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Faire ville

Clôture et perspectives : de multipli.city à utopia city

Daniel Blanga Gubbay, curateur, directeur artistique du Kunstenfestivaldesarts,
Eric Corijn, philosophe de la culture et sociologue,
Hadjah Lahbib, journaliste, chargée de la candidature de Bruxelles 2030,
Jan Goossens, chargé de la candidature de Bruxelles 2030,
et Guy Gypens, responsable de la programmation « Arts vivants » à Kanal – Centre Pompidou
Modération : Carine Fol (directrice artistique de La CENTRALE, co-curatrice de multipli.city) et Tania Nasielski (directrice artistique adjointe de La CENTRALE, co-curatrice de multipli.city)

12-12-2022

 


Carine Fol : Avant tout je souhaite remercier tou·tes les participant·es du projet, les artistes, les associations et les autres partenaires qui ont permis de mener cette aventure à bien dans des conditions parfois difficiles, ainsi que l’équipe de La CENTRALE qui a œuvré sans relâche pour que ce projet réussisse. Organiser une exposition forum ayant pour objectif la rencontre avec les artistes, les associations et les publics en période de pandémie a été très compliqué. Les débats, réunions plénières, et autres contacts avec les publics ont partiellement été faits en webinaires ou sans public.
À travers les diverses propositions d’artistes et d’associations, participant·es à des ateliers, professeur·es, étudiant·es, mais aussi les nombreuses contributions d’auteur·ices et de participant·es aux débats, multipli.city est devenu un lieu et un moment de réflexion sur le Bruxelles contemporain, dans toute sa diversité et sa complexité tant culturelle que sociologique voire politique. Alors que le premier volet de BXL UNIVERSEL avait été marqué par les attentats à Bruxelles et dans le monde, ce deuxième volet a été impacté par le Covid qui a modifié la donne et laissera une empreinte indélébile dans l’histoire au niveau local et planétaire. Cette pandémie a changé notre relation à l’autre et à la ville, notre vision de la ville et du monde, mais elle a aussi remis en question la fonction et la place que la culture prend et reçoit dans la société. Sa nécessité et son manque criant de moyens financiers.

Cette pandémie a changé notre relation à l’autre et à la ville, notre vision de la ville et du monde, mais elle a aussi remis en question la fonction et la place que la culture prend et reçoit dans la société.

À plusieurs reprises lors de rencontres autour de sujets tels que l’autorité, la ville post-Covid ou l’imaginaire de la ville, la complexité du paysage politique bruxellois a été soulignée. Une des participantes du kleine salon le formulait d’ailleurs d’une manière très directe : « Le dépit politique est soigné par le culturel. » Un témoignage qui marque l’importance et l’impact des initiatives culturelles, vaste sujet sur lequel nous reviendrons certainement lors de cette rencontre ainsi que dans le travail futur que nous mènerons à La CENTRALE.
Le travail culturel et participatif suscite-t-il vraiment des changements de mentalités et induit-il des décisions politiques au niveau culturel et social ? Nous avons autour de la table des personnes qui ont œuvré pendant des années pour vraiment rendre la culture accessible et ouverte à tous les publics. Est-ce vraiment une réussite ? On peut se poser la question. Dans le texte d’introduction de la publication de BXL UNIVERSEL II : multipli.city, j’avais souligné les défis et les interrogations face à la notion d’universel qui devait plutôt être comprise comme « pluriversel » afin d’incarner la diversité sans lecture polarisante et identitaire. Les actions menées par les artistes et les associations permettent de concrétiser la volonté que l’art devienne un trait d’union, que ce projet célèbre et incarne plutôt qu’il n’illustre la multiplicité.
Alors que nous espérions que l’exposition devienne un lieu de débat public sur ces sujets fondamentaux, le Covid a évidemment modifié la donne et nous avons créé le kleine salon sur l’idée d’Eric Corijn, pour des conversations beaucoup plus intimes, en tête-à-tête. Les témoignages de tou·tes les participant·es et visiteur·ses induits par les personnes qui les accueillaient ont majoritairement consolidé des idées déjà reçues, parfois d’ailleurs contradictoires, sur un Bruxelles convivial, hétéroclite, cosmopolite, chaleureux, hybride, raciste, solidaire, capharnaüm, en pleine transformation et expansion. Pour beaucoup de spectateurs et spectatrices, les propositions des onze artistes incarnaient ce portrait chamarré de la capitale, oscillant entre le participatif et l’idiosyncrasique, suscitant des émotions et des prises de position sur l’autorité, le vivre ensemble, la décolonisation, la bureaucratie, l’exotisme, la problématique du genre, la communication et l’évolution du langage créolisé. Ces nombreuses strates de la société étaient abordées dans une cartographie subjective de la ville.

Pour beaucoup de spectateurs et spectatrices, les propositions des onze artistes incarnaient ce portrait chamarré de la capitale, oscillant entre le participatif et l’idiosyncrasique, suscitant des émotions et des prises de position sur l’autorité, le vivre ensemble, la décolonisation, la bureaucratie, l’exotisme, la problématique du genre, la communication et l’évolution du langage créolisé.

Nous portons un bilan plus mitigé sur le deuxième volet du projet c’est-à-dire les collaborations avec les associations, qui a été plus difficile à réussir, évidemment à cause du Covid mais aussi parce que les associations ont une autre temporalité que celle d’un centre d’art. Plusieurs éléments doivent être pris en considération par rapport à ce bilan. L’importance du processus, le respect de sa temporalité, le rôle de l’artiste médiateur·ice et les limites de la création et de la notion d’œuvre d’art. La réflexion sur l’importance d’une interaction entre la médiation et les publics et la conception d’une exposition nous est apparue fondamentale.
À l’inverse des arts vivants, des arts de la scène, les arts plastiques restent majoritairement caractérisés, même si les choses bougent, par la production d’une œuvre que le spectateur ou la spectatrice découvre seul·e. Cette œuvre est un produit marchandisable. La contextualisation et la starification financière induisent une sorte de hiérarchisation que le centre d’art peut et doit, à mon sens, remettre en question, au même titre d’ailleurs que le danger d’instrumentalisation de certaines initiatives à caractère inclusif. De quelle manière des projets participatifs peuvent-ils apporter des réponses plus structurelles face à des problématiques complexes telles que la migration, la décolonisation, l’accueil et le soutien des minorités? Comment susciter des changements de mentalité auprès des publics et des décideur·ses ?
Le lien créé entre les propositions des artistes et le travail des associations a permis de dépasser une lecture unique de la multiculturalité entre l’individuel et le collectif: ce sont des tensions et des interactions, des dynamiques qui sont mises en place et qui questionnent le rôle de la curation et de l’institution artistique. Ces questions nous amèneront dans l’avenir à réfléchir et à construire la future identité du centre d’art dans un dialogue multiple, qui prendra en compte les défis de la médiation, de la communication et de l’exposition.
Somme toute, nous dressons un bilan quand même assez positif de ce projet, surtout parce qu’il pose des jalons pour penser le futur de La CENTRALE, qui va s’ouvrir sur la place Sainte-Catherine, et en vue de BXL UNIVERSEL III : utopia city, qui aura lieu dans cinq ans.

