Lina Kusaite
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Dossier

Changement climatique VS pratiques culturelles ?

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à Point Culture, administrateur de Culture & Démocratie

03-10-2022

On sait à quoi s’en tenir avec le changement climatique, malgré la résistance de quelques irréductibles sceptiques. Pourtant rien ne change significativement dans la gouvernance du monde. Ce sont les fondements culturels de la société qu’il faut modifier, au cœur de ce qui a fondé la relation entre nature et culture.
De manière consternante, en lisant le programme des candidats à l’élection présidentielle française, on trouve très peu sur l’écologie et rien sur la politique culturelle. Comme si ces individus qui s’envisagent jouer un rôle politique important refusaient les outils nécessaires à repenser le monde et avaient déjà opté pour un laisser-faire criminel.

PointCulture (anciennement La Médiathèque) consacre une année de ses activités à la thématique Nature Culture. Plusieurs personnes m’ont exprimé « ne pas tout à fait comprendre » pourquoi une association étiquetée « culture » se préoccupe d’environnement, d’écologie et de changement climatique. Ce qui n’a pas manqué, d’abord, de me surprendre. Sans doute faut-il y voir le résultat d’un très long travail, étalé sur des millénaires, qui a séparé l’homme de son environnement et des autres espèces et, par la même occasion, a pensé la culture comme ce qui différencie l’homme du reste.
Bien sûr, l’art et la culture ont toujours organisé des célébrations des liens entre humain et nature. Mais célébrer des liens ne signifie pas pour autant se penser dedans. La célébration, même en soulignant l’amour et l’attachement pour ce que représente la nature, peut au contraire avoir pour fonction d’instaurer et d’entretenir, précisément, un écart. « Nous, c’est quand même autre chose » ou « oui, on fait partie de la nature, mais on est un peu différents ». Et cet écart est constitutif des modèles culturels dominants qui ont inspiré à l’homme sa manière d’organiser la vie sur terre. Cet écart se construit, s’entretient, à travers toutes les sciences, toutes les fabrications d’esthétiques et de dispositifs sociaux et émotionnels. Et il perdure malgré les faits qui l’invalident, la preuve étant faite que les animaux ont une culture. Mais il fallait bien que l’homme se donne le droit d’exploiter les ressources naturelles comme bon lui semble et d’élever et tuer les animaux à sa guise, pour se nourrir et prospérer.
Cela ne peut fonctionner sans une culture qui structure et soutienne un imaginaire en accord avec cette position prédatrice à grande échelle, s’industrialisant massivement au fil des siècles. C’est-à-dire sans une production de biens et ressources culturels qui encouragent cette vision des choses, à savoir des peintures, des récits, des photos, des musiques, des sciences, des philosophies… Même et surtout si ces questions ne sont pas le sujet apparent et flagrant de cette production culturelle. Toutes ces choses font de l’homme un être sensible mais selon une sensibilité qui intègre comme essentielle une distinction par rapport à toutes les autres formes du vivant dont il dépend pour vivre. À l’extrême, rappelons-nous que Descartes pensait qu’écorcher un animal ne pouvait lui causer de souffrance, étant un être dépourvu d’âme. C’était il y a longtemps. Mais qui dit que cette conviction, d’une manière ou d’une autre, par euphémisme, ne survit pas dans le modèle carnivore actuel, très répandu, banalisé à l’extrême, histoire de garder bonne conscience face à son steak saignant ?
Et encore, en abordant les choses de cette manière, on simplifie fortement la problématique, en laissant entendre une responsabilité également répartie entre les hommes. Ce qui correspondrait à une naturalisation du problème et à sa dépolitisation. Car le permis d’exploiter sans vergogne les ressources naturelles, sans aucune considération pour ce qu’elles représentaient comme bien commun, non seulement commun aux humains mais commun à toutes les espèces vivantes, a été surtout accordé, auto-accordé faudrait-il dire, à une minorité d’hommes. Cette minorité n’a pas hésité à inclure dans les ressources naturelles exploitables d’autres humains, à l’intérieur de leur propre communauté ou, plus facilement, appartenant à d’autres communautés. Le colonialisme a perpétré sans ciller ses atrocités sur d’autres humains, au prétexte qu’ils étaient plus proches de l’animal que de l’homme. C’est une logique présente aussi dans les luttes de classes, l’ouvrier, le domestique étant situés au plus bas sur l’échelle de la distinction humaine, pas loin de l’animalité.
Naturaliser une idéologie, la présenter comme déterminée par des lois naturelles immuables, c’est ce qui est fait au jour le jour, par exemple, pour le système économique inégalitaire prédominant actuellement, de manière très immersive, constante. Cela donne lieu à ce que certains appellent la « seconde nature » engendrée par le capitalisme, « faite de routes, de plantations, de chemins de fer, de mines, de pipelines, de forages, de centrales électriques, de marchés à terme et de porte-conteneurs, de places financières et de banques structurant les flux de matière, d’énergie, de marchandises et de capitaux à l’échelle du globe »n.
Ce qui n’est pas sans engendrer une confusion tenace sur les relations entre nature et culture. Tirant profit de cette confusion, pour nombre de théoriciens de l’anthropocène*, l’essentiel est de sauvegarder cette seconde nature-là, au prix d’un renforcement de la « technostructure orientée vers le profit » pour mieux maîtriser encore la Nature naturelle !

