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Dossier

Coopératives ? Vers une hybridation des formes démocratiques

Interview de Sandrino Graceffa

25-09-2018

Sandrino Graceffa est l’administrateur délégué de SMart : une structure qui « facilite la vie des travailleurs autonomes » et qui est récemment passée du statut d’asbl à celui de coopérative. Il nous parle ici de la spécificité du travail en coopération, du contexte dans lequel il émerge et des promesses qu’il véhicule.

Propos recueillis par Lapo Bettarini, directeur de la Concertation – Action culturelle bruxelloise –, et membre de Culture & Démocratie

Le travail en coopération est-il une réponse à une réforme du travail, et donc d’une certaine façon aussi à une réforme de la société ?
C’est intéressant de noter avant tout que, selon la définition de la Creative Class de Richard Florida, aujourd’hui le travailleur dit créatif dépasse la figure de l’artiste en tant que tel. Cette dimension du travail correspond bien à ce que l’on décrit comme « économie quaternaire » ; c’est-à-dire après la tertiarisation de l’économie basée sur le service, une économie davantage basée sur la transmission du savoir et sur le travail lié à l’information.
Dans l’amalgame que l’on fait entre travail créatif et travail cognitif, on essaie toujours de repérer et définir la place de l’artiste qui a toujours été une figure inspirante de ce que le travail, en tout ou en partie, est en train de devenir, à savoir basé sur la manipulation des symboles, de l’information et d’une ressource créative liée à l’intimité de chaque personne et à son rapport au monde. Or, c’est intéressant de constater que même si le travail artistique est souvent considéré comme un travail individuel, car il repose sur une partie de la matière qui est intime, quand on analyse de manière précise comment se construit la production d’un bien ou d’un service dans le champ créatif ou artistique, on s’aperçoit de plus en plus qu’il s’agit de travail coopératif. En effet, l’artiste sait parfaitement mobiliser des capacités, des ressources, des compétences, des connaissances chez d’autres personnes. Et cela remet en question la figure du travailleur créatif en l’assimilant à un entrepreneur de soi-même. Il faut casser ce mythe, un raccourci qui s’inscrit dans une tradition néo-libérale consistant au final à individualiser les risques, à les faire reposer sur l’individu et non plus sur la société, sur le collectif. Cela n’empêche évidemment pas du tout de reconnaitre à l’artiste une capacité à entreprendre, à savoir se gérer, à trouver des opportunités et, pour employer un terme du management libéral, « avoir des capacités de leadership ». En outre, il faut revisiter la notion d’entreprise comme lieu unique d’organisation des outils partagés du travail, comme objet unique, localisé à un endroit, avec une subjectivité matérialisable de son existence : aujourd’hui nous sommes dans une économie du projet qui donne vie à une forme de nomadisme des formes de production et d’organisation du travail. Ce n’est plus l’entreprise mais le projet qui devient prépondérant, c’est-à-dire que l’on travaille de plus en plus dans un cadre qui a un début et une fin, qui est circonscrit par un espace-temps et un espace géographique.

Même si le travail artistique est souvent considéré comme un travail individuel, quand on analyse de manière précise comment se construit la production d’un bien ou d’un service dans le champ créatif ou artistique, on s’aperçoit de plus en plus qu’il s’agit de travail coopératif.

Individualités et self-management d’un côté, une vision collective, de coopération et une économie de projet de l’autre. Ces nouvelles définitions et changements sont-ils liés dans une certaine mesure au nouveau contexte dicté par la révolution numérique ?
Il faut distinguer différentes formes d’organisation du travail : il y a des fantasmes notamment autour des discours sur la numérisation de l’économie et sur le fait que cela va tout remplacer. C’est à mon avis faux : l’industrie n’a pas fait disparaitre l’agriculture, les services n’ont pas fait disparaitre l’industrie, et l’économie du savoir et de la connaissance ne va pas faire disparaitre les trois premières formes d’organisation économique. Ce sont des processus extrêmement lents. Par exemple, pendant très longtemps, les politiques publiques ne croyaient plus à l’industrie. Aujourd’hui, on est revenu de tout cela et, selon les idées de Michel Bauwens, il y a un certain retour nécessaire à la réimplantation territoriale de la production industrielle : ce qui est lourd doit être localisé et territorialisé et ce qui est léger peut être mondialisé. On sait que cela coute moins cher de produire là où il y a un besoin que de produire à un seul endroit du monde et puis de dépenser beaucoup d’argent pour transporter ce qui est produit. Ce n’est qu’un exemple de ce fantasme autour d’une économie numérique qui viendrait tout remplacer.