La contextualisation et la starification financière induisent une sorte de hiérarchisation que le centre d’art peut et doit, à mon sens, remettre en question, au même titre d’ailleurs que le danger d’instrumentalisation de certaines initiatives à caractère inclusif.

Tania Nasielski : Nous pouvons ouvrir en parlant d’une part des artistes, qui sont les personnes et personnalités qui ont très généreusement co-construit cette exposition, avec les associations partenaires. Pour commencer petit et ouvrir ensuite, je reprendrai cette notion de kleine salon, qui n’est d’ailleurs pas qu’une notion car nous l’avons matérialisée dans cet espace donnant sur la rue Sainte-Catherine, en lien avec l’intime et le fait qu’au fond, tout commence par un tête-à-tête. Il y a cette médiation que nous avions espérée dans un premier temps comme un forum avec beaucoup de monde, et alors que nous en discutions lors d’une de nos réunions, Eric Corijn a souligné que le tête-à-tête était, à ce moment-là, l’unique moyen de vraiment accueillir les gens puisque nous n’avions le droit qu’à un ou une invité·e à la fois. C’est ainsi qu’a commencé le kleine salon. Au fond, l’intime est peut-être le début de tout. Eric, qui a été très présent dans ce kleine salon et qui y a conversé avec beaucoup de personnes, peut nous en dire quelques mots.

Eric Corijn : Pour rappeler brièvement le principe du kleine salon: il s’agissait de recevoir pendant environ quinze minutes (pour éviter les files) une ou deux personnes, et d’avoir une conversation sur leur expérience de l’exposition. J’en ai retenu d’abord que beaucoup de gens entraient dans le petit salon sans savoir exactement ce qui allait s’y passer. Comme il faisait partie intégrante de l’exposition, très peu ont quitté l’exposition sans y être passés. D’après les conversations que j’ai eues, tou·tes les spectateur·ices ont été affecté·es par l’exposition, et d’une façon qui correspondait au but de celle-ci : le rapport entre l’objet artistique, sa production et la ville. Qu’est-ce que ça disait au-delà de leur rapport à la ville ? C’était très intéressant d’en savoir plus. Qu’est-ce qui marque les gens ? Tout le monde se référait aux mêmes quelques œuvres mais en général, le référentiel est différent selon l’individu. Le deuxième élément à reprendre pour le futur et pour d’autres expériences, c’est qu’on a besoin d’un (méta) discours décentré. Autrement dit, que ce ne soit pas un dialogue avec deux pôles mais un dialogue avec trois pôles, où donc l’expérience racontée à celui ou celle qui tenait le petit salon devait être complétée par des éléments.
J’ai souvent perçu des ouvertures pour justement éclairer sur un « non-savoir » qui est nécessaire pour comprendre tout l’enjeu d’une exposition comme celle-ci : quelques chiffres sur Bruxelles, les grandes organisations, le nombre d’habitant·es, etc. Il manque beaucoup de données de base pour comprendre le questionnement sur le vivre ensemble à Bruxelles, et le kleine salon donne la possibilité de récolter ces données. Mon bilan est positif sur le fait d’organiser un dispositif de ce type dans une exposition pour compléter l’objet transactionnel par un vrai dialogue entre des êtres humains, à condition qu’on sorte de ce rapport d’effet de l’art pour discuter de ce que ça pourrait vouloir dire dans un contexte socio-culturel plus large. Les gens sont toujours sortis avec un autre regard qui a complété leur expérience de visiteur ou visiteuse de l’exposition.

Mon bilan est positif sur le fait d’organiser un dispositif de ce type dans une exposition pour compléter l’objet transactionnel par un vrai dialogue entre des êtres humains, à condition qu’on sorte de ce rapport d’effet de l’art pour discuter de ce que ça pourrait vouloir dire dans un contexte socio-culturel plus large.

Tania Nasielski : Merci Eric. Pour rebondir sur cette notion de vivre ensemble, je voudrais passer la parole à Daniel Blanga Gubbay, qui a été un de nos partenaires avec le Kunstenfestivaldesarts, plus spécifiquement avec le projet de Pélagie Gbaguidi. Elle a réalisé l’œuvre avec les carnets d’écolier·es sur base du Code noir et a aussi, avec le Kunstenfestivaldesarts et La CENTRALE, occupé la vitrine située place Sainte-Catherine, qui sera bientôt la nouvelle entrée de La CENTRALE mais qui est pour l’instant un « entre-deux ». Dans cet espace à investir, il y a eu le projet expérimental Zone de Troc, dont Daniel peut nous dire quelques mots.

Daniel Blanga Gubbay : Je commence par deux mots d’introduction sur le Kunstenfestivaldesarts. C’est un festival qui existe depuis vingt-cinq ans au cœur de Bruxelles, et qui a été conçu par Frie Leysen comme un projet fédérateur entre les Communautés francophone et flamande : il réunit des institutions artistiques des deux communautés dans l’idée de fonctionner comme une sorte de trait d’union. Frie utilisait souvent cette image du trait d’union, de quelque chose qui doit être créé entre les artistes et le public entre les communautés. Et se référer souvent aux artistes est quelque chose de particulièrement important encore aujourd’hui pour nous. Considérer les artistes comme des antennes pour comprendre le monde, ne jamais penser la création artistique comme un objet sur lequel on doit réfléchir, mais plutôt comme une façon de voir, de penser et de faire penser, des lunettes à travers lesquelles on regarde ce qui se passe, notamment dans une ville comme Bruxelles.
Cette année était la première édition après le décès de Frie en septembre 2020. Et nous avons pu voir la force de cette figure du trait d’union comme quelque chose d’encore très urgent en temps de pandémie. Nous avons vu de quelle manière la pandémie avait fragilisé les liens et les rapports entre les artistes et les publics, mais aussi à l’intérieur de la société. Nous avons vu que l’obligation de rester isolé·e avait en quelque sorte créé un vide qui pouvait encore être exploré, rempli et questionné. Donc, nous avons beaucoup travaillé sur une image métaphorique, celle de la contamination, qui était au cœur des discussions lors de la pandémie et la crainte de se contaminer.

