Conclusions et perspectives par Luc Carton

01-11-2023

1. Mise en œuvre dʼune Plateforme

La relative nouveauté de la problématique des DC pour les acteur·ices et le caractère récent de la mise en œuvre du décret soulignent lʼampleur, la complexité et la nécessité de la tâche. Pour toute partie prenante, plus que sʼapproprier une méthode et des outils, il sʼagit dʼune « reconfiguration » des manières de voir et de faire la conception et la programmation dʼune action culturelle à moyen et à long termes.
En sʼéloignant de la politique dʼoffre, la problématique des DC invite les acteur·ices culturel·les à sʼaventurer « hors les murs » et à susciter, auprès des populations, associations, personnes et groupes, « par, pour et avec elles », un mouvement de questionnement sur des enjeux sociétaux contemporains, base à présent pour penser in situ les fondements de lʼaction culturelle. La « boucle procédurale » instituée par le décret du 21 novembre 2013 engage une mutation qui résonne loin – jusquʼaux politiques publiques de la culture au niveau territorial – et profond – à lʼintérieur même des métiers, rôles et fonctions des professionnel·les des arts et de la culture.

2. Puissance de lʼexpérience historique de la démocratie culturelle

Lʼémergence de la référence aux DC en Belgique francophone sʼinscrit dans une histoire déjà longue dʼune cinquantaine dʼannées, marquée par lʼancrage puissant des politiques culturelles dans le courant de la démocratie culturelle. Pensons à lʼarrêté de 1970 sur les CC et le décret de 1976 sur lʼÉducation permanente/populaire qui balisent, dans un premier temps, la constitution de la démocratie culturelle comme « régime » démocratique plus que comme orientation des politiques culturelles. Le renouvellement des décrets relatifs à lʼÉducation permanente, en 2003 et surtout en 2018 ; aux CC, en 1992, 1995 et surtout en 2013 ; en Jeunesse, en 2000 ; en Lecture publique en 2009 ; aux Centres dʼExpression et de Créativité en 2009 convergent pour redonner une force instituante au courant de la démocratie culturelle. En ce sens, le choix du référentiel des DC pour refonder le décret des CC en 2013 souligne lʼactualité du paradigme de la démocratie culturelle et lui confère une légitimité nouvelle qui régénère sa force instituante, son ouverture au réel.

3. Le paradigme culturel ou la centralité du conflit culturel

La référence aux DC émerge au début des années 2000, quand la Déclaration universelle de lʼUnesco sur la diversité culturelle de 2001, puis la Convention de lʼUnesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles en 2005, instituent « la Culture au pluriel » et la diversité des cultures comme patrimoine essentiel de lʼhumanité. Cette émergence prend particulièrement sens à la lumière des développements récents du « capitalisme informationnel », du rôle structurant des industries culturelles, de lʼavènement dʼune troisième révolution civilisationnelle de la communication. Dʼautant que la pandémie de Covid-19, comme « fait social total » vient à son tour souligner la dimension culturelle des conflits sous-jacents de nos sociétés : le questionnement sociétal autour de « lʼessentiel » constitue comme enjeu central le sens et/ou le non-sens du travail, de la consommation, du système productif lui-même, destructeur des écosystèmes, voire de lʼhumain en nous.

4. Entre droit et culture, une tension à interpréter de manière active

Lʼune des difficultés inhérentes à la problématique des DC tient à lʼincertitude qui pèse sur le sens à donner à la notion de culture. Dans le sens commun, comme une longue tradition des politiques publiques depuis les années 1960, définissent la culture comme un secteur ou un champ, entre référence aux Beaux-Arts et Patrimoine, dʼun côté, et « société des loisirs » de lʼautre.
Cette référence « sécurise » lʼhorizon des métiers, rôles et fonctions des acteur·ices du champ culturel. Contrastant avec cette acceptation dominante, la référence aux DC prend appui sur une définition anthropologique de la culture. Cʼest le choix de lʼUnesco dès la Déclaration de 1982.

