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Notices bibliographiques

Contre le totalitarisme transhumaniste – Les enseignements philosophiques du sens commun, Michel Weber

Pierre Lorquet, La Maison du Livre

19-01-2022

FYP éditions, 2018, 248 pages.

Présentation

Michel Weber est directeur du Centre de philosophie pratique (Bruxelles) et professeur adjoint à l’université du Saskat- chewan (Canada). Ses recherches portent sur la philosophie politique et la philosophie de la psychiatrie.

Contre le totalitarisme, le titre indique un plaidoyer à charge, une démonstration que le transhumanisme constitue une forme contemporaine de totalitarisme, ou à tout le moins qu’il risque d’y mener. L’auteur définit d’emblée le totalitarisme transhumaniste comme « une pathologie politique “de droite”n, qui abuse de la technologie pour atomiser les gens (parfois au propre, toujours au figuré), les rendre conformes aux normes édictées en haut lieu.» (p. 8)

Le sous-titre mérite également qu’on s’y attarde, afin de ne pas se méprendre dans la lecture. Si la notion de « sens commun» peut s’apparenter au bon sens populaire, étant selon Descartes « la chose la plus partagée » (p.19), force est de constater que le courant transhumaniste accapare fréquemment le même argument. Le propos sera dès lors ici de recourir aux « arguments philosophiques » du sens commun, manière d’attaquer l’adversaire sur son propre terrain en dénonçant ses impostures, invitation aussi lancée aux lecteur·ices d’approfondir cette notion de sens commun, laquelle, contrairement aux apparences, n’est pas si simplen.

Le terme transhumanisme (TH) a été forgé par le biologiste Julian Huxley en 1957 dans une perspective eugéniste, et c’est en 2002 que la World Transhumanist Association voit le jour, à la fois courant, mouvement, voire religion. Le transhumanisme est présenté par Michel Weber comme un amalgame libertarien technophile, allié au capitalisme industriel et financier. Alors que la science se fonde sur l’observation et la technique sur ses applications, la technoscience dont il se réclame est orientée, inféodée au monde marchand. Le transhumanisme s’appuie sur une convergence d’avancées dans les domaines des nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC) pour susciter un mouvement accélérationiste d’augmentation et d’hybridation des êtres humains, jusqu’à mener l’espèce au-delà du vivant. Le transhumanisme agit comme un lobby, fourbissant force d’agendas prophétiques et de menaces guerrières.

À la sagesse d’Hypocrate « D’abord ne pas nuire», le transhumanisme oppose un pragmatisme matérialiste visant à l’augmentation physique et mentale, réactivant le fantasme de l’immortalité et agitant le spectre d’une guerre entre intelligences artificielles et êtres humains, prétexte à des pratiques d’eugénisme et d’apartheid sous couvert de nécessité.

Le transhumanisme prétend sortir des dualismes corps et âme, objet et sujet, vivant et non vivant, masculin et féminin, etc., « faisant passer pour une libération ultime l’aliénation définitive à la technique et au grand capital qui la pilote » (p. 37). Pour le transhumanisme, toute matière est corvéable et toute nature est une ressource. Il présente le progrès comme un impératif constant dans l’histoire, arguant que l’être humain n’aurait pas pu se développer sans outil et sans technique. À cet argument très souvent entendu, Michel Weber objecte que « c’est la cohésion du groupe qui a rendu possible l’émergence d’une trajectoire personnelle et exemplaire » (p. 40). Plutôt qu’une espèce technique, l’humain est une espèce sociale.