Considérer les artistes comme des antennes pour comprendre le monde, ne jamais penser la création artistique comme un objet sur lequel on doit réfléchir, mais plutôt comme une façon de voir, de penser et de faire penser, des lunettes à travers lesquelles on regarde ce qui se passe.

Nous avons réfléchi aux manières de ne pas oublier l’aspect positif et nécessaire de la contamination, bien sûr pas au niveau épidémiologique mais bien au niveau des idées, des parcours, des identités qui traversent une ville. Bruxelles s’est toujours inscrite d’une certaine manière dans des zones grises, dans quelque chose d’impossible à définir complètement, et dans des espaces de contamination qui ont aussi marqué la force de la ville dans son entièreté, et spécifiquement celle du secteur artistique. L’été avant le festival, on a alors commencé à discuter avec Pélagie. Elle avait un intérêt pour le troc, un thème qui se trouvait déjà au cœur d’un projet qu’elle avait développé pour la Biennale de Berlin. On a réfléchi au troc en tant que pratique active plutôt que métaphore à l’intérieur d’un projet artistique. Comment faire pour ouvrir une vraie zone de troc ?
Lors de ces discussions avec Pélagie, j’ai été touché par deux idées récurrentes : la vision du troc comme une forme d’économie de survie, nécessaire en temps de crise pour trouver d’autres manières d’échanger et permettre de dépasser l’économie monétaire, mais aussi celle du troc comme une occasion de relation à l’autre – comment retrouver ceux et celles qu’on n’a pas pu rencontrer à cause de la pandémie ? Le troc est une manière de soigner les relations en général dans une ville comme Bruxelles.

Nous avons réfléchi aux manières de ne pas oublier l’aspect positif et nécessaire de la contamination, bien sûr pas au niveau épidémiologique mais bien au niveau des idées, des parcours, des identités qui traversent une ville.

Il était nécessaire, dans ce projet, de réfléchir à la manière d’ouvrir un espace d’abord participatif, dont le but était avant tout le processus de création. Il s’agissait de développer un espace fluide, dans lequel venir déposer des objets dont on n’a plus besoin et en récupérer d’autres dont on pourrait avoir besoin. Mais également de conserver un double aspect : pouvoir échanger du matériel comme de l’immatériel, par exemple, pouvoir déposer ou récupérer des récits. Il nous a paru crucial de développer un espace pas immédiatement identifiable comme institutionnel ou artistique, de laisser la possibilité de ne pas reconnaitre tout de suite le projet comme artistique afin qu’on puisse y entrer simplement par curiosité, ou en le considérant comme un magasin où pratiquer le troc. L’ancien salon de coiffure, qui devient un espace de La CENTRALE était idéal pour cela, parce que cet espace « entre-deux » était aussi en transformation, réassigné dans la relation, en quelque sorte – un élément qui est au cœur du projet de Pélagie – à travers lequel les objets trouvent une nouvelle vie en passant de main en main.
Le projet crée une sorte de cartographie subjective, avec tous ces objets qui arrivent dans l’espace puis en repartent, chacun chargé d’une histoire qui appartenait à un Bruxellois ou une Bruxelloise. Il est aussi à l’image de ce qu’essaie de développer le festival : accompagner des artistes, parfois dans des pratiques artistiques non-conventionnelles qui ne s’inscrivent pas dans un format pré-établi, être à l’écoute de ces pratiques artistiques et de la manière dont elles se transforment, et mettre l’institution au service de celles-ci. Le projet s’inscrit d’ailleurs à Bruxelles au sein d’un ensemble d’initiatives, chaque pratique ajoutant une nuance à l’espace : pendant la première semaine, il s’agissait d’un salon de coiffure avec Fars Coiffure et Care and Queer. La deuxième semaine proposait une collaboration avec Globe Aroma et invitait une série de musicien·nes. La troisième développait une lecture de tarots, avec un expert en algues qui partageait sa pratique avec les visiteur·ses.

La ville garde ici son opacité, quelque chose qu’on ne peut pas complètement saisir. Je parle d’opacité dans le sens d’Édouard Glissant, comme quelque chose qui revendique sa présence au cœur de l’image de la ville mais qui renie la transparence, et garde la force de ce qui fait partie du territoire en se montrant sans se donner complètement, sans être domestiqué.

Enfin, la dimension universelle de la pluralité émerge au niveau de la Zone de Troc. C’était une image de la ville qui refuse d’être unique, qui se recompose chaque jour. Dans la Zone de Troc, chaque jour, des objets étaient partis, d’autres étaient déposés. Cette collection toujours éphémère, dont l’image ne peut être figée, inspire avec force un portrait de la ville qui refuse d’être stable, de pouvoir être capturée et domestiquée en une seule image mais garde cet aspect organique, vivant. La ville garde ici son opacité, quelque chose qu’on ne peut pas complètement saisir. Je parle d’opacité dans le sens d’Édouard Glissant, comme quelque chose qui revendique sa présence au cœur de l’image de la ville mais qui renie la transparence, et garde la force de ce qui fait partie du territoire en se montrant sans se donner complètement, sans être domestiqué.
La qualité de cette opacité est présente dans la pratique de Pélagie Gbaguidi comme dans l’image évoquée de Bruxelles, qui n’existe pas uniquement par ce qui est exhibé mais également par ses zones d’opacité, qu’on doit préserver même sans pouvoir les saisir.

Tania Nasielski : Avant de passer à l’avenir et aux zones, transparentes ou opaques, de notre Bruxelles future, évoquons d’autres zones, qui ne sont pas forcément étiquetées, avec le Kunstenfestivaldesarts, Kanal, ces institutions que vous représentez ici. Le projet de Pélagie représente un lien entre des êtres humains et n’a peut-être pas l’étiquette d’une « œuvre ». Nous avons parlé de produit, de processus, et également des « espaces entre-deux » qui justement permettent une liberté offerte par le fait qu’un territoire ou un lieu n’est pas prédisposé à quelque chose à un moment donné. Je me tourne vers Guy Gypens, qui a intégré cette magnifique chose, ce lieu, ce territoire que constituait le garage Citroën, devenu Kanal, une autre zone très visible dans la ville mais avec de très grandes fenêtres, pour revenir sur l’idée d’opacité / transparence. Kanal est aussi un espace entre-deux : comment investit-on un tel lieu, quand on allie processus et temporalité, puisqu’il s’agit à la fois d’arts plastiques et d’arts performatifs ?

