© Esquifs

Contexte et mise en perspective

Rémi Pons, membre d’Esquifs et auteur de la pièce Apnée.

07-03-2023

Apnée

Je suis auteur et metteur en scène. Depuis une dizaine d’années, je travaille notamment à créer des objets documentaires qui donnent à voir (ou à entendre) les contradictions profondes de notre système d’accompagnement social. En suivant des travailleurs et travailleuses sur le terrain, en les interviewant, en arpentant des ouvrages et articles qui concernent leur travail, j’accumule un matériau à partir duquel j’écris, réécris, mets en scène, en ondes… C’est comme ça que la dette et le surendettement se sont invités dans mon travail. Au détour d’une période d’observation. J’ai alors mené tout un travail d’enquête et de rencontres. J’en ai tiré une pièce de théâtre : Apnée. Ce spectacle est créé.

Les premières représentations ont été programmées au Centre Culturel Bruegel entre le 6 et le 12 juin 2022.

© Nèle Deflandre


L’enquête et ses conclusions

Au départ de cette écriture, j’étais un parfait ignorant des mécanismes de la dette et de ses conséquences sociales. J’ai donc découvert, peu à peu, un univers où la violence sociale se caractérise, entre autres choses, par la mise entre parenthèses de tout un pan de la vie des personnes endettées, par un nombre de plus en plus important d’individus.
Le surendettement n’est pas un phénomène nouveau. On en trouve des traces jusque sur les tablettes gravées par les habitant·es de Sumer en Mésopotamie. En Belgique, cela dit, ce phénomène s’installe profondément dans le paysage socio-économique à partir des années 1980, quand le secteur bancaire est libéralisé et que les crédits à la consommation se développent de manière sauvage. À cette époque, pour faire face, les premiers services de médiation de dette sont d’ailleurs mis en place.
Ces services font face depuis quelques années à un afflux de plus en plus massif de personnes qui viennent demander de l’aide parce qu’elles n’y arrivent plus : les dettes s’accumulent. Les raisons qui conduisent chacun·e à cette situation sont toutes singulières. Néanmoins, on retrouve des points communs entre les parcours de ces personnes. On apprend notamment que contrairement aux idées reçues, ce n’est pas parce qu’elles consomment mal qu’elles en arrivent à être surendettées, mais de plus en plus parce qu’elles n’arrivent tout simplement plus à faire face aux dépenses de vie courante. Dans 35 % des dossiers qui arrivent sur le bureau des médiateurs et médiatrices de dette, il n’y pas trace d’un seul crédit.

Le surendettement n’est pas un phénomène nouveau. On en trouve des traces jusque sur les tablettes gravées par les habitant·es de Sumer en Mésopotamie. En Belgique, cela dit, ce phénomène s’installe profondément dans le paysage socio-économique à partir des années 1980, quand le secteur bancaire est libéralisé et que les crédits à la consommation se développent de manière sauvage.

Cela signifie qu’aujourd’hui, de plus en plus de personnes s’endettent pour se loger, se nourrir, s’habiller, se chauffer, éduquer leurs enfants… et se soigner. Dans 60 % des dossiers qui arrivent entre les mains des médiateurs et médiatrices de dette, il y a au moins une dette de santé. Ces chiffres sont malheureusement éloquents. Ils sont d’abord le signe d’une paupérisation qui s’accélère et s’installe. Nombreux·ses sont les travailleurs et travailleuses sociales à le clamer haut et fort : vivre avec 950 euros (montant du RSI pour une personne isolée), c’est impossible ! Or, le statut de ces aides a changé. Imaginées au départ comme dernier filet de protection sociale, elles s’avèrent aujourd’hui indispensables pour de plus en plus de personnes.
Par ailleurs, ces chiffres sont aussi le signe d’une désagrégation progressive des services publics. L’accès à un logement social pour les plus pauvres ? Pas du tout garanti : il y a une liste d’attente de 40 000 personnes à Bruxelles. Se chauffer ? Dans cette période qui voit les prix de l’énergie s’envoler, on comprend bien comment les politiques de mise en concurrence et de dérégulation mises en place depuis vingt ans nous empêchent d’avoir une vision claire et protectrice concernant un bien aussi nécessaire que le gaz ou l’électricité. Et pour la santé, c’est le même constat : l’accès aux soins est de plus en plus cher, et de moins en moins bien remboursé. Pour vivre un tant soit peu dignement, la population s’endette, de plus en plus.
Le problème, c’est que la dette, intrinsèquement, est basée sur un principe qui repose sur l’idée de la faute (étymologiquement, c’est d’ailleurs le même mot en allemand et en néerlandais). Le poids de cette faute est symbolique : une personne surendettée se sent coupable, elle ne le dit pas, elle se cache. C’est le fait d’une moralisation des créanciers quand ceux-ci s’adressent à des « mauvais·es payeur·ses ». C’est aussi le fait de la crainte d’une intrusion (qui peut s’avérer durable) d’une personne tierce (un·e médiateur·ice de dette ou un·e administrateur·ice de bien) dans leur intimité. Et puis la dette ne pèse pas que symboliquement sur les épaules des gens. Le problème est aussi matériel : paradoxalement, ça coute très cher d’être surendetté·e. On estime qu’une dette peut être multipliée par dix dans l’espace d’une année si la personne ne fait rien pour la recouvrir. Voilà pour les conséquences individuelles d’une telle situation.
Ce qui se passe, c’est que les conséquences sont aussi sociales et politiques. Depuis des années, les chantres d’une politique austéritaire clament haut et fort que les États doivent limiter la part d’endettement public, notamment en se désengageant des missions de services publics.
Or, la conséquence est bien là : l’endettement ne diminue pas, il se déplace, sur les épaules des plus pauvres d’entre nous, et progressivement sur nos épaules. Nous voilà responsables, et fautif·ves, d’une situation que nous ne pouvons pas maitriser, et les créanciers, de leur côté, ont le pouvoir de plus en plus manifeste de conduire nos vies voire de les contraindre. Dans le contexte actuel, on ne peut donc pas parier sur un monde qui reposerait sur la dette comme mode de vien.