L’âme platonicienne était constituée, hiérarchiquement, par les désirs et appétits (bas-ventre et ventre), les émotions (cœur) et la raison (cerveau). Pour le transhumanisme , seule la raison importe. Or, selon Weber, une raison sans désir ni émotion n’irait pas bien loin, sinon vers l’autisme. C’est du reste un argument tenace pour relativiser l’idée même d’une intelligence artificielle. Citant Rosalind Picard : « Si nous souhaitons créer des ordinateurs vraiment intelligents qui soient capables d’interagir naturellement avec nous, il faut leur conférer la capacité de reconnaitre, de comprendre, et même d’éprouver et d’exprimer des émotions. » (p.55)

Le matérialisme technoscientifique du transhumanisme couronne le droit de propriété comme la règle, à commencer par la propriété de l’individu sur sa propre personne, en ce compris ses organes et l’usage qu’il en fait. Des « technoprophètes » comme Max Moren vont jusqu’à prétendre s’émanciper de Mère Nature pour reprendre les rênes d’une création inaboutie. Le dopage, l’hybridation, l’eugénisme ou l’usage de drogues dures ne seraient pas plus condamnables que le suicide ou la prostitution.

Un autre présupposé du transhumanisme est la neutralité axiologique des (techno)sciences : la science poursuit son propre agenda par-delà le bien et le mal. Or l’agenda transhumanisme est inféodé au grand capital. Pour Weber, toute éthique devrait viser à l’universalité, être désintéressée, prôner le scepticisme et être partagée par la communauté. Avec le transhumanisme, on en est loin, le capitalisme l’alimentant de besoins factices, instrumentalisant le désir et la séduction dans une logique de confort et d’individualisme sans cesse croissante. Derrière la couverture libertarienne, l’être humain ne s’appartient plus, c’est ce qu’on appelle servitude volontaire, voire esclavage.

S’ensuit une exploitation maximale des ressources et une spéculation généralisée, permettant de détourner impunément le bien public au bénéfice d’oligarques privés. Cette kleptocratie s’appuie sur un « keynésianisme militariste » qui l’autorise à mobiliser des sommes colossales de bien public, véritable militarisation de l’économie. Citant Jaurès: « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage.» (p.73)

S’appuyant sur la mythologie, Weber analyse les manœuvres de destruction systématique du vivant par le transhumanisme . Oedipe ex vivo, ou comment la science se débarrasse de Dieu (tout en arborant des signes de religiosité, le transhumanisme est une religion sans dieu). Le meurtre du Père. Oreste in silicio, ou comment la biologie s’émancipe de la Vie. Le meurtre de la Mère. Médéa in vitro, quand l’animal-machine consent par servitude volontaire à fabriquer de bons petits soldats pour le capitalisme, condamnés à s’augmenter pour survivre. Le meurtre des enfants. Némésis in thanato, ou la juste colère face à la démesure. Comment la crise globale, permanente, systémique et peut-être terminale est agitée par les TH eux-mêmes. Il y aura des famines, des émeutes, des migrations massives, des pandémies, des guerres… autant de raisons pour s’augmenter, c’est la fuite en avant. « Nous avons modifié notre environnement de manière tellement radicale que nous devons maintenant nous modifier nous-même afin de nous adapter à ce nouvel environnement. Nous ne pouvons plus vivre dans l’ancien. » (p.108)

Considérant le transhumanisme comme une « caricature vénale» de l’ascétisme, Michel Weber entend mobiliser le sens commun pour mettre en évidence la véritable tradition ascétique, arguant que ce qui est partagé dans le sens commun ne relève pas d’une opinion, d’une foi ou d’une science. Citant Whitehead:« Vous pouvez affiner le sens commun, vous pouvez le contredire en détail, vous pouvez le surprendre – mais, finalement, vous devez le satisfaire. » (p.112) Le transhumanisme serait à considérer comme « ce qui nous fait perdre le sens», et pour y faire face il importe de mobiliser nos cinq sens de la perception extérieure mais aussi ceux de l’introspection sensorielle. Sur cette base, nous pouvons alors identifier ce qui met le sens commun en crise: une déshumanisation qui fait de nous des esclaves techniques, et le non-respect du vivant, qui menace toute existence sur terre. S’appuyant sur Tocqueville et son analyse De la démocratie en Amérique, Weber décrit « une dissociété se nourrissant de conformisme, d’atomisme et, en fin de compte, de terreur larvée» (p. 118). Pour faire simple, la référence au sens commun, laquelle a à voir avec l’élémentaire et honnête bon sens, ne peut que constater les ravages de ce conformisme, le philosophe l’appuyant de ses analyses et décryptages. Avec pour conclusion que « la vérité de notre existence se trouve dans l’organique, pas dans le mécanique et encore moins dans l’hybride» (p.124).

