aux femmes et aux hommes qui « cherchent à comprendre et souhaitent réagir aux injustices qui perdurent dans ce monde ». Elle défend l’idée d’une politique « où le care des personnes les unes pour les autres au quotidien soit un principe valorisé de l’existence humaine ». À partir de l’idée qu’il existe une morale spécifiquement féminine, une « voix morale des femmes », et que celle-ci est plus élevée et donc en quelque sorte, plus efficace que celle des hommes pour engager un changement politique bénéfique pour tou·tes, Joan Tronto démonte le piège de cette affirmation en exposant le paradoxe selon lequel il est nécessaire de « cesser de parler de la moralité des femmes», pour parler plutôt « d’une éthique du care qui inclut les valeurs traditionnellement associées aux femmes ». Dans son introduction la politologue décrit et explore le contexte de la théorie féministe ainsi que trois frontières morales qui écartent selon elle toute prise en compte d’idées morales « différentes », et permettent aux puissants de se maintenir à leur place: la frontière entre morale et politique, celle du « point de vue moral », et celle entre la vie publique et la vie privée.

Dans une deuxième partie, elle examine et réfute la notion de « moralité des femmes ». Elle explore notre héritage moral issu du contexte spécifique des grands changements sociaux du XVIIIe siècle, et particulièrement de celui de l’écosse des Lumières, époque à partir de laquelle les sphères de la morale et de la politique ont été séparées l’une de l’autre. Joan Tronto pose la question du genre (« la morale a-t-elle un genre ? »), et développe sa pensée en évoquant la théorie du développement moral de Lawrence Kohlberg, qui a largement influencé les domaines de l’éducation, de la psychologie et de la philosophie politique, et en reprenant les recherches de Carol Gilligan qui critiquent cette échelle de développementn. « Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » (p. 143) Le troisième et dernier chapitre est consacré au développe- ment de son concept d’éthique du care à proprement parler. Joan Tronto nous livre d’abord sa définition du care, élaborée avec Berenice fischer. Dans l’articulation de la morale et de la politique, il s’agit pour la théoricienne de considérer le care comme une valeur qui informe le politique, un concept qui serve de base pour repenser les frontières morales, et non comme un fondement moral dont découleraient des solutions à travers un programme ou un idéal politique. Elle définit le care comme étant avant tout une pratique et une disposition. L’autrice établit des liens entre les quatre phases de celui-ci qu’elle avait décrites en amont, et les valeurs portées par l’éthique du care : attention (reconnaissance d’un besoin − caring about) ; responsabilité (prise en charge − taking care of ) ; compétence (prendre soin − caring of ; capacité de répondre (recevoir le soin − care receiving). Enfin, Joan Tronto expose sa pensée sur la question du care dans le champ de la théorie politique, en insistant sur les notions d’autonomie et d’interdépendance, inhérentes à l’existence humaine : « Le care propose une manière de penser le monde : adopter une attitude favorisant le care et agir en conséquence. Il correspond à une capacité d’agir et à une passivité, il implique que l’on soit acteur mais aussi objet des actes des autres. »

« Prendre soin du care »

Florence Degavre, in Céline Lefève et Jean-Christophe Mino (dir.), Soigner et tenir dans la pandémie, PUF, 2022.

