Ce que j’ai vu n’a pas fini de vous rencontrer

Mathieu Bietlot

25-09-2016

Un spectateur – éclairé et actif dans le domaine dont il est question – donne son point de vue, critique et enthousiaste, sur le spectacle du Nimis Groupe, Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu. Il y insiste: ce travail, ce témoignage sont une contribution à un combat exemplaire.

 

Votre serviteur se préoccupe des politiques d’asile et de migrations depuis une vingtaine d’années, tant du point de vue de l’engagement politique et solidaire que du point de vue des recherches scientifiques. Votre serviteur participe, entre autre, à la programmation théâtrale du Festival des Libertés. Il a, en outre, pris une part active à la création de Constellation61, un spectacle multimédia sur l’histoire de la folie et de ses révoltes, un projet hybride entre documentaire et fiction, entre transmission de l’histoire et transformation de l’espoir. C’est vous dire s’il se sent concerné par le propos et la démarche artistique de Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu du Nimis Groupe.

C’est vous dire aussi s’il en a vu des spectacles sur la question des migrations. Dans les livres, les revues et les chansons, sur scène et à l’écran, il pensait que tout avait été dit sur le sujet – hélas ! pas suffisamment entendu. Le Nimis Groupe – où se mêlent revues, livres et chansons, écran et théâtre – a pourtant réussi à le surprendre. À me surprendre, à me soulever derechefn. Et pas un peu. Et du début à la fin de la pièce, sans que jamais, le rythme, l’attention et l’enthousiasme ne retombent.

Le théâtre de l’enfer

Si le spectacle m’a impressionné, il n’a rien d’une œuvre impressionniste. Nous avons affaire à du théâtre documentaire de la plus haute tenue. Certes, on est toujours en recherche lorsqu’on entre dans un processus créatif mais, pour le coup, les comédiennes et comédiens se sont fait chercheurs au sens académique du terme. Durant trois années, ils ont lu et regardé là où il fallait. Ils ont rencontré et interviewé des chercheurs, des responsables politiques, des témoins et des militants. Ils ont visité un centre d’accueil. Ils ont voyagé de Lampedusa à Almeria, de Ceuta à Calais – eux y sont autorisés.

Pour bien connaître ce dossier, l’histoire, les interlocuteurs et les lieux de cette non politique de l’immigration déployée par l’Europe, je peux vous dire qu’en une heure quarante de représentation, tout y est. Ils n’ont rien oublié.

J’y ai retrouvé des faits, des chiffres, des citations, des témoignages, des scandales qui me sont familiers. Pour les avoir potassés en profondeur, je sais combien la littérature, la législation, les rapports sur les migrations sont souvent très techniques et rébarbatifs, combien les discours des entrepreneurs de ces politiques sont d’une indigeste langue de bois, combien les chiffres ressemblent aux chiffres et ne parlent à personne, combien les faits divers alignés dans la presse et l’indifférence générale sont d’une triste banalité…

Or toute cette matière se voit exposée et mise en scène par le Nimis Groupe d’une manière explicite, efficace, dynamique et drôle. De manière si explicite et réaliste, voire pragmatique et cynique, que je me suis demandé si j’étais bien au théâtre. Heureusement, Shakespeare sera appelé à la rescousse pour nous le rappeler et sauver le drame.

Étant par ailleurs un grand amateur, devant l’éternité retrouvée, d’Arthur Rimbaud qui donne son titre au spectaclen et a éprouvé la traversée du désert dans l’autre sens, je me suis d’abord dit qu’avec un tel intitulé, la création manquait de poésie, de points de suspension invitant le lecteur à prolonger le voyage par lui-même, d’ambiguïtés et de sens mélangés laissant le spectateur dans le trouble, le vacillement, l’incertitude.

Mais je suis vite revenu à Rimbaud. N’a-t-il pas décrit crûment le siècle qui était le sien et ses impasses, les promesses et l’enfer de la modernité, l’Europe comme une
flachen, les horribles travailleurs et les assis, les corbeaux et leur charité crasseuse… N’est-ce pas aussi l’une des tâches de la poésie d’inciter à se faire du mauvais sang et de mettre le doigt là où ça fait mal?

