Ce qui se passe à Calais, dans cette terre de la finitude où la mer a perdu son horizon, nous oblige à bouleverser notre pensée sur les itinérances, les émigrations, les exils et le nomadisme.
Qui sommes-nous pour évoquer ces drames en affirmant que ce sont des questions humaines? Pas seulement des questions politiques, n’est-ce pas, sociologiques, économiques, que sais-je, toutes ces données destinées à être froidement analysées par ces spécialistes qui savent si bien transformer les humains en chiffres en nous privant de toute empathie à leur égard ? Pas seulement non plus des narrations purement émotionnelles qui nous tirent des larmes en nous soulageant du poids de la culpabilité sans nous offrir aucune possibilité d’action. En affirmant qu’elles nous concernent tous.
Humaines, certes, ces questions, mais il faut traduire en langage sensible ce qu’elles doivent à des stratégies – humaines elles aussi – de nature politique, économique… L’émotion ne doit pas occulter la conscience des causes et des logiques qui réduisent l’humain à l’objet. L’aventure humaine, lorsqu’elle s’arrête à Calais, rappelle les fragilités et les mensonges, les rêves et les souffrances sur lesquels elle repose. Pour les faire entendre et comprendre, des travailleurs des arts et de la culture sont en train de lui inventer un langage universel et d’imaginer d’autres manières de la penser.
On pourrait dire avec emphase et complaisance que l’artiste est lui aussi un voyageur, ce qui au fond est vrai, mais ce serait un peu facile si l’on compare avec le destin de ces gens. Toutes les bonnes intentions du monde ne doivent pas empêcher de penser la création en terme de paradoxe. On pourrait dire que la création, l’expression symbolique, est ce qui permet de survivre lorsque tout est perdu et l’on pourrait même ajouter que c’est lorsque tout est perdu que l’archer tire juste et que sa flèche atteint sa cible à coup sûr.
On n’ira pas jusqu’à dire que les drames sont souhaitables, non, loin de là, mais il faut aussi rappeler que sans difficultés le geste de l’art n’a pas de raison d’être. Il faut donc rechercher la difficulté pour que l’art puisse lui répondre et ne pas se contenter d’être un divertissement.
Céline De Vos, interrogeant les postures de l’artiste militant, pose le paradoxe de la création engagée: « Comment être les deux à la fois? Créer une forme esthétique à partir d’une cause alarmante suppose le risque de trahir l’authenticité des faitsn. » Cette authenticité repose sur une lecture qui, ici et maintenant, à Calais et autres lieux de même nature, s’appuie sur des critères arrêtés par des siècles d’immobilisme et de sédentarité. Comment comprendre l’itinérance avec des mots qui prennent corps et sens dans l’organisation d’un espace figé? C’est ce qui rend la parole des migrants si difficile à percevoir: notre oreille ne perçoit que les mots auxquels elle s’est faite. Derrière la réalité du camp où leurs pas ne les conduisent plus nulle part, leur parole a du mal à faire entendre le réel de l’errance. Percevoir le réel exige d’entendre ce qu’il y a derrière les mots de chacun, d’en saisir la profondeur de vie, avec les images, les sons, les ciels, les tourments et les blessures que diffracte chaque jour qui passe. La question posée ici est de savoir si le geste artistique est capable d’être cette autre oreille qui parle…
S’il y a quelque chose d’indicible dans l’horreur que des hommes font subir à des hommes, c’est bien sûr d’abord que c’est insupportable, mais c’est aussi et peut-être surtout parce qu’une phraséologie froide, hypocrite, déshumanisante tente de ramener le drame de l’égoïsme et de l’indifférence à l’autre au rang de faits et de chiffres. Et si il y a une chose dont l’art est capable lorsque son fer est porté au feu, rougi à blanc, c’est de nous faire ressentir uniment dans nos esprits et nos corps la communauté de destin des humains.
Mais il faudrait que ça serve réellement à quelque chose, que ça agisse, que ce ne soit pas seulement un alibi, pas seulement un peu de beauté issue de l’horreur pour masquer cette dernière. Et pour cela, il faudrait que la façon d’envisager les pratiques de l’art soit différente, que ce geste soit inséré comme un acteur véritable à l’intérieur de nos sociétés, comme le sont les rituels dans la culture des villages d’Afrique. Un outil au service de la communauté, dont le but est de réparer, soigner, donner à comprendre, faire rire pour dédramatiser, effrayer pour empêcher le pire, un outil dont l’effet est pris en compte par l’ensemble de la communauté en question. Notre société a rendu l’art inopérant en le séparant du réel. Alors, à quoi sert l’art, lui qui ne saurait jamais être totalement quantifié, dans ce contexte où l’imaginaire ne trouve plus sa place, dans un réel désenchanté? À quoi peut bien servir notre démarche?
Pour que l’art, parole symbolique et sensible, trouve cette place, il va falloir lui inventer d’autres modalités, lui trouver d’autres formes, lui donner d’autres lieux que ceux qui l’apparentent à de la production marchande et marchandable. Cela ne suffit pas mais c’est un préalable. C’est peut-être cela aussi à quoi nous oblige aujourd’hui la dimension extrême de la « Jungle de Calais ».
Des gens passionnés (deux équipes, l’une en Belgique, l’autre en France), depuis plus d’une vingtaine d’années, s’attachent à faire apparaître le lien qui devrait toujours être prépondérant entre les pratiques de l’art et les sociétés qui leur donnent naissance. Et même si parfois nous désespérons un peu d’être entendus, nous savons que cette question est essentielle pour notre avenir commun. Il en va du rôle que peut jouer l’art dans une société gravement malade en voie de déshumanisation.
Sous le bruit médiatique, crie le silence inouï des migrants. On voit se dessiner là les prémisses de ce que nos Archipels peuvent accueillir dans leurs friches. D’île en île donc, nous irons, à la recherche d’un art qui ne se contente pas de nous documenter, ni de nous émouvoir, mais travaille bel et bien le réel de toute sa force symbolique.
L’artiste Céline De Vos nous a fait le plaisir de nous fournir des œuvres qui illustrent la couverture de ce numéro ainsi que certaines de ses pages intérieures. Lire son article.