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IV - Les frontières symboliques expériences sensibles

Constellations de l’exil

Entretien avec Karolina Markiewicz et Pascal Piron

12-12-2018

De documentaires en installations vidéo, d’installations en expériences virtuelles, les artistes et enseignant·e·s Karolina Markiewicz et Pascal Piron interrogent le langage de l’image à partir de ses différentes formes.
Un questionnement sur notre société à travers les thèmes de l’exil des jeunes et des questions mémorielles.

Propos recueillis par Kristel Pairoux, CLAE Luxembourg

L’exil, et plus particulièrement l’exil à l’adolescence sont des thèmes récurrents de votre travail ?
Karolina Markiewicz : Oui. Notre travail autour de ces thèmes a débuté avec Les Formidables. Il s’agissait d’un film et d’une installation vidéo autour des migrations de cinq adolescents pour une exposition collective qui s’est déroulée au CarréRotondes, un centre culturel niché au cœur de la ville de Luxembourg. Suite à cela, nous avons recentré notre travail sur des adolescents, non de l’immigration au sens large mais demandeurs d’asile et réfugiés. Mos Stellarium est né de témoignages que nous avons recueillis auprès de nos élèves. On l’a présenté dans des espaces muséaux et à la biennale de Venise pour le Lichtenstein. À notre sens, il est important de nous confronter à la fois à un public de cinéma, un public plutôt classique de documentaire, mais également – à travers l’installation muséale – à un public qui n’est pas acquis. Nous avons en effet souvent constaté, lors de projections-débats, que l’on prêche des convaincus. Il était dès lors intéressant pour nous de passer par l’installation vidéo non seulement de manière artistique, formelle, mais également pour amener le contenu dans un environnement différent, loin des citoyens engagés pour la cause et des associations humanitaires.

Le titre du film fait référence à l’opération Mos Maiorum ?
K. M. : Mos Maiorum était une action policière qui s’est déroulée en octobre 2014 lors de la présidence italienne du Conseil de l’Europe. Cette opération – il s’en déroule régulière-ment – était mise en place dans les différents États membres de l’Union européenne pour collecter un maximum d’informations sur les réseaux organisés de l’immigration dite clandestine, afin de retracer les parcours et filières des passeurs en vue de les arrêter. Seuls quelques-uns ont été piégés pendant cette action, mais par contre des milliers de demandeurs d’asile ont été appréhendés.

Les constellations (stellarium) sont des images créées comme des liaisons entre différents points qui correspondent aux étoiles. On tente de trouver un sens dans la lecture de ces images et d’en faire découler des règles et des lignes de vie au quotidien, des comportements sociétaux. Là où les constellations n’ont rationnellement pas d’impact sur la vie, celles que représentent les migrants ont un lien direct avec nous. Les règles éthiques que nous pouvons en tirer proviennent de nous-mêmes, par le biais du visionnage, de l’observation, de la réflexion, de l’introspection. C’est également une réflexion que l’on a développée par rapport au discours médiatique et à la terminologie : qu’est-ce qu’un migrant, un réfugié, un exilé, un passeur ? Et comment cela s’entend-il aujourd’hui ? Par exemple, durant la Seconde Guerre mondiale, les passeurs étaient des héros. Aujourd’hui, ce sont des criminels.

La poésie est l’un des fils rouges de votre travail ?
Pascal Piron : Oui, c’est lié à notre background d’artiste… Le principe est de ne jamais documenter quelque chose juste de manière descriptive mais de trouver le moyen de nous exprimer sur la réalité en l’appréhendant à un autre niveau, de l’interpréter, la façonner pour créer quelque chose qui raconte les faits que nous traitons mais aussi quelque chose de plus universel sur l’humanité.

Cette poésie, on la retrouve dans la réalisation de Mos Stellarium, alors que les propos, le vécu des jeunes sont très durs. Une dichotomie voulue entre les souffrances de ces jeunes et la douceur de la réalisation ?
P. P. : Quand les jeunes nous parlaient, ils utilisaient un langage très poétique pour expliquer leur situation, avec beaucoup de métaphores, et de notre côté nous ne voulions pas faire un reportage avec des statistiques mais plutôt mettre l’accent sur de jeunes êtres humains, complexes, pleins d’espoir et d’envie de vivre. Nous avions vraiment le désir de montrer le côté humain derrière les chiffres et c’est pour cela qu’une approche poétique nous semblait pertinente.

Pourquoi cet engagement par rapport aux situations d’exil ?
K.M. : Je suis moi-même fille de réfugiés polonais. Mes parents sont arrivés au Luxembourg dans les années 1970 alors que la situation en Pologne était vraiment compliquée pour les personnes réfractaires au régime soviétique. Il y a eu beaucoup d’exils dans ma famille, également durant la Seconde Guerre mondiale.

P. P. : Je n’ai pour ma part aucune histoire récente d’immigration dans ma famille. Je suis Luxembourgeois depuis un certain nombre de générations. Pour moi la question de l’identité et de la nationalité ne s’est jamais vraiment posée, c’était une chose qui était là naturellement et à laquelle je n’attachais pas d’importance. Je ne suis pas particulièrement fier ou triste d’être né Luxembourgeois. J’ai commencé à réfléchir sur le fait que la chance – ou la malchance – de naitre dans un pays est aléatoire. Si l’on vit dans des zones de conflit ou de guerre et qu’on les quitte pour se réfugier ailleurs, ce n’est pas un choix. Pour moi, ce n’était pas un choix non plus d’être né de ce côté-ci. Je me suis alors intéressé davantage à cette loterie des nationalités et de la chance d’être « bien né » : je suis une personne blanche de sexe masculin née en Europe – j’ai réellement gagné le gros lot ! La crise politique qui a fait suite à l’arrivée des réfugiés m’a fait réfléchir à ma condition. Je me pose également la question de ce que serait mon positionnement en cas de guerre. Prenons le cas de la Seconde Guerre mondiale : je suis Luxembourgeois et non Allemand… mais est-ce parce que je suis né à 20 kilomètres du bon côté de la Moselle que je suis un meilleur être humain ?

