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IV - Les frontières symboliques expériences sensibles

Cé-cités

Sébastien Marandon
Professeur de français, membre de l’AG de Culture & Démocratie

12-12-2018

Malvoyants, polyhandicapés, musulmans, aveugles, Noirs, fragiles, analphabètes, Marocains, cardiaques, pauvres, assistés, déficients, voilées, vieux,  Molenbeekois, bigleux et de travers, comme ils se définissent eux-mêmes, toujours drôles. Imen, Ludovic, Rédouane, Fousia, Achraf ou Olivier ne rentrent pas dans les cases de nos sociétés transparentes, obsédées par la santé et la performance, où les premiers de cordée sont les moteurs à imiter. Ils animent depuis des années la web-radio Babelutte à Bruxelles, au sein de l’association Le Troisième Œil. Leur émission hebdomadaire est un brise-glace-perce-muraille qui explore les frontières matérielles et immatérielles de notre ville. Comment donner la parole et faire lire les raisons de ceux qu’on n’entend pas ? Comment faire voir un autre regard, décalé et inattendu mais riche de monstres prometteurs ?

Mauvais œil

« Si vous ne montez pas dans l’Obscur,
vous n’allez pas pour connaitre
cette lumière du Tout-monde. »n

Depuis sa création en 2008, l’association Le Troisième Œil s’est donnée pour objectif de sensibiliser la population bruxelloise aux problématiques du handicap visuel. Elle accompagne les malvoyants et les non-voyants afin de leur offrir une meilleure qualité de vie et de lutter à leurs côtés contre les préjugés et les inégalités. Depuis 2011, chaque émission est l’occasion de découvrir de nouveaux lieux, de rencontrer d’autres habitants afin de s’autoriser à être et à vivre dans des espaces que les membres de l’association pensaient inaccessibles. Babelutte part du principe que l’on est partout chez soi là où ça parle. Rajâa Jabbour, la présidente de l’association, résume cette volonté d’échange et d’exploration : « Donner la place à des personnes qui n’ont ni l’habitude de s’exprimer ni même le droit de dire ce qu’elles pensent. Cette radio est un canal d’expression où elles peuvent se libérer et s’ouvrir au monde et aux autres. »

Brord Motoko Elabe (permanent pour Le Troisième Œil) raconte : « La première fois que j’ai accompagné des bénéficiaires, je me suis dit que c’était quelque chose de délicat mais non d’impossible. Franchement, j’étais loin d’imaginer ce qui m’attendait. Déjà, lors du trajet, nous ne passions pas inaperçus et ce, dans le mauvais sens du terme… Les passants nous regardaient avec quelque chose de rabaissant dans l’œil, un mélange de pitié et d’interrogation. Je n’ai pas compris ces regards. Un début de colère est monté en moi. Puis nous sommes entrés dans un grand magasin de téléphonie mobile. Et de nouveau, nous nous sommes retrouvés fixés par les mêmes regards… » Ludovic N’Sila précise le ressenti de Brord : « Ils ne nous calculent pas les autres, ils nous regardent mais assez bizarrement… Et puis, il y a le manque de discussion, le manque d’élan vers l’autre. » Brord poursuit : « Je suis allé voir un responsable pour lui demander qu’il nous dirige vers un vendeur qui puisse les aider et répondre à leurs questions spécifiques.

À ce moment-là, il n’y avait qu’un seul vigile autour de nous. Il n’a pas fallu longtemps pour que l’on passe d’un vigile à cinq… Et comme si ce n’était pas suffisant, les cinq vigiles ont commencé à nous emmerder ! Nous, nous n’étions là que pour régler certains problèmes avec nos smartphones et faire des achats. Mon niveau de colère a augmenté. Je n’arrivais pas à y croire. C’est seulement en sortant que j’ai pris conscience de m’être fait rabaisser simplement parce que j’étais en compagnie de personnes handicapées. » Fousia Dahou conclut, pour dire la difficulté de ce rapport à l’autre et au handicap : « Il y en a qui ont comme peur du regard des autres. »