Dans ce cadre, comment la coopération permet-elle aux individus de vivre des formes d’économie différentes tout en gardant leur expression individuelle, leur travail individuel ? Et des formes de démocratie différentes ? Cela a-t-il un impact ?
Il y a deux formes de travail toujours dominantes dans le monde. En premier lieu, le travail salarié dit « classique » basé sur un contrat réglementant un échange : la subordination du travailleur contre sa protection, cette dernière est définie par une rémunération et tout ce que l’on peut symboliser sous le terme de « protection sociale », une espèce de rémunération différentiée. En deuxième lieu, l’entreprenariat individuel, à savoir l’artisan, le commerçant, les professions libérales, une forme d’organisation du travail très ancienne et qui existe depuis bien avant le salariat. Si dans le premier cas, face à des risques individuels, la meilleure réponse occidentale qu’on ait trouvée est d’inventer des systèmes de protection collective basée sur cette notion de rémunération différée, une multitude de personnes sont forcées d’intégrer la deuxième forme de travail sans forcément disposer des moyens économiques pour pouvoir assumer individuellement les risques. À travers une forme de manipulation idéologique, on a aujourd’hui réussi à pousser des travailleurs assez vulnérables, intermittents, discontinus, qui travaillent pour une multitude de donneurs d’ordre, à se reconnaitre dans la figure de l’entrepreneur individuel et à leur faire croire que cela était le cadre idéal pour eux.

À travers une forme de manipulation idéologique, on a aujourd’hui réussi à pousser des travailleurs assez vulnérables, intermittents, discontinus, qui travaillent pour une multitude de donneurs d’ordre, à se reconnaitre dans la figure de l’entrepreneur individuel

Cette manipulation est bâtie sur une alliance entre les donneurs d’ordre, qui ont un intérêt à payer moins cher le travail, et le politique qui a cru y trouver une réponse acceptable au problème d’explosion du chômage de masse. Un peu partout aujourd’hui, le « tous entrepreneurs » contribue, à travers des réformes de l’auto-entreprenariat en France, le « job act » en Italie, les « midi-mini jobs » en Allemagne, les « contrats zéro heure » en Angleterre ou « les lois De Croo » et les « flexi-jobs » en Belgique, à accompagner un mouvement qui permet de ne payer que la rémunération la plus visible du travail (pas forcément décente) et de ne pas s’acquitter du paiement de la protection sociale. La figure de l’artiste devient extrêmement facile et utile pour accompagner ces mouvements et réformes-là car elle est une figure forte en termes d’attractivité vocationnelle : on joue sur des fantasmes collectifs auxquels tout le monde adhère parce qu’en tant qu’Occidentaux éduqués, on aspire toutes et tous aujourd’hui à plus de liberté, plus d’autonomie, plus de capacité de création. Le piège est d’accepter la précarité qui va de pair.

Y a-t-il une nécessité de la collectivité, du travail coopératif, parce qu’on reconnait la plus-value en termes d’échanges humains des connaissances ou parce qu’on pense que c’est le dernier recours quand on n’a pas les moyens d’être entrepreneur ou qu’on rejette le rapport de subordination dans un contrat « classique » ?
D’abord, une précaution qui me parait extrêmement importante : le statut ne fait pas la vertu. Ce n’est pas parce que tu as un statut coopératif que tu es une coopérative, ni parce que tu as un statut d’association que tu es une association. Ce n’est pas parce que tu as un statut d’entreprise classique que tu n’as qu’un but d’enrichissement des actions : il faut apprendre aujourd’hui à déconnecter l’emballage – qui est la forme juridique d’une organisation – de la réalité du mode de décision, de gouvernance, d’animation, de partage des richesses. Autrement, on dessert ceux qui utilisent par exemple la coopérative dans une perspective de transformation sociale basée sur les enjeux de notre société aujourd’hui. La coopérative en tant que forme d’entreprise permet de créer quelque chose, du travail, des activités, ou de créer du bien commun. Il existe des coopératives agricoles, des coopératives de consommateurs, des coopératives d’achat, des coopératives de production ou de travail. Les coopératives de travail ne sont pas un ensemble uniforme. En parlant de coopératives de production, elles s’inscrivent dans une dimension que j’appelle le capitalisme ouvrier, le but étant de rendre aux ouvriers la propriété de l’outil de travail : ils captent l’ensemble de la plus-value liée à l’appareil de production en s’inscrivant dans l’idéal socialiste. En soi, je trouve cela extrêmement positif et intéressant, mais cela ne propose pas une alternative post-capitaliste, cela ne correspond plus du tout à l’enjeu de transformation sociale d’aujourd’hui qui est plutôt d’inventer des formes post-capitalistes, d’inventer autre chose. Dans certaines coopératives d’emploi ou dans d’autres organisations, on essaie de mettre en place une alternative où le capital n’est plus un objet de répartition de la richesse : il devient un commun, quelque chose qui dans l’absolu est presque indivisible, qui appartient à tout le monde et donc à personne.

