Ce que fabriquent les banques

Aline Fares (autrice de la conférence gesticulée Chroniques d’une ex-banquière)

30-03-2023

Il y a quelques années, un peu avant que la pandémie ne commence, j’étais invitée par Médénam, le centre d’appui en médiation de dettes de la province de Namur, pour présenter les Chroniques d’une ex-banquière.
Cette conférence gesticulée prend pour point de départ mon expérience au sein d’une banque et propose quelques clés pour comprendre le fonctionnement des banques et du système financier, montrer leurs méfaits, et tenter de s’en libérer quelque peu.
Lors de cette représentation, le public était constitué d’une centaine de spécialistes de la médiation de dettes. Cette invitation m’intéressait beaucoup, car c’était la première fois que j’allais avoir l’opportunité d’échanger avec un groupe de gens qui tous les jours entendaient et accompagnaient des personnes écrasées par le crédit. Même si, comme je l’ai découvert par après, l’essentiel du surendettement vient d’arriérés de factures, le lien avec les activités bancaires me semblait évident et j’étais certaine d’y apprendre beaucoup de choses.
Comme à chaque fois ou presque, la représentation était suivie d’un moment de discussion avec le public. Parmi les nombreuses réactions et interventions, l’une d’entre elles m’a particulièrement marquée. Il s’agissait d’une travailleuse sociale qui était amenée à accompagner des personnes surendettées à travers des procédures de médiation avec les créanciers, à l’amiable ou en justice. Elle m’a ainsi interpellée : « Et donc, si on vous suit, avec notre travail, on permet à tout ce système de se maintenir ? » Cette femme semblait éprouver une sensation très désagréable, comme une trahison. Elle semblait aussi être en colère – une colère qui venait de quelque chose qu’elle avait compris. Je dirais même qu’elle semblait presque surprise de cette colère.

La question était difficile. Est-ce qu’il s’agissait vraiment de cela ? Est-ce que le fait que des travailleurs et travailleuses spécialisées dans la question du surendettement, accompagnant des personnes pour leur permettre d’apurer leurs dettes, est-ce que cela permettait de dire qu’ils et elles contribuaient au maintien des banques en tant qu’entité centrale du système capitaliste et de la pression qu’il exerce à tous niveaux, sur les corps, les conditions de travail, les logements, les services publics, les écosystèmes… ? Est-ce qu’il était correct de mettre un tel poids sur les épaules de travailleur·ses animé·es par le désir de contribuer au mieux-être de certain·es de leurs concitoyen·nes, plus défavorisé·es ? À cette dernière question, on peut sans hésiter répondre non. Mais il n’en demeure pas moins que ces mêmes travailleur·ses contribuent encore aujourd’hui à rendre le système un peu moins insupportable et d’une certaine manière à le maintenir. J’aimerais m’en expliquer un peu mieux.

D’abord les banques fabriquent l’endettement, c’est même leur objet premier

Affirmer cela n’a rien d’une provocation : le crédit, c’est la raison d’être d’une banque. D’ailleurs, dans le jargon réglementaire, les banques sont appelées « Institutions de crédit ». Certaines entreprises vendent des pots de yaourt, d’autres des voitures. Et bien les banques, elles, vendent des crédits. Ce n’est pas un détail que de le dire : on a tellement intégré qu’on allait « demander » un crédit qu’on en oublie que ce sont les banques qui en permanence viennent nous chercher et tentent de nous séduire pour vendre toujours plus. Elles ne cessent de diffuser des publicités assorties d’images de rêves devenus réalité : une maison, une voiture, des vacances, une vie meilleure, les courses de la semaine. Le crédit nous est présenté comme la réponse à tout. Il est devenu au fil des dernières décennies quasi omniprésent. Aujourd’hui, la moitié des ménages vivant en Belgique ont un crédit bancaire en cours, et au total, le montant des crédits souscrits par les ménages équivaut à un an de revenus de la population de la Belgique.
Les banques sont aujourd’hui et pour la plupart d’entre elles, des entreprises privées. Et même quand elles sont publiques (comme c’est le cas de Belfius depuis 2011) elles jouent le jeu de la concurrence et donc de la croissance : trouver sans cesse de nouveaux et nouvelles clientes, aller conquérir de nouveaux marchés, trouver de nouvelles activités à financer… L’objectif d’une banque est de croitre sans cesse. On pourrait le dire autrement : il leur faut sans cesse trouver de nouvelles personnes à endetter.

Les banques fabriquent même de la monnaie

Cette fonction première des banques, le crédit, est liée à une autre fonction qui leur a été déléguée : celle de créer la monnaie que nous utilisons. Et je ne parle pas là des pièces et des billets, qui ne représentent qu’environ 5 % de la monnaie que nous employons et qui sont produits par les banques centrales. Je parle de tout l’argent qu’on échange à travers les virements, paiements par carte et autres mouvements « dématérialisés ».
Les banques créent de l’argent à chaque fois qu’elles font crédit. En cela, le crédit est un produit en tant que tel. C’est pour cela qu’elles ont tant de pouvoir et que les États préfèrent les sauver quel qu’en soit le prix lorsqu’elles sont en difficultén.
Les banques créent de l’argent, et en faisant cela, elles créent aussi un lien de soumission par un contrat avec celui ou celle qui emprunte – lien de soumission plus ou moins fort selon le pouvoir de l’emprunteur·se. Ce n’est évidemment pas la même chose d’emprunter quand on est milliardaire, quand on est une multinationale, ou quand on est une personne avec des petits revenus. Ce n’est pas la même chose, et la possibilité d’une négociation n’est pas la même. Le rapport de pouvoir est très très différent.