L’ascétisme duquel Weber se réclame et dont le transhumanisme  constitue le dévoiement vénal serait une religiosité sans religion, une orthopraxie de l’expérience personnelle plutôt qu’une orthodoxie d’obéissance à un modèle. Ainsi dans sa pratique corporelle il importe d’abandonner le statut de patient·e consommateur·ice de soins pour se confronter aux épreuves de la vie. Ce pragmatisme ascétique s’oppose au pragmatisme matérialiste du transhumanisme . Weber se réfère au chamanisme, cette religion sans dogme basée sur l’expérience de se guérir soi-même pour ensuite œuvrer à aider la communauté. Le recours aux substances (drogues) marque bien le caractère à la fois analogue et contraire du transhumanisme et de l’ascétisme: d’un côté il fait de l’individu un·e consommateur·ice absolu·e, abruti·e par les stupéfiants, de l’autre il représente une assistance non récréative à l’émancipation. Le transhumanisme est en cela une caricature mercantile d’humanisme, alors que le philosophe selon Weber est l’héritier des chamanes, à l’instar de Socrate, « dernier chamane et premier philosophe» (P.143).

La technoscience, admettant que nous avons saccagé notre environnement, invite cyniquement à le transformer davantage. Dans ce contexte de crise terminale, face au puissant lobby technophile, Weber invite à en dénoncer la visée totalitaire et l’ascétisme dévoyé. Le sens commun est aussi une manière d’opposer au projet transhumanisme Le rire de la servante de Thrace, voyant le philosophe contemplant les astres tomber dans un puits.

Le conformisme et l’atomisme constituent les deux plaies majeures de notre civilisation. La conclusion de Weber est que « la technique rend le totalitarisme inévitable » (p.170) car elle ne prend pas en compte l’unicité des individus, tout en offrant aux dirigeant·es la possibilité d’une mise à l’œuvre totale de leur programme. En l’occurrence, et à l’instar du 1984 d’Orwell, nous faisons face à un keynésianisme militaire mêlant surveillance panoptique et torture scientifique, rendant le vivant dispensable et atomisant l’individu dans une servitude volontaire. En l’absence de recours au sens commun et à ses enseignements, nous n’aurions d’alternative que le totalitarisme infantilisant de Brave new World ou la dictature militarisée de 1984.

Commentaire

Le propos se rapproche de celui du collectif néo-luddite (briseur·ses de machines) grenoblois Pièces et Main d’Œuvre, abondamment cité et dont on conseillera la lecture du Manifeste des chimpanzés du futurn, à la fois militant et érudit. Le livre de Weber est plus concis, un peu plus ardu également. L’auteur ne simplifie pas, au contraire: il rend toute notion complexe, en la restituant dans la nuance et dans une perspective historique. Non qu’il digresse mais, pour le non-philosophe, se dégage l’impression d’un cours de rattrapage express, forcément synthétique et extrêmement référencé. Le sens commun dont il se réclame étant, comme l’indique le sous-titre, à trouver au terme de l’enseignement philosophique. On ne peut donc pas lui reprocher ce qu’il ambitionne d’être mais la lecture s’en trouve parfois ralentie. Comme il l’avoue lui-même, il s’attarde brièvementn sur nombre de notions, le ton du livre est dans l’oxymore.

