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Dossier

Ce que fait l’économie collaborative au travail

Entretien avec Michel Bauwens, théoricien de l’économie collaborative

25-09-2018

Michel Bauwens est informaticien. S’inspirant du fonctionnement en réseau « pair-à-pair » (peer-to-peer ou P2P) des ordinateurs qui ont la capacité d’entrer en contact sans nécessité d’un point central ou d’une permission, il est persuadé que ce modèle pourrait s’adapter à une structure sociale dans laquelle chacun serait capable de communiquer et de collaborer. Le P2P permettrait la création de valeurs communes en partageant ses connaissances. La production de ressources ne serait pas due à une motivation financière mais à la libre participation des citoyens-contributeurs. C’est un changement de perspective et de dynamique sociale. Le P2P permettrait à chacun de contribuer aux manquements de l’autre, abolissant la compétition comme paradigme civilisationnel. Pour Michel Bauwens, le P2P est le socialisme du XXIème siècle.

Propos recueillis par Irene Favero, économiste, membre de Culture & Démocratie.

Si vous deviez expliquer à un enfant ce qu’est « le pair à pair », qu’est-ce que vous lui diriez ?
Je lui dirais que c’est ce qu’il peut faire dans sa classe, c’est-à-dire parler à tout le monde sans demander la permission, et s’imaginer qu’il peut faire ça avec tous les habitants de la terre. Le P2P, c’est cette capacité de pouvoir parler à tout le monde pour faire des choses ensemble et s’organiser. Aujourd’hui, plutôt que de le faire uniquement avec des gens qui sont près de chez nous, grâce aux nouvelles technologies, nous pouvons le faire dans le monde entier. Avant, quand on s’adressait à une masse, on était obligé de passer par une hiérarchie. Aujourd’hui nous avons des moyens technologiques pour s’auto-organiser dans le monde entier selon des intérêts communs et le désir de créer et partager de la valeur ensemble.

Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Quel est votre travail ?
Je suis un observateur de tout ce que permet de faire cette dynamique relationnelle et de tout ce que les gens sont en train d’expérimenter avec cette nouvelle capacité. Tel un anthropologue ou un sociologue, j’observe comment ces dynamiques P2P produisent des communs, des ressources partagées, et comment tout ça s’exprime dans la politique, le business, la façon de travailler, de s’organiser et dans la création de nouvelles institutions, de nouvelles façons d’être dans le monde, etc. Ensuite, j’essaie de théoriser ce que je vois. Je crois qu’on va vers un système centré autour de ces dynamiques et de la création de communs. Ça a toujours existé, mais on peut voir l’Histoire comme une sorte de succession de types de dominations. Dans le système dominant actuel on voit de plus en plus se développer des économies collaboratives, fonctionnant selon le modèle P2P, créant des communs… C’est une dynamique essentielle pour la survie de l’espèce humaine sur Terre !

Vous soulignez le caractère extractif du système capitaliste et soutenez que ceci atteint désormais ses limites… Pourtant, le système capitaliste semble trouver toujours des nouveaux champs d’extraction, de plus en plus sophistiqués, intégrés à notre façon de vivre ensemble…
Dans tous les systèmes compétitifs que nous avons connus – compétition pour la terre ou compétition pour le capital –, il y a toujours une sorte d’oligarchie et de monopole qui s’est installée. Dans cette compétition, les élites ont toujours eu tendance à surexploiter leur environnement. Beaucoup de civilisations se sont effondrées à cause de cette surexploitation et c’est justement par la mutualisation que les civilisations se sont réorganisées après une chute.

Dans le système dominant actuel on voit de plus en plus se développer des économies collaboratives, fonctionnant selon le modèle P2P, créant des communs… C’est une dynamique essentielle pour la survie de l’espèce humaine sur Terre !

Le capitalisme est en effet passé d’un stade d’extraction du surplus de la valeur du travail salarié à un système qui exploite directement la coopération. Il faut mettre ça dans une perspective historique. Si le capitalisme a détruit en partie la convivialité territoriale villageoise, une autre forme de sociabilité est apparue dans l’usine. Les gens travaillaient physiquement ensemble mais restaient dans un rapport de subordination et ils n’avaient pas le choix de leur travail : ils prenaient ce qu’ils pouvaient pour vivre. Aujourd’hui il y a ce que j’appelle le capitalisme « netarchique » : c’est le capitalisme développé par toutes ces entreprises (Uber, Airbnb, Facebook, Google…) qui ne produisent plus elles-mêmes la valeur : elles font plutôt travailler leurs « clients » en P2P. La connaissance est aujourd’hui le capital principal et ces entreprises parviennent à l’extraire. Cependant, elles sont incapables de maintenir un équilibre écologique et social, ce qui n’est pas soutenable à terme : il y a une crise culturelle et systémique qui se met en place et qui les renversera.