Un inventaire exhaustif et incisif

Là, le Nimis Groupe y réussit parfaitement ! S’il propose un inventaire exhaustif de toutes les questions soulevées par les politiques d’asile et de migration européennes, le compte rendu de ses investigations n’est pas neutre – personne ne l’est dans ce domaine. S’il a rassemblé toutes les pièces à conviction nécessaires à la compréhension du dossier, c’est aussi une pièce à convictions qu’il nous assène. Du théâtre engagé. Le tableau est complet mais l’insistance du trait, le choix des couleurs et le jeu des contrastes soulignent ce qui pose problème eu égard au bon sens, au respect de la vie, à l’éthique la plus élémentaire. Il s’agit de révéler ce qui doit nous réveiller, nous forcer à penser et nous pousser à agir; pas de répéter ce qui, à longueur de médias et de langue de bois, endort notre intelligence, notre besoin de cohérence et notre altruisme.

Le spectacle s’ancre au cœur de l’actualité morbide des noyades au large de Lampedusa, non sans en égratigner leur couverture médiatique sensationnaliste ou banalisante – Vous me choisissez parmi les naufragésn. Il recense le langage guerrier et catastrophiste des discours officiels. Il confronte les niveaux de richesse, les préoccupations et les images idylliques de l’Eldorado de part et d’autre de la Méditerranée. Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. Il relate au plus près du vécu la traversée, les passagers cachés dans les camions frigorifiques et les trains d’atterrissage, les barbelés, les tirs à balles réelles, la surenchère entre les passeurs et les gardes-frontières… La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère. Il dessine sur scène la carte animée des flux venant d’Afrique –Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots / Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes. Dans cet inventaire accablant, vous retrouverez encore, pêle-mêle ou judicieusement agencés : la Jungle de Calais, les interrogatoires kafkaïens du CGRA et les voies de recours, les centres ouverts et fermés, le paradoxe de l’article 13 – J’entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la Déclaration des droits de l’Homme, les régularisations 9ter pour motif médical, les coulisses de l’Europe noire et froide, la sous-traitance du contrôle aux compagnies aériennes, l’externalisation de l’asile… La précision est poussée jusqu’à l’examen médical et légiste des cadavres. Certains de ces termes vous paraissent obscurs ou trop techniques ? Je ne les expliquerai pas ici : allez voir Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu et vous comprendrez tout.

N’est-ce pas aussi l’une des tâches de la poésie d’inciter à se faire du mauvais sang et de mettre le doigt là où ça fait mal?

Des chiffres et des visages

Guidés par la voix onctueuse d’une hôtesse de l’air, les spectateurs comme les acteurs voyagent allègrement d’un tableau à l’autre, du plan large à tel gros plan… Le spectacle propose une vision panoramique de la question migratoire mais sait aussi zoomer sur tel ou tel point saillant des politiques déployées. Sa focale centrale et finale révèle une dimension moins médiatisée du dossier : ses horreurs économiques dont se retirait Rimbaud ou ce que Claire Rodier a intitulé Xénophobie business. On nous rabâche notre incapacité à accueillir toute la misère du monde en raison de restrictions budgétaires imposées par l’austérité. Mais on parle peu du coût du contrôle des frontières et du refoulement des migrants. Chiffres à l’appui, Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu démontre que refuser des indésirables est bien plus onéreux que sauver des vies, qu’il ne faudrait qu’une petite part du budget de l’agence Frontex pour accueillir correctement tous ceux qui ont besoin de protection.

Autant dans leurs investigations que dans leur restitution, les comédiens du Nimis Groupe frôlent l’érudition. Mais que les cancres et les récalcitrants du fond de la classe se rassurent : toute cette érudition est rendue avec légèreté et fantaisie, de manière drôle, enjouée et imagée. On ne s’ennuie pas une seule seconde, on est secoué sans cesse et on assimile les informations sans s’en apercevoir. Lorsqu’un long discours ou témoignage est reproduit in extenso, les acteurs y ajoutent quelques phrases intruses, un commentaire décalé ou une touche visuelle qui relèvent la sauce et permettent d’ingérer ces propos parfois très lourds. Nous sommes tout aussi loin du didactisme moralisant que du gros rire dédramatisant. L’humour décapant de nombre de saynètes ne cherche pas à faire passer la pilule, il vise à resserrer la complicité avec le public et donne de l’énergie, de la vitalité, au propos et au combat.