Il restitue cependant bien le danger incarné par un mouvement parfois perçu comme folklorique, né dans le cerveau de yupies boomers de la Silicon Valley ayant abusé du LSD. À coup de prophéties auto-réalisatrices, le transhumanisme est un féroce adepte du syndrome TINA (There is no Alternative), au service d’un capitalisme ayant « perdu le sens». L’accélération serait devenue un but en soi. « Le projet TH n’a aucun sens autre que celui que lui donne le capitalisme en crise. Et il a toujours été en crise; la “crise” n’est rien de moins que son mode de fonctionnement. » (p.123)

Nous n’avons pas attendu le Covid-19 pour voir émerger un contexte et un langage pré-guerriers. de La guerre des intelligencesn à La guerre des métaux précieuxn, on ne sait plus contre qui ni contre quoi la guerre se prépare mais une certaine rhétorique ambiante impose l’idée que l’Histoire avance à marche forcée, à coup de crises successives présentes et à venir. Or l’état de guerre musèle toute opposition : on fait le gros dos, on se prépare au pire, on arme les enfants. Le capitalisme raffole de l’état d’urgence. Le livre de Michel Weber constitue une invitation salutaire à dénoncer l’inexorable et à repenser un sens commun.

 

Mots clés
Accélérationisme – Ascétisme – Augmentation – Capitalisme – Crise – Eugénisme – Militarisme – NBIC – Philosophie – Progrès – Sens commun – Technoscience – Totalitarisme – Transhumanisme

Contenu
Introduction : Génocide, écocide ou biocide ? (7) – 1. L’espérance prométhéenne : guérir, améliorer, transcender (25) – 2. Les présupposés du transhumanisme (37) –
3. L’hybris de la technoscience et ses conséquences systémiques (86) – 4. Le retour du sens commun (111) – 5. Orphée ou l’ascétisme éternel (125) –
Conclusion (145)

 

 

 

1

Les guillemets sont de l’auteur. On mentionnera pour mémoire un transhumaniste prétendument « de gauche», qui de fait peine à convaincre. Voir Marc Roux et Didier Coeurnelle, Technoprog, La contre-culture transhumaniste qui améliore l’espèce humaine, FYP éditions , 2016.

2

On s’en voudrait de ne pas citer le très intéressant Réactiver le sens commun, Lecture de Whitehead en temps de débâcle, d’Isabelle Stengers, Les empêcheurs de penser en rond, 2020. Michel Weber se réfère abondamment au même Alfred North Whitehead.

3

Fondateur de l’Extropy Institute et personnage influent de la galaxie TH.

4

Éditions Service compris, 2017. Le titre se réfère à une « prophétie » de Ray Kurzweil, apôtre du TH et par ailleurs directeur chez Google, selon laquelle les individus qui refusent de s’augmenter aujourd’hui seront les chimpanzés de demain.

5

Ainsi (p.133) : « Le coeur de l’expérience chamanique mérite qu’on s’y attarde brièvement. »

6

Laurent Alexandre, La guerre des intelligences – Comment l’ intelligence artificielle va révolutionner l’éducation, JC Lattès, 2017.

7

Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares, la face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018.

PDF
Neuf essentiels (études) 9
Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme
Avant-Propos

Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

Potentiels totalitaires et cultures démocratiques

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur chez Politique et membre de Culture & Démocratie

Les origines du totalitarisme – Hannah Arendt

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

Kévin Cadou, chercheur (ULB )

La destruction de la raison – Georg Lukács

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion – Slavoj Žižek

Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

« Il faut s’adapter » sur un nouvel impératif politique – Barbara Stiegler

Chloé Vanden Berghe, Chercheuse ULB

Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

Morgane Degrijse, chargée de projet à Culture & Démocratie

Tout peut changer: Capitalisme et changement climatique – Naomi Klein

Lola Massinon, sociologue et militante

24/7 – Jonathan Crary

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie.

Le capitalisme patriarcal – Silvia Federici

Hélène Hiessler

Contre le totalitarisme transhumaniste – Les enseignements philosophiques du sens commun, Michel Weber

Pierre Lorquet

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – George Orwell

Thibault Scohier

La Zone du Dehors / Les Furtifs – Alain Damasio

Thibault Scohier

Pour une actualisation de la notion de totalitarisme

Roland de Bodt