Cette acceptation anthropologique se précisera dans la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels de 2007 et dans lʼObservation générale 21 du Comité des Droits économiques, sociaux et culturels de 2009. Les DC sont alors définis comme « […] les droits de chacun, individuellement et collectivement, ainsi que les droits des groupes de personnes, de développer et dʼexprimer leur humanité, leur vision du monde et la signification quʼils donnent à leur existence et à leur épanouissement par lʼintermédiaire, entre autres, de valeurs, de croyances, de convictions, de langues, de connaissances, de lʼexpression artistique, des institutions et des modes de vie. »

5. Une tension dans le Décret du 21 novembre 2013 sur les CC

Dans le décret lui-même, on perçoit le balancement entre la référence au droit à la culture, dʼune part, affirmée dans lʼarticle 1er et dont les propriétés sont déclinées dans ce même article et la référence aux DC, dʼautre part, mieux perceptible dans le prescrit de lʼarticle 2, où la mission des CC est notamment « [dʼ]augmente[r] la capacité dʼanalyse, de débat, dʼimagination et dʼaction des populations dʼun territoire, notamment en recourant à des démarches participatives […] ».
Pour asseoir la légitimité de ces tensions créatrices, le décret de 2013, faisant référence à la définition de la culture que propose la Déclaration de Fribourg, énonce, dans son article 1er/9° :
« […] Droit à la culture : au sein des droits humains, lʼensemble des droits culturels tant en termes de créances que de libertés, individuelles et collectives […] » Soit que la partie (droit à la culture) contient le tout (droits culturels) et, plus encore, si lʼon y inclut les dimensions culturelles des autres droits humains, bien sûr.

6. Les droits culturels, creuset de lʼaction

Que penser de cette relative confusion, à la lumière des travaux réalisés à lʼoccasion de cette première convention pour une Plateforme dʼobservation des droits culturels dans les CC ?
Des enseignements peuvent être tirés :
a.
Le besoin dʼune clarification du prescrit décrétal qui intégrerait – sans les exclure – les trois acceptations citées ci-dessous, dans une architecture globale :
a.I
le droit à la culture, défini par les moyens de sa mise en œuvre autour de la notion de « Fonction culturelle ».
a.II
Les droits culturels, définis par les finalités que porte la définition anthropologique de la culture, dont, en ordre principal : exprimer son identité et construire sa subjectivité, exprimer son humanité, élaborer sa vision du monde, donner un sens à son existence et à son développement. Les huit droits culturels énumérés par la Déclaration de Fribourg proposent un ensemble cohérent des droits porteurs de ces finalités.
a.III
Les dimensions culturelles des droits humains : il sʼagit là de la dimension la plus large du potentiel dʼaction des DC, au nom du principe de leur indivisibilité, dʼune part, et la nécessité dʼintégrer leurs interdépendances dans la mise en œuvre des droits humains, dʼautre part. Encore largement en chantier, ces dimensions sont dʼores et déjà largement présentes dans les pratiques des CC autour des questions de cohésion sociale, dʼaménagement du territoire, du droit au logement, de lʼéducation à lʼenvironnement, etc.
b.
La cohérence entre dynamiques internes et externes du travail des CC : développer lʼexercice des DC des populations passe nécessairement par un meilleur exercice des DC des travailleur·ses des CC. Dans le même sens, on observe que les dynamiques mises en œuvre dans lʼanalyse partagée du territoire se prolongent, dans les CC, par la nécessité dʼune organisation du travail plus transversale, décloisonnant métiers, rôles et fonctions jusquʼà présent dissociés.
c.
La difficile observation des dynamiques de subjectivation : sʼagissant, de manière essentiellement intérieure et intime, dʼun processus de subjectivation, de construction du sujet, qui dʼautre que le sujet lui-même, éventuellement associé à dʼautres, suivant lʼexercice individuel ou collectif des DC, pourrait prétendre à connaitre la réalité, la qualité ou lʼintensité de lʼexercice dʼun ou plusieurs DC ? Les travaux réalisés dans la présente recherche en attestent : lʼobservation portée par les « récits » ou interviews des équipes des CC est, pour lʼessentiel, limitée à scruter le déploiement de lʼaction culturelle, aux « lisières » de lʼimplication des personnes et des groupes ; le « point de rencontre » entre cette action culturelle et les sujets des DC reste nécessairement dans une zone dʼincertitude et dʼinterprétation ouverte.
d.
Observer plus en profondeur suppose de commencer à prendre les moyens dʼune démarche plus ample et plus longue, celle où les sujets des droits sʼengagent dans le récit de ce qui leur advient dans le déploiement même de lʼaction culturelle, au creux de lʼimplication personnelle. Cela peut prendre le chemin de la création artistique ou explorer la voie de la méthode de lʼanalyse en groupe. Entre ces deux polarités, les contributions des personnes et des groupes peuvent mobiliser la pluralité des langages et la diversité des pratiques culturelles et artistiques, au plus près de lʼaction de CC, quand celle-ci fait largement place à la confiance des équipes dans la puissance culturelle des personnes, seules et en commun. Cette notion de confiance est elle-même la clé des dynamiques dʼÉducation permanente/populaire dans les CC.