L’interprétation est juste et authentique, portée par des comédiens extraordinaires, doués, inventifs et subversifs – par quelques rares moments, inégaux. Elle permet, face aux chiffres qui défilent à l’écran et aux décomptes mortuaires de l’actualité, de donner des visages et de l’humanité à la question migratoire. Ce ne sont pas des visages d’emprunt. Des migrants, des demandeurs d’asile ont pris part à l’aventure et sont sur scène pour rire ou pleurer de leur histoire et de celle de leurs compagnons de mauvaises routes. Les membres du Nimis Groupe – Européens et non Européens, comédiens professionnels et amateurs – jouent tous avec la même intelligence, avec une grande intelligence entre eux, et livrent un spectacle dense et plein d’émotions. Ils suscitent l’indignation et la compassion, jamais la culpabilisation. Bien qu’en recevant tout ce qu’ils partagent, chaque spectateur ne peut s’empêcher de se demander comment il peut cautionner cette Europe-là. Et jusqu’à quand ?

Implications

Il a fallu prendre des risques pour mener à bien ce projet. D’abord, surmonter la crainte légitime des demandeurs d’asile qui soupçonnent, dans toute activité qui leur est proposée, un piège de l’administration, dont la ligne de conduite demeure: tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. La confiance s’est assez vite installée dans les ateliers et ce furent finalement les migrants qui dirigèrent les comédiens, les poussant à dire les choses de manière moins timorée, leur apprenant ce qui se passait près de chez eux, ce que leur pays faisait tous les jours. Ensuite, il a fallu trouver des solutions pour rémunérer les demandeurs d’asile ou sans-papiers interdits de travail par la loi, pour franchir les frontières lors des tournées… La prise de risque est assumée et le public est pris à parti. D’emblée, le spectacle s’annonce en totale opposition avec la législation européenne sur les migrations. Dès que vous pénétrez dans la salle, vous êtes prévenu que vous cautionnez du travail clandestin, un acte illégal. Le Nimis Groupe vous incite au délit de solidarité par ces temps où la délation est fortement encouragée par le gouvernement Michel-De Wevern.

Pour brouiller les pistes en cas de contrôle policier, tout le monde s’appelle Bernard sur scène. C’est aussi une façon de railler l’anonymisation des migrants par le système qui les réduit à des flux ou des matricules. C’est encore un clin d’œil à l’occupation de l’église Saint-Bernard à Paris par des sans-papiers. C’était il y a exactement vingt ans, l’acte de naissance public du mouvement des sans-papiers dans nos contrées. C’était il y a vingt ans et la lutte est loin d’être terminée.

Un combat auquel Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu apporte une magnifique contribution, tant il ne se conçoit pas – pas plus qu’il ne se reçoit – sans prolongation à travers un débat, un atelier, une exposition, une visite d’un centre, une action concrète… Chaque représentation, systématiquement, génère de forts élans de sympathie et d’indignation, et soulève la récurrente question: que faire? Des réponses existent à tous les niveaux, chacun peut en trouver à la mesure de sa situation, de sa volonté et de sa capacité.

Mathieu Bietlot est coordinateur sociopolitique à Bruxelles Laïque.

1

Trêve de politesse et de majesté, cette création, cette rencontre, nous convoque chacun à la première personne.

2

Lire l’introduction à l’entretien avec le Nimis Groupe

3

Une flache est un creux où l’eau s’amasse, une flaque. Rimbaud utilise ce terme régional dans « Le bateau ivre »: « Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache. »

4

Dans ce paragraphe, les passages en italique sont de Rimbaud.

5

Le « gouvernement Michel-De Wever » est le gouvernement fédéral belge issu des élections fédérales du 25 mai 2014. Il rassemble une coalition de libéraux (Open VLD et MR), de démocrates-chrétiens flamands (CD&V) et de nationalistes flamands (N-VA). Charles Michel en est le pre- mier ministre et Bart De Wever est le président de la N-VA.