 

« Trop chère la vie » : une semaine sur les dettes de la vie courante

Comme je l’ai dit, je suis auteur et metteur en scène – et j’ai inclus les constats que je viens de formuler dans la pièce Apnée. Je suis aussi un membre fondateur et actif de l’asbl Esquifs, qui réalise des projets à la frontière de créations documentaires et de démarches d’éducation populaire, l’une débordant sur l’autre et réciproquement.
C’est en grande partie pour cette raison qu’il m’a semblé cohérent d’inviter Esquifs à dépasser son rôle de producteur de la pièce Apnée et de coordonner une semaine complète autour des dettes de vie courante et de l’augmentation du cout de la vie.
Cette semaine, nous l’avons appelée « Trop chère la vie ». C’est une tentative kaléidoscopique de mettre en lumière la manière dont la dette envahit peu à peu notre vie courante et s’immisce de plus en plus dans nos espaces intimes. Pour mener cette semaine, différentes structures se sont mises autour de la table : Esquifs donc, Culture & Démocratie, le Centre d’Appui et de Médiation de Dette, Trapes, le Gsara Bruxelles, le Centre Culturel Bruegel, auxquels se sont jointes des personnes intéressées par le sujet.
Durant cette semaine, on a ainsi abordé les dettes de loyer, les dettes de santé, les dettes d’énergie, les dettes alimentaires… On a mis en valeur tout l’appareil bureaucratique sous-jacent au bon fonctionnement de la dette. On a abordé la manière dont la dette colonise les corps et laisse des traces indélébiles. On a mis à jour ses mécanismes destructeurs. On a entrevu des pistes pour contenir ses effets. On a imaginé ce qu’il faudrait faire pour inverser la tendance.
Tout cela s’est fait sous la forme d’une succession de rencontres et d’évènements qui ont nourri les thématiques abordées. Il y a eu par exemple une journée consacrée aux liens entre la dette, les femmes et la précarité, qui a permis d’appréhender le sujet sous ses différents aspects : comment se fait-il que les femmes s’endettent plus ? Quels sont les effets de la dette sur elles ? Quelle est la position des institutions face à ce sujet ?
On a opté pour une programmation dynamique, qui a fait se succéder différents modes d’intervention : des temps plus intimes, d’autres plus collectifs et ouverts sur la rue, une discussion qui s’improvise ou un spectacle répété à l’avance. Pour cela aussi, on a cherché à présenter une même problématique sous différents angles d’approche : des personnes ayant vécu des situations d’endettement pouvaient dire et analyser ce vécu (par exemple autour des dettes d’énergie). Elles ne le font pas de la même manière qu’un travailleur social du CPAS, qui, tout en ayant peut-être un point de vue commun, a envie de mettre en valeur tout le travail de prévention qu’il défend habituellement. Tandis qu’une danseuse pouvait traduire en mouvement tout ce que ce sujet lui évoquait, un militant a pu mettre en valeur l’aspect systémique des liens entre dette et énergie.
Çà et là, par ailleurs, nous avons accumulé des traces de la semaine et nous les avons rendues visibles et audibles : sous forme de vidéos, de stands, d’affiches qui se sont construites tout au long de la semaine, de témoignages audio sur les rencontres qui avaient lieu. « Trop chère la vie » a procédé par superposition. Jour après jour, intervention après intervention, on a accumulé un matériau qui dit la dette dans nos vies.
On lui a donné une image, un corps. Ce n’est pas toujours joyeux. Ça génère un sentiment de révolte. Pourtant on a vu que ça tient, que ça résiste. Qu’il y a un au-delà de la dette.

Faire trace

L’image que cette semaine permet de forger, nous la formalisons dans la présente publication. C’est une sorte de carnet de route : qui donne des repères sur la dette et ses mécanismes, qui sert aussi d’outil méthodologique pour qui veut mener une démarche de ce type.
Pour l’organiser, nous sommes parti·es de notre programmation en nous appuyant sur les différentes thématiques qui y ont été abordées : logement, santé, dette au féminin, que faire face à la dette, etc. Nous avons fait le récit de ces différents ateliers, à plusieurs mains, voix, en mettant en avant à la fois la démarche entreprise, les points de vue de chacun·e sur cette démarche, les réalisations concrètes qu’elle a suscitées. Nous avons ponctué ces différents chapitres par des extraits des spectacles présentés durant la semaine et rassemblé les réactions des spectateur·ices sous forme d’un document sonore que vous pouvez trouver en ligne.
Enfin, avec l’asbl Trapes, nous avons rédigé un réquisitoire pour une amélioration de nos conditions d’existence dans un paysage marqué par la dette.
Cette publication est trace, mise en valeur, et une façon d’ouvrir sur le futur. Dans nos manières de nous rencontrer et de faire ensemble. Dans les chantiers qu’ils nous reste à mener pour contenir la dette et l’empêcher d’envahir nos vies.

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À ce propos, voir notamment David Graeber, Dette. 5000 ans d’histoire, Actes sud, 2021 ; et les travaux du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes : www.cadtm.org