L’histoire de Brord et les mots de Ludovic et de Fousia illustrent l’existence d’un profond fossé entre « eux » et « nous ». Dans la langue française, l’expression « être traité de tous les noms » renvoie à l’insulte ou l’humiliation, comme quand, sur le coup de l’énervement, on s’écrie : « Quoi ? De quoi tu me traites là ? » Se faire traiter, cela évoque également le traitement médical et la traite des Noirs. Il y a toute une complicité souterraine qui résonne et qui exprime implicitement le fait que se faire traiter… Eh bien cela consiste à être recouvert par les mots des autres. Pensez au diagnostic savant du médecin sur votre maladie que vous ne comprenez qu’à moitié, en passant par l’esclavagiste qui, avec les mots du droit, transforme un homme en marchandise vivante jusqu’à l’insulte qui vous juge et vous réduit à une couleur, une apparence, un handicap, comme les vigiles de Brord – qui ont peur que les aveugles cassent tout dans le magasin ou qu’ils contaminent les téléphones ?

Achraf Azzouz : « Le regard des gens, ça explique beaucoup de choses. C’est parce que nous, on sent quand quelqu’un nous regarde de travers. On sent qu’on n’est pas appréciés par certains. Il y a des gens qui ne savent pas comment s’entretenir avec des personnes porteuses de handicap. Et du coup, voilà, c’est un blocage quoi. » Être traité coïncide avec ce moment, à l’instar du traitement algorithmique, où s’écrit à l’avance ce qui vous arrive et qui vous êtes. Ce que raconte l’anecdote de Brord, c’est la force dissolvante des mots étiquettes et la puissance enkystante d’un regard aveugle à la différence, rétif à l’obscur, à ce qui résiste au traitement. Sa colère – qui fut ma colère pour avoir vécu en d’autres lieux, en l’occurrence dans un musée, la même multiplication des vigiles – révèle d’autres frontières que les membres de Babelutte résument par cet aphorisme : « Il y a les bigleux de l’intérieur et les bigleux de l’extérieur. » Une manière de dire que face aux mots et aux actes qui figent et médusent, il en faut d’autres qui entaillent et libèrent.


Bords, coins et côtés

« La frontière est cette invitation à goutter les différences, et tout un plaisir de varier […] Franchir la frontière est un privilège dont aucun Moun ou Timoun ne devrait être privé, sous quelque raison que ce soit. Il n’y a de frontière que pour cette plénitude afin de l’outrepasser, et à travers elle, de partager à plein souffle, les pures  différences. »n

Les frontières, les membres de Babelutte les ont arpentées dans leurs émissions et dans les yeux des autres qu’ils essaient mois après mois de déciller. Rajâa Jabbour : « On dit souvent que comprendre le handicap permet de partager et d’échanger avec les personnes handicapées. Dans notre association, on sensibilise le grand public pour démystifier le handicap. Car, malheureusement, quand les personnes ne connaissent pas la problématique, il y a vraiment, au-delà de l’ignorance, une peur réciproque d’aller vers l’autre, une peur de partager. » Cette méconnaissance se concrétise dans les obstacles matériels et sociaux que rencontrent les handicapés dans l’accès à l’emploi, à la formation, au logement. Rajâa Jabbour : « La plupart du temps, les handicapés se voient proposer des logements insalubres dans des lieux inadmissibles, des caves, des greniers. Des aberrations où on s’imagine qu’ils vont faire exploser l’appartement ou mettre le feu. Les personnes déficientes visuelles peuvent cuisiner et pas seulement se préparer des plats froids ! Bien entendu cela demande des adaptations qui justifient l’existence de nos associations. »

Ils revendiquent un droit à la ville : le handicap n’est ni une enclave ni un terrain vague mais une ile dans une ville archipel qu’il faut découvrir avec ses complexités, ses banians et ses frontières paysages.