Les banques n’offrent bien sûr pas les mêmes services à tout le monde mais entendent bien gagner de l’argent quel que soit le niveau de revenus de ses client·es

Oui bien sûr, les banques sont là pour gagner de l’argent sur les services qu’elles nous offrent, cela pourrait paraitre une évidence. Mais en fait ce n’est pas si évident que cela, ou plutôt : cette évidence a été construite. Ce n’est que récemment, dans les années 1980, que les banques sont devenues des sociétés commerciales privées qui s’adressent à toutes les catégories de la population (certaines faisant le tri de manière outrancière pour éviter à tout prix de devoir servir les plus pauvres). Elles nous catégorisent en fonction de nos revenus, de notre âge, de notre activité ; elles nous gèrent : à tel « segment » de clientèle, telle offre de produits – compte courant et moyen de paiement, épargne, crédit, produits d’investissement – tels prix, tel type de publicité, tel type d’accueil (machines, call center, rendez vous en agence, salon luxueux). Et chaque segment de clientèle doit rapporter de l’argent, même les plus pauvres : autorisations de découvert et autres lignes de crédit facturées à des taux d’intérêt très élevés, opérations en agence payantes, crédits à la consommation particulièrement chers.
En cas de retard de paiement, la banque pourra faire appel à des services de recouvrement, ou à la justice, pour récupérer le montant du crédit…. Tout cela lui donne une certaine assurance et vient limiter drastiquement les « risques » qu’elle prend.

 

© Esquifs

Les banques sont aussi au cœur du système financier international, en expansion permanente

Mais le surendettement ne vient pas que du crédit bancaire : il est très largement attribuable aux arriérés de factures : loyer, eau, énergie, téléphone, école… Tous ces « services » qui pourraient être gratuits ou dont le prix pourrait dépendre des revenus, et qui ont été marchandisés et privatisés, plus ou moins vite, plus ou moins récemment. « Quand tout sera privé, on sera privé de tout. » L’avancée fulgurante des privatisations à partir des années 1980 est certes le résultat de l’avancée d’une idéologie, mais elle peut aussi être comprise comme une des suites logiques de l’expansion du capital et de son accumulation dans des proportions toujours plus démesurées : où cet argent irait-il si certains services publics étaient restés publics et si rien de tout cela n’avait été vendu à des investisseurs privés ? Les investisseurs veulent leur part. Ils exigent des intérêts et des dividendes qui nécessitent une réduction des dépenses et une augmentation des revenus.
Le cout de ces privatisations, c’est donc une dégradation de la qualité des services pour les usager·es et une augmentation des prix. L’énergie en est le meilleur exemple aujourd’hui : alors qu’Engie, propriétaire des centrales nucléaires belges depuis la privatisation d’Electrabel, réalise des profits historiques, des dizaines de milliers de ménages s’enlisent dans l’endettement à cause de factures impayables.

Les situations de surendettement ne viennent pas d’échecs individuels comme les discours dominants tentent de le faire croire – ces discours qui accablent de honte et de culpabilité des personnes déjà accablées par leurs difficultés matérielles. Elles sont produites par un système dont la logique première est l’accaparement et l’accumulation de richesses.
Les banques sont les premières institutions au service de cet appareil. De l’autre côté du spectre, les personnes victimes de surendettement subissent l’un des symptômes les plus aigus de ce système fondé sur la fabrication massive de dettes. Finalement, ça nous ramène à notre question de départ : lorsqu’on se donne des moyens collectifs pour soutenir des personnes dans le remboursement de dettes – faute de parvenir à leur annulation – comment faire pour ne pas avoir la sensation que nous sommes en train d’ajouter quelques pierres à l’édifice financier qui menace régulièrement de s’écrouler sur nous ?

Venir parler de banque et de finance au milieu d’un évènement dédié au surendettement des ménages, à Namur comme au Bruegel, c’était une façon de contribuer à montrer d’où viennent ces situations désespérantes et désespérées, peut-être aider un peu à relever la tête aussi, tant pour celles et ceux qui essaient de panser des plaies que pour celles et ceux qui les portent.

Les situations de surendettement ne viennent pas d’échecs individuels comme les discours dominants tentent de le faire croire – ces discours qui accablent de honte et de culpabilité des personnes déjà accablées par leurs difficultés matérielles. Elles sont produites par un système dont la logique première est l’accaparement et l’accumulation de richesses.

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On se rappelle des sauvetages spectaculaires de l’automne 2008, mais il y aussi eu d’autres sauvetages, moins médiatisés mais tout aussi importants tant leur cout a été élevé : notamment, ceux de 2015 au moment de la « crise de la dette publique » ou ceux de 2020 au début de la « crise Covid » et du confinement.