7. Les conditions externes favorables ou défavorables au déploiement des droits culturels

Une leçon collatérale du travail dʼobservation des DC a trait à la grande fatigue des équipes et des directions des CC. La pandémie de Covid-19 a lourdement pesé sur lʼaction culturelle à travers les mesures de confinement et la différence de traitement entre les secteurs marchand et non-marchand. À cela sʼajoute une difficulté structurelle liée à un sentiment de constante nécessité de la justification. Cette incessante nécessité se transforme en épuisement quand il devient nécessaire, pour des raisons de survie économique et sociale, de répondre à différents appels à projets, chacun générant sa propre logique de justification. Enfin, insistons sur les rythmes de production des documents administratifs, notamment dans les suites du décret de 2013. Pour ces raisons, il nous semblerait précieux dʼenvisager de porter au moins à sept ans – et non cinq comme actuellement – la durée des contrats-programmes des CC. Cette réflexion sur les rythmes des contrats-programmes devrait également prendre en compte la question de la temporalité de la dynamique dʼévaluation des décrets. La qualité de lʼaccompagnement des acteur·ices culturel·les par les services du gouvernement – Administration & Inspection générale de la Culture – est un dernier facteur essentiel de la conduite des politiques culturelles complexes, aptes à favoriser lʼexercice des droits culturels des populations. La relation de confiance entre services de lʼÉtat et acteur·ices culturel·les est fondatrice dʼune chaine continue de relations de confiance vers les équipes, les partenaires et les destinataires de lʼaction culturelle. La présence de lʼInspection sur le terrain peut contribuer à consolider lʼautonomie des CC dans dʼéventuels rapports de force avec les pouvoirs communaux.

8. Mobiliser les droits culturels dans lʼensemble des politiques culturelles ?

Cʼest lʼorientation que propose dʼadopter le rapport « Un futur pour la culture » remis à la Ministre Linard, en juillet 2020 : « Ce plan de relance prend comme boussole les droits humains, et en particulier la protection et la promotion des DC (droit de liberté de création ; droit de protection, promotion et accès à la diversité culturelle ; droit de participation à la vie culturelle ; renforcer les résiliences des politiques culturelles, notamment quant au changement climatique). Lʼopportunité des orientations générales du rapport sʼimpose avec dʼautant plus de force que les principes directeurs de divers décrets culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles (cfr supra 2) en Éducation permanente, en Lecture publique, en CEC, politiques de jeunesse et dʼenseignement avec le PECA), servent explicitement des finalités semblables ou proches, relevant du même courant de la démocratie culturelle. On peut donc imaginer construire pas à pas une politique culturelle territoriale suscitant et agençant de nombreuses coopérations, alliances et partenariats entre les divers acteur·ices clés des politiques culturelles autour de la « boussole » des DC.