Qu’est-ce que ce côté où l’on range les handicapés et où ils disparaissent ? À la marge, sur les bords, c’est tout un vocabulaire de l’enfermement qui apparait, métaphore de nos sociétés stratifiées. Achraf dit : « Dans l’accès à l’emploi, l’entretien d’embauche, on est plus souvent mis à l’écart par rapport à des personnes non porteuses de handicap. Il faut se battre pour trouver du travail. » Tous disent aussi la difficulté de se déplacer dans la ville, les problèmes de mobilité et d’accessibilité qui font des rues et des transports d’autres frontières qui ferment et enclavent.
Ces frontières matérielles ne sont pas leurs seules entraves. Rajâa Jabbour : « Il y a un total manque de respect par rapport aux différences. Dans notre association, nos bénéficiaires viennent du Maghreb, d’Afrique noire ou d’Amérique du Sud. Non seulement ils sont handicapés mais en plus ils sont immigrés. Dès qu’on sort, on se rend compte qu’ils n’ont pas leur place ailleurs. » Toute une géographie de l’ignorance reste à dresser, une topologie du bord à construire et qui dit la difficulté de circulation des diversités. Leurs mots expriment l’absence d’accueil, la résistance à concevoir la divergence dans son obscurité, non comme un refus mais un appel.


Déborder, aborder

« Notre lieu est irremplaçable. Nous ne flottons pas en l’air, comme ça. C’est une absurdité de croire que quand je pars, je n’ai pas de lieu…
Notre lieu […] est incontournable.
Mais il est incontournable parce que je ne peux pas en faire le tour, c’est à dire que je ne peux pas l’enfermer dans une muraille, et que si
je l’enferme dans une muraille, il cesse d’être mon lieu, il est tout simplement mon retirement,  mon enfermement. »n

La frontière se définit comme une zone poreuse qui relie des zones étrangères et favorise les échanges et les hybridations. Les frontières débordent toujours parce qu’elles sont faites pour être traversées et transgressées. « Grâce à la radio, j’ai découvert des musées, le monde artistique, le théâtre. J’ai passé une semaine avec une chorégraphe contemporaine. J’ai fait des expériences, découvert d’autres vies, presque un autre corps », dit Ludovic. Achraf ajoute : « Je me suis permis de m’ouvrir au monde extérieur parce que j’étais très renfermé sur moi-même. J’ai pu découvrir les musées, les concerts. » Tous les deux parlent de sortie de soi, de cette capacité à se surprendre et à dépasser ce qui nous délimite. Cette poussée hors de soi qui accroit plutôt que d’appauvrir, Imen Berrajah en donne une traduction concrète : « Il y a des lieux où j’avais des préjugés à cause de mon handicap. Désormais j’ai moins de blocages. Ça m’a enrichie de découvrir différents endroits. » Ils pointent tous l’existence d’espaces habités par le pouvoir émancipateur de l’imagination, de la capacité de l’art à trouer des passages.

Par exemple, Imen a participé à « Vita nova Brussels » de Virgilio Sieni en 2014 à BOZAR n: le catalogue décrit un projet « traverse-frontière » où des danseurs professionnels et amateurs dansent dans une exposition de peintures gothiques. Imen : « Chaque tableau du XIVème siècle devait être représenté en danse contemporaine. J’avais une chorégraphe juste pour moi. Je suivais les mouvements qu’elle faisait, sans la voir, par le toucher, le contact. Ça m’a permis de faire comme une personne valide. Ce fut inoubliable, très riche en émotions. »

Dans leurs reportages et leurs participations à la vie culturelle, les membres de Babelutte ouvrent des brèches. Eux les malvoyants et les aveugles, les obscurs, font apparaitre les blocages, les refus et les injustices de nos villes et, en même temps, des interstices où la beauté émerge. Ils revendiquent un droit à la ville : le handicap n’est ni une enclave ni un terrain vague mais une ile dans une ville archipel qu’il faut découvrir avec ses complexités, ses banians et ses frontières paysages.

 

Image : ©Élisa Larvego, Caravane, zone nord de la Jungle de Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

1

Édouard Glissant, Tout-monde, Gallimard, 1993.

2

Édouard Glissant, op.cit.

3

Édouard Glissant, in Mondialité ou les archipels d’Édouard Glissant, villa Empain, Bruxelles 2017.

4

Virgilio Sieni, Vita Nova, Maschietto Editore, 2014.