Guy Gypens : Il y a beaucoup de choses dans votre question et ce n’est pas évident de répondre avec clarté depuis une institution qui n’existe pas encore, ou à peine. Deux projets ont déjà eu lieu dans le bâtiment : Kanal Brut en 2018-2019 et It Never Ends, l’exposition autour de l’artiste John Armleder en 2020-2021. Ces premières expériences nous ont appris beaucoup de choses, mais l’essentiel du processus de développement est encore à venir.
Par l’intermédiaire de son directeur de projet, Yves Goldstein, Kanal a déjà présenté à plusieurs reprises un ensemble de valeurs et d’intentions : Kanal veut être une « maison ouverte » à tou·tes, un lieu partagé que d’autres puissent s’approprier, un lieu d’hospitalité et de cohésion sociale. Si Kanal Brut et It Never Ends ont été des expériences très utiles, nous manquons encore de pratiques qui concrétisent toutes ces bonnes intentions.

Pendant longtemps, la transparence et l’ouverture étaient des notions extrêmement positives. Aujourd’hui, nous savons qu’elles ne sont pas toujours un gage d’engagement et d’inclusion. Open is not enough ! Pour Kanal, il s’agit d’un défi intéressant : comment transformer ce bâtiment ouvert et transparent en un lieu véritablement inclusif ?

La question de la transparence est effectivement cruciale pour Kanal. Le bâtiment a été construit dans les années 1930 comme une sorte de temple moderniste où la transparence était centrale. Les gens devaient pouvoir voir de l’extérieur le progrès (la voiture) produite à l’intérieur. La salle d’exposition en est, bien sûr, l’incarnation. Les étages ont été construits dans les années 1950, entre autres pour permettre aux automobilistes, qui passaient sur ce maudit viaduc, de regarder à l’intérieur.
Pendant longtemps, la transparence et l’ouverture étaient des notions extrêmement positives. Aujourd’hui, nous savons qu’elles ne sont pas toujours un gage d’engagement et d’inclusion. Open is not enough ! Pour Kanal, il s’agit d’un défi intéressant : comment transformer ce bâtiment ouvert et transparent en un lieu véritablement inclusif ? Pendant Kanal Brut, l’ouverture du bâtiment aux organisations socioculturelles, aux écoles et à d’autres institutions artistiques a été un grand succès. La brutalité, l’inachèvement, l’absence de contrôle et le caractère éphémère du bâtiment à cette époque ont servi de base à une relation affective fondée sur la générosité et l’hospitalité.
Dans quelques années, lorsque le bâtiment abritera deux musées, il restera encore beaucoup d’espaces vides, semi-publics, semblables à ceux de Kanal Brut. Mais la relation affective sera sans doute différente, plus institutionnelle, plus contrôlée… Le défi consiste à combiner les conditions favorables du nouveau musée avec celles du partage effectif du bâtiment. Il ne suffit pas de déclarer que certains des espaces sont publics ou semi-publics. Nous devrons développer des pratiques auxquelles tant l’équipe de Kanal que les invité·es pourront se référer. Des pratiques qui devront certainement aller au-delà du classique « partenariat ».
L’époque où une institution artistique pouvait cultiver l’énergie socio-politique de la société civile, « simplement » en s’appuyant sur la partie organisée de celle-ci est largement révolue. À Bruxelles, l’énergie politique qui vient de la « base » est aujourd’hui extrêmement importante mais elle est aussi divisée et peu structurée de manière stable. De plus, une grande partie de cette énergie est anti-institutionnelle, pour des raisons très compréhensibles. La mission de Kanal n’est donc pas évidente. Contrairement aux pays voisins, la Belgique a peu de savoir-faire en matière de création d’institutions artistiques majeures. C’est une pratique qu’il faut réinventer. L’institutionnalisation elle-même, le rôle stabilisateur qu’elle peut jouer dans un domaine volatile, a besoin d’être révisée. La question de savoir si Kanal a commencé de la bonne manière et est actuellement sur la bonne voie est ouverte à la discussion et il y a beaucoup de débats sur ce sujet. Kasia Redzisz, la nouvelle directrice artistique de Kanal, aura la difficile tâche de définir les lignes artistiques, mais aussi d’inspirer davantage ce processus de construction institutionnelle afin que l’ouverture et l’hospitalité ne restent pas de vaines promesses.

L’institutionnalisation elle-même, le rôle stabilisateur qu’elle peut jouer dans un domaine volatile, a besoin d’être révisée. La question de savoir si Kanal a commencé de la bonne manière et est actuellement sur la bonne voie est ouverte à la discussion et il y a beaucoup de débats sur ce sujet.

Carine Fol : Il est vrai que Kanal est au centre d’une polémique sur l’évolution de la ville. Kanal est le futur de la ville, au sein d’un quartier qui se gentrifie. Une tension se fait jour entre cette gentrification, des projets participatifs, et la volonté de remplir le terrain de la ville par le social. Comment allier ces éléments ? Comment intégrer cette vision de la ville dans le projet de Bruxelles 2030 ?