Présentation

Florence Degavre est une socio-économiste belge, professeure à l’Université catholique de Louvain. Elle s’intéresse aux politiques du care et spécifiquement à tout ce qui est mis en place par les états pour que les femmes et les hommes puissent choisir, ou non, d’exercer des activités formelles ou informelles de care, ainsi que ce qui est mis en place pour valoriser celles-ci. L’article « Prendre soin du care » explore l’impact ambivalent de la pandémie de Covid-19 sur cette problématique : d’une part, la crise a permis de mettre un coup de projecteur sur la question, à travers la reconnaissance de la population par les applaudissements notamment, « comme si elle avait été capable − un temps − de pousser la logique du besoin social et de la reconnaissance devant celle du marché et de la négociation dans l’établissement de la valeur du soin » ; d’autre part la réponse essentiellement sanitaire à la crise a exclu les métiers du care de la communication politique et de la relance économique. « C’est le pouvoir du care qui rend son confinement nécessaire. » (Joan Tronto, p. 168) Elle évoque le care penalty, qui désigne le différentiel de salaire caractéristique des métiers du soin, systématiquement inférieur par rapport à celui des autres métiers répertoriés comme « essentiels », ainsi qu’un nouveau différentiel apparu pendant cette crise, celui de l’accès à la protection (matériel, instructions…) lié au rapport hiérarchique, renforcé pendant la crise, entre le domaine du cure (médical, prioritaire) et celui du care (non médical, secondaire).

Florence Degavre souligne que l’absence globale de femmes économistes et de perspectives féministes crée « un biais dans les fondements normatifs de la science économique » et déplore l’absence d’expériences et de narratifs dans ce champ d’activités, rémunérées ou non, pourtant largement porté par des femmes, issues de catégories marginalisées de la population. S’appuyant alors sur de nombreux travaux d’économistes du care, féministes pour la plupart, Florence Degavre démontre cette contradiction fondamentale du capitalisme mise en lumière lors de la crise, qui sépare les activités productives de celles de la reproduction sociale, alors que les premières restent dépendantes de ces dernières. De sorte qu’en épuisant les travailleur·ses du care et en dévalorisant ces métiers qui assurent pourtant sa propre survie, le système se coupe de sa source de reproduction. Florence Degavre porte à notre connaissance des concepts développés par les économistes du care tels que nurturance (« soin physique et émotionnel »), social provisionning (« approvisionnement social »), reproduction étendue du vivant, qui analysent notamment les enjeux de la lutte contre l’invisibilisation du care et démontrent cette articulation impossible entre les logiques économiques bâties autour de celui-ci avec celles du capitalisme. L’article conclut en présentant à quel point « nous avons urgemment besoin aujourd’hui de perspectives qui remettent au centre du raisonnement économique l’accès au care, les travailleurs et travailleuses et les bénéficiaires [en] soutenant les luttes mais également en faisant une place aux récits de celles et ceux qui prodiguent le care, en prenant soin d’elles et d’eux en accueillant leurs voix ».

Commentaire

Si les deux autrices ne partent pas du même terrain de recherche (l’une politique, l’autre économique), les ponts sont nombreux et évidents entre les propos de Joan Tronto et de Florence Degavre sur la notion de care et sur la place qui lui est réservée dans les sphères de décision de la société occidentale capitaliste. L’économiste et la politologue nous parlent chacune de ce care comme pratique nécessaire pour informer le politique. Toutes deux nous enjoignent à déjouer et à lutter contre les mécanismes d’invisibilisation du care, qui sont notamment dus au caractère immanent de celui-ci, mais également au fait que ces pratiques sont associées aux femmes et aux groupes marginalisés par leur position socio-économique, leur origine ethnique, leur appartenance religieuse… elles incitent à réévaluer les interactions de tou·tes les acteur·ices et bénéficiaires du care dans nos systèmes démocratiques. Elles insistent sur la nécessité de tenir compte de l’expérience et du narratif de celles et ceux qui agissent dans le domaine du care pour analyser et élaborer des façons de faire société ajustées aux besoins de tou·tes, capables d’affirmer l’interdépendance de tou·tes ses membres, sans exception. « En analysant les relations mises en jeu par le care dans la société, nous pouvons clairement localiser les structures de pouvoir et de privilège. Les questions posées par le care étant concrètes, une analyse de qui prend soin de qui et pourquoi révèle de possibles injustices bien plus clairement que d’autres formes d’analyse. » (Tronto, p. 226)