Le défi pour une économie des communs se développant dans cette économie extractive dominante, netarchique, c’est de pouvoir se maintenir. Cela reste problématique. Si des mutuelles du travail parviennent à s’extraire de la subordination à l’employeur, elles ne parviennent toujours pas à sortir de la subordination au marché. Il faut aller plus loin : créer son propre marché qui soit éthique, génératif, permettant de vivre de ses engagements et contributions dans le commun.

Les nouvelles technologies sont-elles des outils de contrôle et de soumission ou au contraire d’émancipation ? Je pense notamment à la notion de convivialité telle que définie par Ivan Illich, c’est-à-dire notre capacité à « dominer nos outils de travail » plutôt qu’à être dominés par eux.
Les nouvelles technologies peuvent nous détruire comme elles peuvent nous sauver. Internet, par exemple, apporte beaucoup de liberté et de facilité de communication, mais en même temps Facebook, Google… vivent de notre attention pour nous vendre des pubs. Ils vont tout faire pour nous accrocher, créer des systèmes technologiques conçus pour capter notre attention et enregistrer nos comportements sur la toile. Est-ce la technologie qui fait ça ou le fait qu’elle soit la propriété du capital qui veut nous exploiter ?

Je constate aussi qu’avec les nouvelles technologies, leur démocratisation, il est possible de choisir sa sociabilité par affinité : les gens vont s’assembler selon des objets sociaux qu’ils veulent construire ensemble : communauté de logiciel libre, de design libre, mutualisation de la connaissance, création des communs urbains. Cette capacité à trouver des gens avec qui on s’entend, à pouvoir créer de la valeur ensemble, à s’auto-organiser : c’est la promesse de l’économie des communs.

Aujourd’hui grâce aux technologies nous pouvons mutualiser beaucoup plus facilement. Un exemple : le partage de voitures coopératif et sans but lucratif. À Gand, il y a 1300 personnes qui se partagent 130 voitures. Les études ont montré que ce système de voitures partagées peut remplacer entre 9 et 13 voitures. En généralisant cette pratique de partage des infrastructures de mobilités, on pourrait garder la même liberté de mobilité avec entre 9 et 13 fois moins d’utilisation de matière et d’énergie ! Au contraire le système Uber met des chauffeurs en compétition et les pousse à tourner en rond pour trouver des clients. C’est donc la modalité capitaliste qui est extractive, pas nécessairement la technologie en tant que telle, qui peut, elle, être utilisée pour faciliter la coopération et la mutualisation des infrastructures. Je suis optimiste. Je crois qu’on a de plus en plus de capacités et de possibilités de s’auto-organiser et de créer nos propres outils avec une sorte de souveraineté technologique.

L’idée de base du P2P est celle de la contribution volontaire. Cela ne pourrait-il pas mener à des situations d’exploitation, voire d’auto-exploitation qui conduiraient ces acteurs à l’épuisement ?
Aujourd’hui dans l’associatif, le non-lucratif, les coopératives ou les communs, il y a beaucoup de burn-out car le système est précaire. Il faut énormément travailler pour se maintenir dans un biotope hostile. On doit trouver un système économique qui colle au système contributif, mais il n’existe pas encore. Dans un système contributif, on peut dire : « Nous en tant que communauté productive, auto-organisée, on va décider nous-mêmes ce qui a de la valeur pour nous. » Ce qu’il faut pouvoir faire, c’est créer une sorte de membrane autour de notre commun pour négocier avec le marché. Dans le P2P il y a énormément de travail qui n’est pas rémunéré alors qu’on doit vivre, manger, payer son loyer, se divertir, se reposer… L’idée d’un revenu de base universel, transitionnel, est intéressante. Elle reconnait que chaque être humain contribue à l’humanité : dans sa famille par les soins qu’il donne à ses proches, dans le cadre d’un engagement citoyen, par l’entretien du parc de sa commune… Ce revenu pourrait donner une liberté d’expérimentation de la chose contributive et permettrait d’accélérer cette transition écologique et sociale nécessaire.

La société civile s’autonomise, s’organise, s’affranchit de l’État. C’est ça que des forces progressistes devraient soutenir aujourd’hui. Plutôt qu’être anticapitaliste, être post-capitaliste.

Dans votre livre Sauver le monde vous démontrez comment les transitions d’un système productif à un autre se passent souvent avec des phases de transition où deux systèmes cohabitent et se nourrissent mutuellement. Mais vous ajoutez aussi qu’à un moment, des crises sociales et politiques semblent être nécessaires pour permettre le passage « définitif » d’un système à l’autre. Quelles formes ces crises sociales et politiques pourraient-elles prendre ?
Dans le passé, la gauche – c’est-à-dire l’ensemble des forces émancipatrices – a très fort centré son objectif stratégique sur la prise du pouvoir politique d’abord. L’idée était de conquérir le pouvoir politique (soit pacifiquement soit de façon révolutionnaire) et puis de changer la société, dont les modes de production. Je crois néanmoins que, quand on regarde les transitions historiques, les choses se passent autrement. Pour que le capitalisme émerge et s’impose, il a fallu, dans les villes médiévales, l’apparition de la classe bourgeoise. Avant le capitalisme, il y a eu des bourgeois. Donc avant qu’il y ait une société des communs, il faut qu’il y ait des commoners. Il faut une reconstruction et une préfiguration. On ne peut pas simplement lutter ou entrer dans le conflit ou la résistance si on n’a pas nous-mêmes déjà bâti un pouvoir. À côté de la lutte capital/travail, il est essentiel qu’on commence à construire l’économie des communs. Personnellement, c’est dans ce sens que j’agis.