Jan Goossens : Avec Hadjah, nous sommes encore plus au début d’une histoire que Kanal. Nous sommes à peine une asbl, nous ne disposons pas de bâtiment, nous ne sommes pas encore un festival, nous sommes au tout début d’une réflexion et d’un échange dont nous espérons qu’il se développera dans la durée et dans la profondeur, de manière large et extrêmement diverse, avec comme objectif un vrai projet de ville. Les propos de Daniel et Guy résonnent avec ce que nous souhaitons pouvoir construire. Daniel a parlé de fédérer, Guy de lieu partagé, Daniel a fait référence à la naissance du Kunstenfestivaldesarts, Guy fait partie d’une histoire importante dans le sens où Kanal est la première véritable institution artistique et culturelle portée par la Région de Bruxelles-Capitale, qui a également validé notre mission. Avec Bruxelles 2030, nous nous situons dans une trajectoire qui existe déjà : avec le Kunstenfestivaldesarts, Frie Leysen a tenté d’établir un trait d’union entre les deux grandes communautés de cette ville. Nous nous rappelons toutes et tous de Bruxelles 2000, qui a eu le mérite de construire un vrai projet culturel commun pour la ville. Nous nous situons dans la continuité de ces initiatives, tout en souhaitant aller plus loin.
Bruxelles 2030 n’est pas juste une candidature de Capitale européenne de la Culture. L’ambition est de démarrer aujourd’hui une trajectoire ouverte de coconstruction avec le monde culturel de cette ville au sens large, pas seulement le secteur artistique ou les grandes institutions mais bien le secteur culturel élargi, avec celles et ceux qui travaillent entre les institutions, les structures, les centres culturels. On imagine créer de nouvelles formes de fédérations, de projets et de visions communes. Si l’idée est de co-construire dans la durée, avec quelques échéances inévitables comme le dépôt de candidature, on peut dire de façon un peu irrespectueuse que tout ça n’est qu’un prétexte pour poser vraiment la question du destin commun que l’on veut envisager pour Bruxelles, en partant d’une diversité extrêmement riche et inspirante mais en constatant quand même une réelle fragmentation, et en se souvenant également que tous les grands chantiers sociétaux de notre monde se manifestent de manière radicale et extrême au niveau de Bruxelles, qu’il s’agisse du chantier de notre rapport à la nature, de celui de l’égalité ou des inégalités sociales et culturelles de cette ville, ou encore de celui du déficit démocratique. On doit essayer de bien définir tous ces chantiers et se questionner sur le rôle du secteur culturel et des artistes, mais aussi des citoyen·nes et d’autres secteurs, dans une vraie transversalité qui, bien que déjà présente, reste évidemment à construire et qui prendra du temps.

Avec Bruxelles 2030, nous nous situons dans une trajectoire qui existe déjà : avec le Kunstenfestivaldesarts, Frie Leysen a tenté d’établir un trait d’union entre les deux grandes communautés de cette ville. Nous nous rappelons toutes et tous de Bruxelles 2000, qui a eu le mérite de construire un vrai projet culturel commun pour la ville. Nous nous situons dans la continuité de ces initiatives, tout en souhaitant aller plus loin.

On ne part pas de zéro, et cette exposition en est une preuve. Jusqu’où peut-on aller, en n’étant pas un musée, en n’ayant pas de bâtiment, en n’ayant pas l’ambition d’être un festival ? Où peut-on arriver, en termes de mobilisation, de mise en mouvement, de regroupement des forces culturelles et citoyennes de cette ville avec l’idée de développer peut-être une autre définition et un renforcement du commun, pour 2030 et au-delà ? On se dit toujours, Hadjah et moi, qu’on va essayer de devenir ce qu’on devrait être depuis longtemps : une vraie capitale intellectuelle, culturelle, mais aussi sociale et politique qui inspire 500 000 Européens et Européennes. Évidemment, si on y arrive, même en partie, il ne faut pas que tout cela s’arrête le 1er janvier 2031. On démarre maintenant, on prendra le temps, on va creuser et écouter.

Carine Fol : Avec une dynamique de biennale, c’est bien ça ?

Hadjah Lahbib : Avant tout, Jan et moi avons beaucoup de plaisir à être présent·es ici. Nous avons visité cette exposition, nous vous avons écouté·es, et nous nous rendons compte que finalement tout ce qui est mis en œuvre ici, toute la logique installée à cause du Covid, résonne pleinement dans la philosophie de la candidature qu’on a remise après la première année de pandémie : Jan et moi nous demandions comment repenser la culture différemment, comment la rendre plus accessible, comment mettre en lumière et en valeur cette diversité bruxelloise, comment mettre tous les grands chantiers du XXIe siècle – démocratie, environnement ou encore durabilité –, au cœur de nos pratiques artistiques et les rendre vraiment accessibles aux populations les plus variées, aux 180 nationalités de Bruxelles.

Puisque nous sommes cette ville-monde, pourquoi ne pas être effectivement cette capitale européenne culturelle sociologique, puisque tout se rassemble ici, que nous sommes un peu ce cœur battant de l’Europe avec une richesse d’identités et de pratiques ?

Nous sommes en phase, ce qui est plutôt rassurant, même si pour le moment nous n’en sommes qu’au stade des idées, mais c’est en rêvant ensemble qu’on peut réaliser nos ambitions. Pour rendre ces idées un peu plus palpables, nous avons imaginé, de façon très humble, de faire un geste, de créer un évènement pour rendre cet horizon 2030 plus concret. Même dans le secteur culturel, où l’on sait qu’il faut du temps pour programmer, pour prévoir, pour créer, 2030 semble loin. Pourtant c’est maintenant qu’il faut s’y préparer. Une candidature devra être remise en 2024. Nous ne serons d’ailleurs peut-être pas les seul·es. D’autres villes de Belgique pourraient aussi le faire même si la Région bruxelloise est la première à avoir affirmé sa volonté de candidater. En 2030 se fêtera de surcroit le bicentenaire de l’existence de la Belgique. Nous espérons tisser des liens avec d’autres villes, francophones ou néerlandophones, comme ont su le faire Bruxelles 2000 ou le Kunstenfestivaldesarts au sein de la capitale en leur temps. Et nous voudrions aller plus loin.
Puisque nous sommes cette ville-monde, pourquoi ne pas être effectivement cette capitale européenne culturelle sociologique, puisque tout se rassemble ici, que nous sommes un peu ce cœur battant de l’Europe avec une richesse d’identités et de pratiques ? On perçoit ce projet comme un laboratoire, avec l’espoir que les manifestations les plus diverses puissent avoir lieu ici. Évidemment nous voulons aussi que ce soit un projet citoyen. Comment y arriver ? Ce sera notre défi. J’entends les problèmes auxquels vous êtes confronté·es, par exemple la mobilisation des associations. En même temps, je suis enthousiaste d’avoir vu une telle file devant le kleine salon. Cette exposition est formidable, et plus encore quand on peut en parler en tête-à-tête. C’est ça aussi, rendre plus accessible. J’ai passé la plus grande partie de ma vie professionnelle à rendre accessible l’art contemporain, – rien n’est plus fantastique une fois qu’on connait l’intention de l’artiste – mais je sais à quel point tout ça peut rester imperméable pour la population au sens large du terme. Les défis sont nombreux, et nous espérons y arriver tou·tes ensemble avec vous.