Il faut trouver un moyen de mixer intelligemment la démocratie représentative, la démocratie participative et la démocratie directe, qui retrouve aujourd’hui une vraie légitimité notamment du fait du développement des outils numériques

L’artiste a précédé certaines formes de travail. D’une certaine façon les artistes ont essayé de plus en plus de se garantir une forme de rémunération, de protection sociale à travers des coopérations. Mais en fait, cela semble plutôt être l’inverse et plusieurs formes/métiers ont suivi l’exemple vers la flexibilité. On ne peut plus dire « artiste = précarité/flexibilité ». Maintenant, cela est généralisé. Est-ce un résultat de l’économie libérale ou bien un résultat qui va aussi dans le changement qui mènera à la fin de la logique de base de cette économie ?
La précarité est presque un terme« romantisé » pour désigner la pauvreté. C’est une version « radicale chic », ou « boboïsée ». Si tu es travailleur pauvre, tu es travailleur pauvre. On considère que l’artiste se satisfait d’une rémunération symbolique, mais celle-ci ne te fait pas mettre plus de beurre ou d’huile d’olive dans tes pâtes. Grâce à cette idée sur la figure des travailleurs créatifs, on a permis de les laisser s’installer dans la pauvreté ou, en tout cas, qu’ils s’appauvrissent d’un point de vue économique. Il faut par contre souligner que la précarité aujourd’hui n’est pas une conséquence uniquement du libéralisme. De plus en plus, des gens vont préférer s’engager dans des carrières artistiques, créatives, notamment les générations qui arrivent aujourd’hui sur le marché du travail et qui sont en recherche d’activités autonomes et de plus de liberté malgré les difficultés liées à ce choix. De plus en plus, les jeunes générations préfèrent devenir artistes plutôt qu’expertes comptables et elles peuvent imaginer beaucoup plus facilement les passerelles : avoir une formation en histoire de l’art ou une formation d’artiste et puis développer pendant leur formation des aptitudes, des compétences pour peut-être pouvoir se reconvertir dans un autre domaine qui n’est pas directement le domaine artistique.

La coopérative peut-elle être un espace de démocratie et de participation, un espace collectif facilitant l’engagement de ses membres et renforçant leur volonté d’action sociale et politique ?
Oui, néanmoins, encore une fois, ce n’est pas la forme qui détermine la réalité d’une organisation démocratique, notamment en raison du fait que les formes démocratiques classiques, essentiellement basées sur la représentation, ne sont plus considérées aujourd’hui comme suffisantes. Peut-être la meilleure démonstration que la société occidentale en a fait le tour est l’élection de Donald Trump, ou le Brexit, ou encore le refus de regarder en face l’enjeu de la crise migratoire. Ces trois éléments-là sont mis en lien par le philosophe français Bruno Latour dans son ouvrage Où atterrir ? L’avenir est l’hybridation des formes démocratiques, ce qui en permettra une renaissance, notamment pour ce qui concerne les coopératives qui sont avant tout pensées sur la représentation : on élit des gens à qui on donne le pouvoir. Dans ma vision aujourd’hui à l’échelle d’une entreprise coopérative qui doit gérer du collectif ou du commun, il faut trouver un moyen de mixer intelligemment la démocratie représentative à travers la définition d’instances de gestion, la démocratie participative par le biais de mécanismes participatifs comme des groupes de réflexion ou de travail, et la démocratie directe qui retrouve aujourd’hui une vraie légitimité notamment du fait du développement des outils numériques.

Image : ©Éliane Fourré, Dans le flamboyant, Linogravure, 2008

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