Dans le même temps, à travers leurs analyses, il est intéressant de se sentir invité·es à s’écarter de cette idée simpliste et faussement féministe qui consiste à affirmer que si le monde était gouverné par les femmes, tout irait mieux. Au fil des chapitres d’Un monde vulnérable, Joan Tronto rappelle régulièrement le sens de sa pensée, les directions choisies en précisant de temps en temps les voies sans issues auxquelles nous nous exposerions si nous interprétions telle ou telle affirmation d’une autre façon que celle qui sert le développement de son idée. Elle ne se contente pas de développer son propos, elle précise également ce qu’elle ne veut pas dire et ce qu’elle ne pense pas. Ainsi à force de balises tout au long des chapitres, le dernier agit dès lors comme la conclusion d’une démonstration largement circonstanciée. Ainsi, pour qui a l’habitude de naviguer parmi les concepts ainsi que parmi les nombreuses références citées (ouvrages et extraits de propos, analyses, commentaires, auteur·ices…), pour qui a aussi déjà abordé de près ou de loin la théorie féministe, Un monde vulnérable est sans conteste une mine d’or sur le sujet, qui agglomère et articule de nombreux travaux et recherches nourrissant·es.

Pour qui a davantage l’habitude d’aborder une pensée à partir de son ancrage dans l’expérience concrète, ou pour qui les références féministes sont plus réduites, la lecture et l’intégration de cet ouvrage s’en trouvera plus ardue, tant les notes sont massives, les idées étayées, les formulations précises. À travers cette pléthore de références, de commentaires et notes de bas de page, on pourrait paradoxalement craindre de perdre le fil de l’idée directrice ou de ne pas disposer des pré-requis nécessaires pour accéder à sa substance et à son assimilation. On pourrait aussi se décourager d’arriver au bout de cette masse d’informations. Pour autant, c’est un ouvrage que l’on peut décider d’ouvrir et refermer au gré de l’intégration que l’on est en mesure d’en faire, on peut choisir les pistes d’exploration au gré de ses affinités. À mastiquer, à laisser maturer. Pendant que Joan Tronto nous offre une définition du care et affirme l’importance de replacer son éthique dans un contexte moral et politique, Florence Degavre nous rappelle également qu’il s’agit d’une notion située, complexe, et qu’il subsiste aujourd’hui une confusion sur le terme et sur ce à quoi il renvoie, en fonction des états et des politiques sociales de ceux-ci.

Avec son article, Florence Degavre contribue, de son point de vue socio-économique, à un ouvrage qui se situe dans le contexte de la pandémie de Covid-19 et qui rassemble des récits d’expériences variées sur le sujet du soin. Se référant à de nombreuses recherches d’économistes du care, son propos renvoie à des réalités qui nous semblent plus directement proches dans le temps et dans l’espace. Ses affinités avec les positions féministes plus largement décrites par Joan Tronto sont incontournables. « Pourquoi le care, qui constitue une part centrale de la vie humaine, est traité comme un élément aussi marginal de l’existence ? » (Tronto, p. 153)

L’introduction à ce « Neuf essentiels » nous invite à considérer que la valeur accordée par une organisation sociale aux différentes existences, c’est-à-dire aux diverses manières d’exister en son sein, constitue un « marqueur culturel ». Dès lors, dans le cadre de nos politiques culturelles à repenser, de quels rouages essentiels de la vie humaine irons-nous « nous informer » ? Quelles voix écouterons-nous, quelles voix auront la place de s’élever, quels besoins et quelles interdépendances serons-nous prêt·es à reconnaitre ? Quels équilibres serons-nous prêt·es à déstabiliser ? Quels déséquilibres à éclairer ? En regard du concept d’altérité, dont Joan Tronto affirme qu’il est le thème central du contexte de la théorie féministe (p. 41), le care ne serait-il pas devenu une voie d’entrée incontournable pour aborder la question des politiques culturelles et repenser l’organisation de nos multitudes d’existence ?

Barbara Roman, coordinatrice de l’asbl Lapsus Lazuli et chargée de projets
à Culture & Démocratie

1

Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, Flammarion, 2008 (1982).