Jan Goossens : Nous avons donc l’intention humble, comme Hadjah vient de le dire, de ne pas nous enfermer dans un bureau pendant trois ans pour écrire un projet dont personne n’entendra jamais parler. Tout est à construire, y compris les budgets, mais l’idée est d’avoir des formes d’activités culturelles, de programmation, de partage surtout, pendant les étés 2022, 2023 et 2024. Évidemment, en étant en partenariat avec beaucoup de structures, d’artistes, de citoyen·nes du monde de la culture mais pas uniquement, sans avoir l’ambition de faire un festival comme le Kunstenfestivaldesarts, nous exprimons l’intention, la volonté, le besoin d’ouvrir chaque année les portes, de partager ce qui se construit, et en concevoir de nouvelles idées pour la prochaine étape, car il y aura trois étapes d’un an pour arriver à un projet clair en 2024.

Ce que nous devons socialiser entre nous, dans la discussion, c’est l’exception bruxelloise.

Carine Fol : Je propose qu’on se donne rendez-vous d’ici peu. Nous aussi à La CENTRALE nous sommes en train de penser la ville utopique. Toutes les personnes autour de la table ont cette même volonté de fédérer, de repartir de la dynamique de Bruxelles 2000, dont les associations partenaires créées spécifiquement à l’époque comme Bruxelles Nous Appartient-Brussel Behoort Ons Toe ou la Zinneke Parade continuent d’exister, et autour d’institutions comme le Kunstenfestivaldesarts, qui travaille sur toute la Région de Bruxelles-Capitale, ou Kanal, qui essaie en tant qu’institution de générer des ponts, ce qui est également l’objectif de La CENTRALE. C’est une discussion qui, je l’espère, se poursuivra. C’est notre volonté, en vue du projet de 2026, BXL UNIVERSEL III : utopia city. Je laisse le dernier mot à Eric Corijn, partenaire depuis BXL UNIVERSEL I, qui nourrit véritablement le débat en le plaçant au niveau sociologique et politique, ce qui ré-ouvre la vision sur l’art. On ne peut plus penser l’art en se calfeutrant dans une tour d’ivoire, le lien avec la société est fondamental.

Eric Corijn : Ce que nous devons socialiser entre nous, dans la discussion, c’est l’exception bruxelloise. Bruxelles est l’exception parce que c’est la ville la plus multiculturelle d’Europe, mais, encore plus important dans notre réflexion, à l’opposé de villes comme Londres, Paris ou Berlin, qui sont aussi des villes avec beaucoup de diversité, Bruxelles est une ville dans un État faible, dans un État-nation qui s’évapore, dans une Belgique qui n’a pas d’histoire, ou disons qui n’a pas de récit très présent. Donc la tension entre l’urbanité multiculturelle et l’idée de la nation, qui est une tension de tout travail artistique dans les grandes villes d’Europe, existe beaucoup moins à Bruxelles. La diversité, en réalité, est la marque, mais n’est pas confrontée à ce que Bart de Wever appelait Leitkultur, [une « culture dominante » unique] sur laquelle on pourrait travailler en la décomposant, en la décentrant, etc.
Il n’existe pas de référentiel commun. Tout référentiel à Bruxelles est communautaire, et même institutionnellement communautarisé. Cela constitue un grand problème. Chaque artiste qui crée une œuvre a un référentiel trop étroit pour réellement faire ville ensemble. Donc chaque création au niveau intellectuel ou artistique pose de nouveaux problèmes au niveau de l’étroitesse de la spécificité de la proposition ou du produit. J’ai parfois même le sentiment qu’il existe une régression à Bruxelles, c’est-à-dire un repli communautaire, voire identitaire, qui prend des formes assez essentialistes, et qui selon moi risque de devenir une part du problème au lieu de faire partie de la solution.

La diversité, en réalité, est la marque [de Bruxelles], mais n’est pas confrontée à ce que Bart de Wever appelait Leitkultur, [une « culture dominante » unique] sur laquelle on pourrait travailler en la décomposant, en la décentrant, etc.

Donc, comment faire ville ensemble sans État, sans narration d’une nation qui surplombe l’urbanité ? Comment inventer l’urbanité sans nationalité, ou avec une multinationalité dans l’histoire? La diversité en soi est une richesse mais également un problème : si chacun·e se reconnait dans sa diversité, on ne fait pas ville ensemble et on alimente une situation problématique. Un des éléments du défi artistique c’est qu’il devrait précisément sortir du référentiel artistique et culturel, littéraire, etc., pour se confronter aux grands défis comme Jan les a mentionnés: l’art et les défis climatiques, l’art et les défis de l’inégalité, l’art et les défis de la différence, et ainsi de suite. Car je crois que si la nationalité n’existe pas comme référentiel et devient communautariste à Bruxelles, l’universalité non plus.
Ce projet s’appelle BXL UNIVERSEL, mais je n’ai pas vu beaucoup de récits sur ce qu’est cet « universel ». À mon sens l’universel est une chose à construire et à inventer, pas quelque chose qui a été consacré par la Déclaration universelle des Droits humains, ou d’autres déclarations de ce type. Cela pose un cadre très difficile mais excitant sur le plan de la réflexion et même de la pratique artistique et intellectuelle. Peut-on parler d’un secteur artistique vis-à-vis de ces défis ? Je pense que les arts plastiques et les arts vivants sont foncièrement différents à cet égard. Je proposerais pour les débats à venir, pour Bruxelles 2030, etc., d’associer bien davantage les arts plastiques aux questions de mise en forme de la ville, au travail sur le rapport à l’espace public, de les associer aux recherches et aux grands projets de travaux architecturaux avec le Plan Régional de Développement Territorial, etc.

À mon sens l’universel est une chose à construire et à inventer, pas quelque chose qui a été consacré par la Déclaration universelle des Droits humains, ou d’autres déclarations de ce type. Cela pose un cadre très difficile mais excitant sur le plan de la réflexion et même de la pratique artistique et intellectuelle.