L’interdisciplinité, c’est justement une manière de dépasser ces frontières ?
P. P. : C’est une envie d’apprendre, de faire de nouvelles découvertes, de sortir de sa zone de confort.

K. M. : De comprendre aussi. À chaque fois que l’on fait un projet, on découvre tellement de nouvelles facettes de compréhension du monde et de l’existence…

La question mémorielle, historique, est également au cœur de votre réflexion ?
P. P. : Oui, la mémoire est liée à l’histoire. Elles peuvent servir à façonner, retravailler la réalité. L’histoire est un perpétuel remix de la réalité. Ce n’est pas quelque chose de statique, l’histoire est très vivante et c’est intéressant de travailler avec cette notion de mémoire, qui nous dirige qu’on le veuille ou non et qui a une grande influence sur notre réalité contemporaine.

K. M. : Nous avons beaucoup travaillé ces dernières années sur comment interpréter l’histoire. Comment se forment les mythologies ? Comment les histoires personnelles deviennent-elles des mythes ? Comment des gens ordinaires deviennent-ils des héros ou des criminels ? Nous abordons cette question dans des courts-métrages-essais intitulés Side effects of reality, dans lesquels nous interprétons à chaque fois un fait historique personnel ou issu d’une histoire collective. Nos films portent beaucoup sur la Seconde Guerre mondiale car il nous semble que nos sociétés ne l’ont pas encore complètement digérée. Cela se voit un peu partout, avec la renaissance de l’antisémitisme, les traductions historiques divergentes. On réécrit l’histoire. Nos courts-métrages sont fictionnels mais nos images pourraient être de l’ordre du documentaire. On fait se chevaucher ces images avec des textes que l’on écrit et qui ont une tendance poétique. On essaie d’extirper un maximum de poésie dans les récits historiques.

Votre travail autour de l’image est en perpétuelle évolution, renouvellement… ?
K. M. : Effectivement. Nous sommes actuellement en pré-production d’une expérience virtuelle qui sera sur la même thématique. La migration d’un jeune et la poésie. Comment les jeunes survivent à ces calvaires par le biais de leur ancrage culturel : ils chantent des chansons ou se murmurent des textes qu’ils ont appris, qu’ils soient seuls ou en famille. La culture est partagée aussi par des familles qui sont en chemin. Nous avons entendu beaucoup de témoignages autour de cette transmission et nous avons voulu raconter cette histoire sous une forme différente, avec cette technologie qu’est la réalité virtuelle, qui nous semble importante à exploiter dans ce contexte.

P. P. : La réalité virtuelle est un nouveau médium qui permet de créer des expériences très fortes. Nous ne savons pas encore où cela va nous mener.

K. M. : Il y a une drôle de dichotomie entre le réel et le virtuel. Pour créer une expérience virtuelle efficace, où on est vraiment dans l’immersion, il faut l’ancrer un maximum dans la réalité. À quel moment sortons-nous de quelle réalité ou de quelle virtualité ? C’est très intriguant pour ceux qui travaillent dans la réalité virtuelle… Ce n’est ni du cinéma, ni du théâtre, ni du jeu vidéo. C’est quelque chose de nouveau, une nouvelle forme d’art par laquelle on peut susciter de l’empathie. Il existe des expériences à 360 degrés où l’on se retrouve dans un camp de réfugiés en Jordanie… mais ce n’est pas le genre d’expériences que l’on recherche. Il nous importe de créer un contenu qui est à mi-chemin entre le réel et le virtuel, où l’on peut se perdre et se retrouver après, peut-être. My identity is in expand est un projet qui sera ancré dans une installation artistique, avec des éléments documentaires issus de la réalité que le jeune exilé traverse et un poème de Mahmoud Darwich, qui est d’après nous le poète qui a le mieux exprimé l’exil.

Votre création artistique, c’est une manière pour vous de ne pas rester silencieux ?
K. M. : Notre art n’est pas une forme de militance. Je trouve personnellement que l’art est parfois beaucoup trop bavard et que ce serait idéal d’avoir un travail extrêmement silencieux en contraste avec toute cette complexité, ce bavardage ambiant et toutes ces images qui nous parviennent. Ce que l’on fait, c’est traiter la réalité de manière plus lente pour permettre de la comprendre.

P. P. : Nous essayons de dire, par le langage de l’image, des choses que nous ne pouvons pas communiquer par la parole.

K. M. : Mais c’est un langage tout aussi complexe, nous sommes très attentifs à l’apprentissage, à la transmission de ce langage qu’est l’image. J’ai l’impression – peut-être que c’est l’âge qui fait cela – qu’il n’existe presque pas de possibilité d’objectivité, qu’il n’y a que la possibilité de la subjectivité. Autant essayer de comprendre et de travailler cette subjectivité, de la construire et de la reconstruire à nouveau mais d’une manière plus poétique, plus lente.

 

Image : ©Élisa Larvego, Sans titre, de la série Sculptures mobiles, 2007