La hausse de croissance, signifiant plus de consommation, plus de production de déchets, aggrave la crise climatique. Le terme abusif « d’embellie » est représentatif d’un système culturel qui entend réguler les relations entre nature et culture.

Pour revenir au rôle que peuvent jouer des associations culturelles publiques dans le traitement de cette tragédie du changement climatique qui continue à plomber l’avenir, imperturbable, sous nos yeux atterrés, il serait utile de repenser le cadre de la « médiation culturelle », locution déjà largement galvaudée. La médiation culturelle a été invoquée dans un contexte de difficulté, pour certaines démarches et institutions culturelles, à trouver un public, à capter l’attention de l’opinion publique. Elle a été plutôt conçue comme une sorte de marketing adapté à une certaine gamme de produits culturels, essentiellement ceux faisant l’objet d’aides de l’État sous diverses formes, au prétexte qu’ils seraient plus difficiles d’accès. Ce n’est ni plus ni moins une manière dont le marketing néolibéral envahit le secteur culturel non-marchand, de la même manière que la « bonne gouvernance » n’est souvent rien d’autre que le cheval de Troie du management néolibéral dans le secteur non-marchand.
Mais une autre voie est probablement possible et elle consiste à revendiquer un rôle différent à jouer, plus vaste, à travers une conception sociétale de la médiation culturelle, en lui assignant des buts précis. Par exemple, privilégier les expériences esthétiques qui peuvent augmenter le taux de sensibilité aux enjeux écologiques, convoquer l’intelligence collective pour créer des styles de vie adaptés à une conception de l’homme égal, ni plus ni moins,
aux autres espèces vivantes. Changer peu à peu les formes du sensible valorisantes pour soi et les autres, ces manières de s’éprouver étant sources aussi des modes de reconnaissance au sein d’une société.
Notre société s’installe dans un conflit grave et ouvert entre son train de vie et son environnement. Le changement climatique remet en cause tous nos référents culturels. Prenons l’indicateur symptomatique de la croissance. Quand il affiche une légère hausse, les politiques et les médias recourent à des qualificatifs positifs – « la croissance prend des couleurs » – ou parlent unanimement d’embellie ! Or la hausse de croissance, signifiant plus de consommation, plus de production de déchets, aggrave la crise climatique. Le terme abusif « d’embellie » est représentatif d’un système culturel qui entend réguler les relations entre nature et culture. Ce conflit doit se résoudre par de la médiation culturelle qui peut changer les paradigmes du sensible, de manière à ce que certaines manières de qualifier ce que produit la vie humaine sur terre cessent d’appartenir à des régimes toxiques et soient remplacées par d’autres plus égalitaires, plus attentives à toutes les parties constitutives du milieu.
Cela s’effectue lentement par des intermédiaires qui produisent de l’interprétation là où se jouent les relations culturelles. Cette discipline de l’interprétation, moteur d’une écologie de l’attention, ouvre la voie à d’autres récits, et cela n’a rien à voir avec une autorité prescriptrice qui dicterait les normes du beau et du bon goût. Ce rôle d’intermédiaire, il s’amorce sur le terrain par l’engagement diffus émanant de tout un réseau d’associations de la culture non-marchande, souvent en porte-à-faux par rapport au récit dominant qui reste celui de la « croissance économique » comme garantie de notre survie. Il serait judicieux de renforcer ce travail de fourmi, cette course contre la montre, pour changer l’imaginaire collectif et peser sur les politiques.

Comment se construit cet imaginaire collectif, à partir des imaginaires individuels, soit à partir de ce que chacun imagine au fil de ses pratiques culturelles ? La mission de rendre les citoyens autonomes dans leurs relations à ce qui façonne leur sensibilité devrait creuser cette question et en profiter pour creuser la critique de notre regard sur la nature. Quand par exemple j’interprète une peinture de telle manière, à quelle histoire sensible s’affilie mon interprétation, qu’est-ce que je produis comme subjectivité à partir de ça et dans quelle subjectivité sociétale plus large suis-je en train d’investir ? Ce schéma explicite simplement les phases qui procurent la jouissance de l’œuvre. Par elle, je rentre en contact avec du sensible, dont une partie se mue en éléments de ma personnalité, une autre partie m’intègre dans un imaginaire collectif couvrant plusieurs siècles. Ce sensible est politique, il implique des choix de vie, avec des répercussions sur d’autres vies.