Les artistes visuel·les devraient se positionner avec davantage d’ambition : pas uniquement au stade où le square est réalisé et qu’on se propose pour faire un petit monument ou une petite illustration, ou au moment où la nouvelle station de métro est construite et qu’on essaie d’y être pour placer sa propre production, mais plutôt participer à la conception de la ville. Pour être dans le concret, prenons par exemple le référentiel de la dominance de la pierre bleue dans la construction de la ville en Europe du Nord, en regard des mouvements actuels de lutte identitaire postcoloniale. Chez nous il n’y a pas d’azulejos, comme dans les villes méditerranéennes. Et pourquoi, avec l’importante population méditerranéenne présente ici, ce référentiel-là ne serait-il pas introduit à Bruxelles ?
Au niveau du formatage de la ville, si on veut vraiment devenir la capitale de l’Europe, nous pourrions réfléchir à ces référentiels. C’est un grand chantier matériel de l’infrastructure de la ville et je pense que les artistes plasticien·nes devraient davantage se positionner à cet endroit du questionnement. Ce qui m’a fasciné dans cette exposition multipli.city, c’est la place centrale de la coproduction. On voit la patte de l’artiste, mais ce n’est pas celle de l’artiste dans son atelier qui a essayé d’exprimer son for intérieur singulier qu’il ou elle veut exposer aux yeux de toutes et tous : c’est celle d’un travail collectif avec des non-expert·es pour essayer de résoudre un questionnement, une tentative de produire un objet à partir d’un questionnement partagé entre l’expert·e, le ou la professionnel·le et les gens moins informés. Il ne s’agit donc pas d’englober tout le secteur artistique en tant que tel dans cette réflexion mais bien les arts plastiques, qui tiennent selon moi une place spécifique.

Ce qui m’a fasciné dans cette exposition multipli.city, c’est la place centrale de la coproduction. On voit la patte de l’artiste, mais ce n’est pas celle de l’artiste dans son atelier qui a essayé d’exprimer son for intérieur singulier qu’il ou elle veut exposer aux yeux de toutes et tous : c’est celle d’un travail collectif avec des non-expert·es.

Dernière partie de mes réflexions à partir de l’exposition : je lance quelques problématiques qui pourraient faire partie de l’ordre du jour. Il s’agit de créer pour les Bruxellois·es un imaginaire bruxellois qui n’existe pas encore, et cet imaginaire doit forcément sortir du communautaire. Aucune communauté ne peut produire un référentiel pour tout le monde. C’est une particularité de Bruxelles : il n’existe pas de Leitkultur. Je pense donc qu’avec un kaleïdoscope de cultures toutes minoritaires, on doit construire quelque chose qui n’existe pas encore et pas simplement amplifier. L’assimilationnisme classique d’un État-nation qui intègre les nouveaux·elles arrivant·es dans une culture existante ne peut pas fonctionner à Bruxelles. Mais si on est d’accord avec le fait que ça doit être transversal et décentré de ce qui existe, il y a quelques questions qui se posent, et que je propose ici.
Première question : quel est alors cet imaginaire qui va raconter des choses qui n’existent pas encore mais qui pourraient parler au plus grand nombre – au sens non pas quantitatif, mais de plus de gens d’origines différentes ? Là se trouve l’enjeu, car parler à des gens qui nous ressemblent, c’est facile : on n’a qu’à s’exprimer et l’autre se reconnait. Mais là où l’autre ne se reconnait pas, que dire alors et comment l’exprimer ?
La deuxième question est celle de la langue, parce qu’une fois les rapports culturels et artistiques exprimés dans une langue, la question du français à Bruxelles est fortement posée. Le français va rester la lingua franca de Bruxelles. Le grand défi pour la francophonie c’est comment se détacher du référentiel national franco-français ? On ne va pas continuer à parler français en se référant à la grande histoire française. Dans la mesure où nous n’avons pas de média urbain, pas de journaux, tout ce référentiel communautaire français est encore fortement communautarisé et non urbanisé.

Parler à des gens qui nous ressemblent, c’est facile : on n’a qu’à s’exprimer et l’autre se reconnait. Mais là où l’autre ne se reconnait pas, que dire alors et comment l’exprimer ?

Troisième grand défi : qui sont les artistes qui vont faire tout ça ? Je ne pense pas que tou·tes soient prêt·es à relever un tel défi. Je suis assez content que Bruxelles 2030 ne se réfléchisse pas à partir des besoins du secteur artistique. Il n’est pas donné que tou·tes les artistes à Bruxelles soient les porteur·ses d’un bon projet pour Bruxelles 2030. Quels sont alors les artistes capables de se décentrer non seulement de leur ego mais aussi de leur défi personnel ?
Quatrième grand défi : avec quelle population le faire ? Il y a dans multipli.city une grande volonté de donner voix à celles et ceux qui n’en ont pas. J’y suis très favorable. Mais cela ne répond pas nécessairement à l’objectif de création d’une utopie pour la ville, de création du commun. Je ne ne suis pas convaincu que l’expression du particulier des victimes mène à l’expression d’une destinée commune. Et donc faire changer la voix des dominant·es fait aussi partie du projet. Il s’agira d’imaginer un nouveau récit qui ne soit pas seulement l’expression des victimes du système actuel.
Dernière grande question : celle de l’échelle. Quand on débat de ces choses à Bruxelles, ce que je fais depuis des années, il y a toujours des milliers de bons exemples sur tous les défis que j’ai cités – beaucoup trop pour qu’ils se transforment en dynamique commune. Je ne pense pas que la multiplication des projets soit une solution. Il faut plutôt réfléchir à l’échelle à laquelle on peut créer un, deux ou trois bons projets qui parlent à tout le monde. Par exemple le Kunstenfestivaldesarts ou la Zinneke Parade ont véritablement créé un référentiel au début – tout le monde devait réfléchir à la nouveauté et au changement – mais actuellement, on voit apparaitre le risque d’une certaine routine auprès du public. Pour créer le choc du décentrement, de la nouveauté, du fait de sortir de ses propres habitudes, il faut trouver la grande échelle et la bonne initiative. Beaucoup de choses restent à faire, mais le vrai défi, c’est de ne pas importer les recettes d’ailleurs car je pense que Bruxelles est une exception objective. Cela peut nous enthousiasmer car on peut vraiment se comporter comme une avant-garde, comme un vrai laboratoire que d’autres villes belges ou européennes pourront prendre comme source d’inspiration.

Tania Nasielski : Merci Eric. Je propose de donner la parole au public.

