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Dossier

Ceux qui lisent. Et ceux qui ne lisent pas

Pascale Tison, écrivaine et réalisatrice radio

27-08-2024

Christian Bobin a écrit quelques pages définitives dans son introduction à Une petite robe de fête sur la frontière entre ceux qui lisent et ceux qui ne lisent pas ; barrière bien plus terrible et infranchissable que celle qui oppose « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas ».

Ceux qui lisent ont tous droit à une petite robe de fête, elle ne se voit pas et pourtant elle brille. Ceux qui ne lisent pas ne connaissent pas le charme de la lampe allumée. Comment se fait le clivage, comment se marque le pli, la griffe invisible sur le front penché de ceux qui tiennent un livre entre les mains, ouvrent la porte d’une phrase et ceux qui demeurent sur le seuil ? Car au départ, et Bobin le dit, il n’y a pas de livre, il y a le pur élan de l’enfance sans livre, sans contour, le vaste continent du monde et de vous qui y êtes nés. Tout se confond et puis tout se retrouve dans le deuil du livre. Car lire est mesurer le deuil de l’enfance et en prendre connaissance avec bonheur. C’est donc progressivement et pas à pas, page à page, renouer le fil inverse qui nous ramène au pays des songes et du vrai. Des songes tenus pour vrai, dans les plaines de l’enfance perdue. Sans doute, au-delà du plaisir évident de l’histoire, se joue-t-il avec le livre en mains quelque chose de la conquête des mots résonnant dans notre espace intime analogue à ce que Pascal Quignard appelle « la sonate maternelle ». Ces mots bus goulûment, dans la musique d’une langue apprise avec passion parce que transmise. Dans la transmission vibre alors la flamme du secret, la passion de l’initiation implicite. C’est un peu de cette passion que l’on ouvre à chaque fois qu’on ouvre un livre. Un peu d’elle et de feu qui nous dévore sereinement dans toutes les postures de la lecture, l’abri heureux du deuil retrouvé, savouré, en avançant dans le pays d’une langue neuve et à apprendre, celle de l’écrivain.
À quoi tient le bonheur de vouloir répéter le mystère d’une sonate maternelle différée, différente ? Pas de réponse à cela, si ce n’est le mystère des bibliothèques (Guy Goffette émerveillé, enfant, par la bibliothèque d’un homme entrevue un jour en passant devant sa fenêtre), le goût de l’imitation quand d’autres lisent devant nous depuis toujours, le chant vibrant d’un professeur de français (« je ne veux boire que l’eau rougie de mon enfance », clamait le mien en récitant Colette), le sens d’une musique recomposée comme la mer, comme elle à portée d’oreilles, infiniment sonore, le rituel enfin sauvé d’un espace inviolable et complice. Devant le feu, dans un lit, sur un banc, dans un tram, à l’abri de la pluie, à table : lieux multiples et familiers d’une reconquête de soi par les mots d’un autre. Il y va de la paix pour ceux qui lisent, d’encore et toujours lire.
Mots entendus en sourdine, mâchés dans l’écho de la lecture dite silencieuse. Grand pas vers l’âge adulte. Je me souviens : gamine, on m’envoyait chez le coiffeur qui, comiquement, me reléguait sous le casque, munie de bigoudis dont je n’avais nul besoin. Une unique boucle sur la tête en était le résultat surprenant que je m’empressais d’aplatir sous l’eau de l’évier dès que je rentrais chez moi. Je me souviens d’un jour où placée sous le casque des dames, cet objet oblong et vaguement ridicule, je lus un livre à voix haute, ce qui fit sourire toute l’assemblée. Je m’en rendis compte trop tard comme de toutes ces bourdes d’enfance qui nous laissent interdits. Interdits sur le pas d’un seuil qui serait celui de la lecture bouche cousue quoiqu’elle murmure encore souvent les mots lus pour être sûre de bien les comprendre, les articulant en silence, et chaque lecture tient un peu de ce recommencement obstiné, de ce déchiffrage héroïque sous le casque, me pensant camouflée par le bruit, racontant à tout vent, à tout va, une histoire sans doute aussi naïve que la boucle sur le sommet de mon crâne qui en fut la conclusion.
Ceux qui ne lisent pas me semblent d’une insondable tristesse. « Une vie sans lecture est une vie que l’on ne quitte jamais. » Encore Christian Bobin. Voici qu’avec le livre vient à la fois la joie de se retrouver et celle de se quitter. C’est un mouvement double qui nous mène à la conscience de nous dans l’oubli de nous-mêmes. Un vertige aux frontières du temps et de la présence. En cela sans doute une expérience sacrée.
Gabriel Ringlet, dans son livre Vous me coucherez nu sur la terre nue, rapporte l’expérience poétique de Jacques Lusseyran au camp de Buchenwald. « En plein mois d’août, en plein camp, assis sur un petit mur de pierres en face des lavabos, il se met à réciter des vers de Baudelaire et de Rimbaud. » Les autres ne le comprennent pas nécessairement mais tous ont compris. Et peu à peu Jacques Lusseyran va organiser un récital spontané de poésie quotidienne où chacun dira les traces du livre délaissé de force. Un récital incognito, secret, dans les langues de chacun pendant quelques minutes, chaque jour. La poésie est alors le gisement caché, la ressource inexpugnable où mots et mémoire se rassemblent au meilleur de l’être. Avant il y avait eu les livres.
Nous savons bien que les livres, ceux que les Anglais prescrivent en thérapie, nous soignent de nos maux, qu’ils nous donnent une seconde patrie qui est la première et la meilleure, que les bibliothèques sont peuplées de morts qui parlent et que nous les entendons. Plutôt qu’une destination de vacances, j’ai un livre comme promesse. J’ai passé de délicieux moments avec Mme Arnoux chez Flaubert. Je la vois libérer ses cheveux devenus gris, d’un seul coup magistral, devant Frédéric, l’aimé qui n’a rien su, qui a mal vu. J’ai passé un été fougueux avec mon amie George Sand et le livre de sa vie où entre une mère du peuple et une grand-mère aristo, elle vivait dans son corps l’écartèlement des classes. J’ai partagé les fous rires et les rires jaunes de Romain Gary, sur le tarmac d’un aéroport quand il a honte de sa mère, sa mère qui, à la barbe des jeunes aviateurs, proclame que son fils sera Victor Hugo, que son fils sera ambassadeur. Ce qu’il devint en quelque sorte. Parole prédictive des mères… Et j’ai aimé les visions hallucinées de Pierre Michon où un père, du geste de la main, congédie son fils pour toujours.
Nous aurons des livres à venir. Nous aurons des livres à lire. Nous ne manquerons donc de rien.

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