Qu’est-ce que j’éprouve devant un paysage ou face à la représentation artistique d’un paysage ? (L’habitude de dire « devant un paysage » signale déjà ce dernier comme une image extérieure à l’homme, alors que celui-ci n’est jamais devant mais dans un paysage.) Apprécier cela est indissociable de la relation au sublime exemplatif de l’admiration ambivalente pour la nature, sa grandeur, sa dimension incontrôlable, la fascination pour ses éléments déchaînés et ses catastrophes meurtrières. Même l’immensité calme n’exprime jamais, fragilement, que le calme avant ou après la tempête. Une peinture de Quiringh van Brekelenkam (1660), Conversation sentimentale, forme l’archétype iconographique de cette relation.

Dans la survie de l’homme sur terre, la solidarité et l’empathie ont autant de poids que la compétition. Pourquoi ne pas privilégier ces valeurs de la solidarité et de l’empathie avant toute chose ?

Un homme et une femme, dans un intérieur calme, confortable, sont rapprochés et s’échangent leurs sentiments amoureux. Ils respectent subtilement une série de codes qui attestent qu’ils maîtrisent leur passion et leur nature. Ce qui attire surtout le regard, par le biais d’un fort contraste d’ambiance, est un grand tableau derrière eux. Un paysage tourmenté par des vents violents, traversé par des lumières d’orage, avec des lueurs de volcan au loin, à l’arrière. Ce dont jouissent les amoureux, dans leur être de culture, est de surmonter ce chaos passionnel qui, d’ailleurs, est là littéralement enfermé dans un cadre. Domestiqué. L’image exprime l’antinomie fondatrice entre le destin humain et la nature. Aujourd’hui, bien des penseurs de l’anthropocène, éprouvent une certaine exaltation à considérer que l’apocalypse sera le fait de l’homme et non de la nature. Il y a un certain orgueil à croire que, l’apocalypse étant désormais humaine, les solutions technologiques lui appartiennent. Il aurait enfin son destin en mains. Cet orgueil et ce genre de relation au sublime sont caractéristiques d’une culture basée sur des valeurs guerrières, viriles. Le modèle élémentaire retenu pour bâtir la société (ses lois, ses institutions, ses valeurs morales) a été celui de la rivalité et de la compétition. Compétition entre les espèces d’abord, ensuite entre les hommes, selon leur position géographique et leur classe. Une vision tronquée de l’évolution de l’homme a institué la compétitivité en moteur principal. C’est illustré au jour le jour par les lois sur le travail, le management au sein des entreprises. Ce choix pour la rivalité était-il fatal ? Et même s’il était utile à une époque, doit-il rester la référence absolue ?
Dans la survie de l’homme sur terre, la solidarité et l’empathie ont autant de poids que la compétition. Pourquoi ne pas privilégier ces valeurs de la solidarité et de l’empathie avant toute chose ? Entre les peuples, entre les hommes, entre les genres, entre les espèces vivantes. Qu’est-ce que cela induirait peu à peu comme changement dans la production d’œuvres et dans le flux d’expériences esthétiques qui, à partir de ces œuvres, nous font ressentir le monde, et nous font imaginer notre place dans le monde ? Si on essayait de se représenter tout cela de manière à faire valoir que la médiation culturelle peut rendre possible des alternatives sociétales en réorganisant le partage du sensible, dégageant d’autres pistes à l’imaginaire et l’intelligence collectives ? Ce qui équivaut à produire des ressources culturelles communes, grâce aux intermédiaires associatifs à l’échelle de la planète et de tout ce qui constitue la biosphère, loin des régionalismes et nationalismes instrumentalisant « culture et identité ». Cela implique de favoriser des registres esthétiques adéquats (sans les imposer en modèle unique). C’est ce qu’évoque Jean-Baptiste Fressoz à la fin de son article dans le catalogue de l’exposition à Metz : « Avant d’embrasser l’anthropocène, il faut bien se rappeler que le sublime n’est qu’une des catégories de l’esthétique qui en comprend bien d’autres (le tragique, le beau, le pittoresque…) reposant sur d’autres sentiments (l’harmonie, l’ataraxie, la tristesse, la douleur, l’amour, la modestie…) qui sont peut-être plus à même de nourrir une esthétique du soin, du petit, du local, du contrôle, de l’ancien et de l’involution dont l’agir écologique a tellement besoin. » La médiation pour encourager des pratiques culturelles soucieuses de cette esthétique du soin, à même de renforcer un agir écologique adapté à l’ampleur de la catastrophe qui vient.

Image : © Lina Kusaite

1

Jean-Baptiste Fressoz, « L’anthropocène et l’esthétique dusublime », in Sublime. Les tremblements du monde, sous la direction d’Hélène Guénin, Centre Pompidou Metz, 2016. Catalogue del’exposition du même nom.

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