 

DISCUSSION

 

Pélagie Gbaguidi : Je voudrais lancer un appel puisqu’on est tou·tes là pour réfléchir à la situation de notre monde aujourd’hui, mais aussi demain. J’aimerais qu’on essaie de résoudre ensemble cette équation : l’art et la culture ont été classés comme secteur non-essentiel pendant la pandémie. Si on ne résout pas cette question-là aujourd’hui, avec nos politiques, avec le secteur associatif, avec la société civile, je pense qu’il est improductif de penser à BXL UNIVERSEL III ou à Bruxelles 2030. C’est un cri que je lance : j’ai été énormément choquée de vivre cet isolement, et de me dire que je vis dans une société où l’on considère que l’art et la culture sont secondaires, ne sont pas vitaux. C’est un basculement de la société, et une question existentielle et profonde que j’ai envie de partager avec vous. Un autre point : il me semble qu’il faut qu’on travaille à une nouvelle sémantique pour accompagner les grands défis sociétaux et les grands changements. Qu’est-ce que la « diversité » ? Il faut qu’on arrive à se repenser sans ces mots-valises, sinon on est dans une ritournelle, dans une répétition. Il ne s’agit pas de changer le mot diversité en en inventant un autre. Il faut que nous-mêmes nous puissions nous transformer et aller au-delà de ces chaines qui nous emprisonnent.

Il faut qu’on travaille à une nouvelle sémantique pour accompagner les grands défis sociétaux et les grands changements. Qu’est-ce que la « diversité » ? Il faut qu’on arrive à se repenser sans ces mots-valises, sinon on est dans une ritournelle, dans une répétition.

Hadjah Lahbib : C’est précisément parce que la culture avait été considérée comme non-essentielle que Jan et moi nous sommes mis à nous parler de la situation, du désarroi des acteurs et actrices du monde culturel. On s’est dit qu’il fallait que ça bouge, qu’il fallait commencer par changer les mentalités. Donc oui, on est choqué·es tout autant que vous. Et je peux vous dire que la culture m’a terriblement manqué, tout autant qu’à vous, alors que j’y avais accès quand même étant privilégiée par ma profession, et que les premiers spectacles auxquels j’ai assistés après m’ont sans doute confortée dans cette idée que la culture, les artistes, sont des sentinelles de nos sociétés, face aux dangers qui pointent leur nez.
On a dit qu’on allait faire en sorte que notre programme s’empare des grandes questions de société que sont l’environnement, la diversité, etc., tous ces mots-valises parce que ce le sont tous, qui nous mènent dans des chemins pleins d’écueils: on peut faire pire que mieux au nom de la diversité, de l’environnement, du climat, etc. Mais oui, on est concerné·es, tout autant que vous. Nous avons conscience que ce sont nos pratiques culturelles qu’il faut changer, la vision tant des politiques que de la population – parce qu’on n’a pas assisté à des grandes marches et à des manifestations de citoyen·nes pour avoir accès à la culture, donc le problème il est dans tous les sens. Qu’est-ce qu’on a raté pour qu’il n’y ait pas d’émeutes devant le National, la Monnaie ou que sais-je ? Cette question se pose certes au secteur politique, au secteur culturel, mais aussi aux citoyennes et citoyens, et c’est une réflexion qu’on doit mener tou·tes ensemble en changeant les pratiques.

Sabine de Ville : Sur cette question de l’essentiel, je voulais évoquer un livret que Culture & Démocratie a publié il y a peu, et qui est intitulé À l’essentiel !. L’interrogation que nous devons poser aujourd’hui c’est : qu’est-ce que la culture d’une société qui en finit par définir la vie et l’expérience culturelle comme une expérience anecdotique ? Ce pourrait être un fil intéressant pour 2030 que de se placer là, pas seulement dans un renouvellement des pratiques, mais aussi dans un renouvellement du récit tel qu’Eric l’a proposé, à travers une véritable interpellation de ce qu’est la culture de notre société, de ce que sont ses valeurs, ses priorités. C’est peut-être là qu’on peut mobiliser. Peut-être à l’échelle bruxelloise, mais encore mieux à l’échelle d’un pays ou de l’Europe.

La métaphore de passer le micro est essentielle dans la construction d’un autre imaginaire. Quel genre d’imaginaire ? Qui a la possibilité d’écrire ces imaginaires et comment le faire ?

Tania Nasielski : Une remarque liée à quelque chose que nous avons entendu ce matin : il y avait un débat autour des imaginaires et l’une des participant·es, Baobab van de Teranga, nous a dit : « Arrêtons de parler, ce qu’il faut, c’est faire. » Bon, c’est un peu contradictoire, et il faut quand même se parler pour pouvoir faire ensemble, mais ça me renvoie à ce que Pélagie nommait des mots-valises, et qui font effectivement partie, pour la plupart d’entre nous, de déclarations de bonnes intentions parce qu’on est bien obligé·es de passer par là. C’était intéressant aussi d’entendre beaucoup pendant tout ce week-end, l’importance de donner une voix aux personnes invisibles ou invisibilisées. Et c’est d’ailleurs une autre question : comment rendre les personnes invisibilisées visibles et audibles ?

Carine Fol : Il y a quand même énormément d’actions qui se font à Bruxelles comme Toestand, comme Allee du Kaai, Cultureghem, qui sont des lieux de rencontre et qui font, pour reprendre le terme de tout à l’heure, le trait d’union.

Daniel Blanga Gubbay : Sur cette question des voix invisibilisées – qui parle, et de quelle manière, au nom de qui ? –, il y a une phrase de la sociologue Su’ad Abdul Khabeer qui dit « You don’t have to be a voice for the voiceless. Just pass the mic. » (Pas besoin d’être la voix pour ceux et celles qui n’en ont pas. Passe juste le micro.) Je pense que la métaphore de passer le micro est essentielle dans la construction d’un autre imaginaire. Quel genre d’imaginaire ? Qui a la possibilité d’écrire ces imaginaires et comment le faire ? Pas seulement se demander comment on peut impliquer d’autres voix mais aussi qui a accès au micro, et à cette construction collective d’un imaginaire ou de ces imaginaires pluriels. Ce sont bien sûr des questions ouvertes.

Carine Fol : Ouvertes et aussi très délicates : ce sont des questions qui nous poussent à l’humilité, nous en tant que responsables de lieux qui parlons et pour les artistes et pour tou·tes les participant·es. Ces questions soulignent aussi parfois une forme d’instrumentalisation des voix de celles et ceux qu’on n’entend pas, et ça c’est vraiment quelque chose qui nous interpelle énormément dans notre travail, par rapport au pouvoir que nous avons en tant que commissaires d’expo, de directeur·ices d’institution, de festivals, etc.
Pour terminer, je tiens à remercier tou·tes les artistes, les participant·es, les associations et l’équipe de La CENTRALE. On se donne rendez-vous pour la prochaine exposition de La CENTRALE mais aussi dans cinq ans, pour BXL UNIVERSEL III.

 

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