9. La politique culturelle comme politique transversale

Cette « boussole » des DC conduit déjà de nombreux·ses acteur·ices, dont les CC, à se saisir dʼenjeux sociétaux cruciaux : les questions dʼenvironnement, des écosystèmes et du vivant, les questions dʼurbanisme et dʼhabitat, dʼalimentation et dʼagroécologie, les enjeux de cohésion et de solidarité sociales, par exemple, se dégagent souvent des démarches dʼanalyse partagée du territoire conduites par les CC. Cʼest là que lʼexercice des DC se prolonge en questionnement sur les dimensions culturelles des droits humains et nourrit les prémisses dʼune démocratie plus réflexive, plus délibérative et plus culturelle. Cela nʼest pas sans poser, parfois, de difficiles questions de susceptibilité politique, quand le travail de la culture questionne, même symboliquement, les dimensions culturelles des « autres » politiques publiques communales. Une affirmation plus explicite et plus forte de la transversalité de la politique culturelle, au niveau communal et régional, serait donc la bienvenue ! La sensibilisation des édiles communaux à ces problématiques nous parait de première importance.

10. Une ambition politique pour une Plateforme de mobilisation des droits culturels

Quelques enseignements de cette première recherche initiant une Plateforme dʼobservation des droits culturels :
a.
La dynamique de coopération entre acteur·ices, largement retardée par les effets de la pandémie, a commencé à faire preuve dʼune belle maturité, dont les premiers effets ont été unanimement reconnus lors de la journée dʼinformation et dʼexpérimentation du 13 décembre 2021.
b.
Lʼobservation entamée dans/par et avec les CC est appelée à se prolonger : le travail de défrichage et dʼexpérimentation peut maintenant faire place à lʼaccompagnement de démarches dʼexpression et de récit des groupes impliqués dans lʼexercice des DC.
c.
Pour autant, il semble également opportun de sʼengager dans de nouvelles démarches de mobilisation des DC dans des « secteurs culturels » proches, voire potentiellement alliés aux CC.
d.
Nous pensons en priorité aux associations reconnues pour leur action dʼÉducation permanente, tant le prescrit du décret modifié en 2018 parait pouvoir remarquablement rencontrer lʼexigence des DC. En particulier, le référentiel dʼévaluation proposé par la circulaire du 7 mars 2018, qui précise lʼinterprétation de lʼarticle 1er du décret, facilite explicitement cette convergence. Lʼon pourrait également, avec la même pertinence, solliciter lʼintérêt de tous les secteurs et modes dʼaction relevant de lʼautorité de lʼAdministration générale de la culture : Lecture publique, CEC, Jeunesse, Arts vivants, etc.
e.
Le choix dʼune question de société suffisamment large pour mobiliser une pluralité dʼacteur·ices culturel·les permettrait à la Plateforme dʼobservation des droits culturels de proposer, dans divers territoires, un programme commun de mobilisation des DC prioritairement porté par des CC et des associations dʼÉducation permanente, quitte à sʼouvrir, ponctuellement, à dʼautres contributions (Lecture publique, CEC, Maisons de Jeunes …) La problématique du care, couvrant notamment la santé publique et le soin aux personnes (petite enfance, personnes âgées et dépendantes, personnes en situation de handicap, personnes affectées de maladies chroniques…), pourrait constituer un premier banc dʼessai passionnant. Lʼon pourrait également solliciter lʼintérêt dʼune grande diversité dʼacteur·ices culturel·les autour de la question de la transition écologique.
f.
Prolonger et déployer les dynamiques initiées lors de cette première convention et assumer en même temps le pilotage dʼune recherche nécessairement portée avec les acteur·ices de terrain eux·elles-mêmes, au long cours, suppose des moyens humains nettement plus étoffés que le mi-temps financé par la convention 2019-2021. Dʼautant quʼune pluralité de fonctions parait devoir être assumée de manière coordonnée : conduite de la recherche, supervision du travail dʼexpérimentation conduit par des équipes de terrain, traitement coordonné de lʼinformation sur les problématiques et les pratiques des DC, formation dʼacteur·ices de terrain.