On doit avoir une identité de projet, ce qui manque aujourd’hui à la gauche. Depuis 1989, elle a perdu espoir dans le modèle socialiste. Elle est devenue conservatrice, défensive. Or quelqu’un qui ne fait que se défendre va perdre. On a besoin d’un narratif offensif. La société civile s’autonomise, s’organise, s’affranchit de l’État. C’est ça que des forces progressistes devraient soutenir aujourd’hui. Plutôt qu’être anticapitaliste, être post-capitaliste.

Que devient l’État dans une société de communs ?
L’État doit devenir un État-partenaire dont le but serait de maintenir une égalité contributive. Pour pouvoir contribuer, il faut qu’il y ait du savoir. Il faut donc qu’il y ait un territoire, une politique qui maintienne une égalité dans la capacité contributive de chaque citoyen. Les communs ne sont pas égalitaires en soi. Il peut y avoir un système centré sur les communs avec des communs riches et des communs pauvres. L’État entre en jeu pour corriger cela. Si on prend l’exemple de la naissance de la sécurité sociale : quand elle était organisée par les mutuelles du travail, les syndicats, elle n’a jamais touché plus de 20% de la population : il y avait des travailleurs bien formés dans des villes prospères et des travailleurs peu formés dans des villes pauvres qui n’avaient pas les mêmes mutuelles. C’est l’État social qui a créé le droit égalitaire à la sécurité sociale ! Pour les communs c’est pareil : il ne faut pas abolir l’État, mais le transformer.

Dans votre livre vous décrivez très bien ce lien de dépendance existant entre le système P2P et le capitalisme. Est-ce que le P2P n’est pas nécessaire au capitalisme, plutôt que l’inverse ? Au fond, le « travail non rémunéré » des femmes a contribué pendant des siècles, indirectement, au développement du capitalisme…
Aujourd’hui, en effet, la plupart des communs sont exploités par le capital à travers l’extraction de la coopération humaine. C’est toutefois un changement. Avant, le capitalisme cherchait à détruire les communs, c’est même son acte de naissance. À présent, le système capitaliste a appris à intégrer les communs dans sa propre stratégie et il y a, aujourd’hui, une sorte de co-dépendance pathologique entre les communs et le capital.

C’est aux commoners d’être plus malins. Il y a un concept que je défends : le transvestment. Si l’investissement c’est avoir du capital pour faire augmenter son capital, le transvestment c’est user de son capital pour faire croitre les communs. Il s’agit de trouver les techniques pour augmenter la part des communs, leur force, leur autonomie. Le temps, l’espace de cette recherche se situe inévitablement à l’intérieur du modèle dominant, mais il s’agit bien de bâtir un contre-pouvoir, une contre-logique. Il faut trouver des sous-systèmes, des écosystèmes miniatures à l’intérieur desquels pouvoir échapper à cette relation marchande dominante. L’ambition reste que les communs soient au centre d’un marché transformé, soumis au commun : un marché éthique. Le marché est aussi une façon de distribuer de la valeur, sauf qu’aujourd’hui il est devenu maitre de tout. C’est ce totalitarisme du marché qu’on met en cause pas le marché en tant que tel.

Comment le fait de contribuer impacte le développement identitaire des personnes ?
Je crois qu’aujourd’hui c’est la contribution qui crée l’identité et non plus la profession. Avant, on disait : « Je suis développeur chez Microsoft. » Aujourd’hui on dit plutôt : « Je fais du Linux. » On travaille un jour pour une firme et le jour suivant on s’emploie à autre chose. Ce n’est plus le conteneur qui compte. Ce sont l’objet de son engagement et la reconnaissance des pairs qui créent l’identité. Je ne dis pas que ce sera facile mais je crois que chacun va se construire par rapport à une palette d’engagements. Je peux être un développeur bouddhiste végan : je vais être développeur une partie de mes journées et être reconnu en tant que tel, mais avoir une reconnaissance dans ma communauté bouddhiste et être reconnu comme végan par ma communauté véganiste. On aura un patchwork identitaire. La clé sera de se créer un projet de vie en se projetant en avant. Le challenge sera l’auto-construction de sa vie. C’est certainement plus difficile, mais aussi plus riche !

Image : ©Éliane Fourré, Adieux, Linogravure, 2013

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