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Vents d’ici vents d’ailleurs

Côté cour, côté jardin

Valérie Asselberghs et Florence Hanoset
Professeures de français et de néerlandais à l’institut Dominique Pire dans le quartier des Marolles

04-06-2019

The Class est un projet du Kunstfestivaldesarts (dorénavant abrégé en KFDA) et de l’association De Veerman, étalé sur trois ans et basé sur la rencontre entre une classe néerlandophone et une classe francophone de Bruxelles. Culture & Démocratie a décidé de donner la parole aux différents acteurs de cette aventure au croisement de l’art et de la pédagogie. Dans ce premier volet, élèves et enseignants font entendre un premier bilan de cette odyssée.

« Le KFDA a monté un projet s’étalant sur une durée de trois ans. Ils ont mis en lien deux écoles : Atheneum Go ! for Business et l’Institut Dominique Pire qui, ensemble, ont créé le projet The Class. Cette expérience nous a appris : la communication, le partage et surtout la confiance en soi. Malgré la barrière de la langue, nous avons passé de super bons moments très enrichissants avec l’autre école. Au fur et à mesure des différentes activités comme, par exemple, interviewer des inconnus, tourner des vidéos, assister à des pièces de théâtre, nous avons appris à nous connaitre les uns les autres et à apprécier le moment présent. »n

La première année, nous nous sommes rencontrés autour d’une représentation théâtrale et d’ateliers qui nous ont permis de faire connaissance. La seconde année s’est amorcée une réflexion critique : comment être un spectateur actif qui essaie de décrypter les éléments constitutifs d’une représentation ? Nous avons aussi assisté à plusieurs spectacles qui, comme l’année précédente, ont désarçonné les élèves à cause de certaines scènes choquantes, des nus entre autres, ou parce que la « pièce » en elle-même n’était pas du tout conventionnelle (marionnettes, danse minimaliste, lecture de dialogues auxquels ils et elles participaient).
Les élèves, au départ, étaient choqués mais se sont prêtés au jeu et finalement, quand nous les prévenions que le spectacle serait peut-être déroutant, ils nous répliquaient : « De toutes façons, avec vous, on est habitués ! »

« Ma sœur et moi avons intégré ce projet en cours de route. Nous ne sommes là que depuis octobre. Au début nous étions assez perplexes. Nous sommes assez introverties et c’est difficile d’être sur le devant de la scène. Mais étrangement ce projet a fini par nous séduire. Il y a eu cette activité où il fallait avec des objets du quotidien (un aspirateur, une chaise ou des vêtements) créer une scène et raconter une histoire. On a adoré ! C’était très stimulant pour l’imagination et cela nous a permis d’exprimer notre créativité. Le KFDA a été ce moment qui nous permettait d’être nous-mêmes. Ce projet a aussi amélioré notre capacité à aller vers les autres et à partager nos émotions grâce à l’art. »n

Cette troisième année a été beaucoup plus chargée. Nous avons rencontré au moins une fois par mois, et plus ces dernières semaines qui précèdent le festival, Anna Rispoli et toute une équipe artistiquen pour divers workshops autour du thème de l’amour. Comment ils envisagent l’amour, ce qu’ils en pensent mais aussi comment d’autres l’appréhendent, des personnes âgées ou des passants qu’ils ont interrogés. Des élèves ont remanié les textes à partir de leur ressenti et/ou des dialogues qu’ils avaient eus avec des tiers. D’autres ont amorcé des expériences aussi diverses que la confection de mannequins avec toutes sortes d’éléments hétéroclites. Le but était de voir comment, avec des objets fabriqués, on pouvait raconter une histoire. Il y a aussi des rencontres autour de la vidéo : des élèves, filmés, discutent entre eux toujours au sujet de l’amour, d’une femme, d’un homme, d’un sport, ils redisent les dialogues fabriqués à partir des interviews ou de leurs propres conversations enregistrées au préalable. Dernièrement, afin de préparer la performance, ils se sont familiarisés avec la rencontre de l’autre par des exercices dans la rue : interpeller des personnes en leur proposant de faire leur portrait.
Les exercices sont variés, les lieux aussi : la Maison des Cultures de Molenbeek, Tour et Taxis, le parc Josaphat, des théâtres bien sûr…

« Nous sommes allés dans une maison de retraite. Nous étions 20 jeunes et pour la plupart d’entre nous, c’était une première. Nous sommes rentrés dans cet établissement avec plein de préjugés et de stéréotypes : la maison de retraite devait être un endroit triste où des personnes âgées étaient enfermées et abandonnées par leur famille. Et ce fut l’une des plus belles expériences de ce projet ! Beaucoup de nos craintes et de nos stéréotypes ont disparu. Nous avons eu la chance de rencontrer une petite blonde aux yeux bleus de 84 ans. On avait l’impression qu’elle avait plus d’énergie et de dynamisme que nous. Elle nous a parlé de sa jeunesse et de tous les pays qu’elle avait visités. Elle nous a même donné de bons conseils sur la vie amoureuse. »n

Comme le disent les élèves, le parcours durant ces trois années ne fut pas toujours de tout repos mais au fur et à mesure que le temps passe, ils se prêtent de plus en plus facilement au jeu, osent ce qu’ils n’osaient pas auparavant, s’amusent, se sentent écoutés aussi et surtout, ce qui nous a particulièrement étonnées, nous les professeurs, est qu’ils entrent pour finir avec aisance dans cette démarche étrange de préparer un spectacle qui n’a absolument rien à voir avec ce qu’ils connaissent. Ils font confiance et osent expérimenter, aller au-delà de leur zone de confort et, d’après ce qu’ils nous disent et ont écrit, ils en sortent grandis.

« Pour ce monsieur, le véritable amour était celui qu’il ressentait pour son pays. C’était une conversation très intime où il racontait les défaites et les victoires du Congo. Il avait les larmes aux yeux de nostalgie. C’était triste de le voir malade et paralysé des deux jambes tout en nous racontant que son plus grand rêve était celui de pouvoir travailler la terre au Congo. Dans cette maison de retraite, on a senti l’intérêt de s’adresser à des personnes qui ont vécu plus de choses que nous. »n

Il faut souligner aussi que le KFDA a décidé de les mettre en valeur en choisissant La Monnaie comme lieu de représentation des Close Encounters. Ces rencontres rapprochées se tiendront entre un élève et un spectateur dans une « loge » secrète où ils réitéreront les dialogues créés par eux depuis le mois de septembre avec Anna Rispoli et l’équipe artistique détachée par De Vermaan pour l’aider.
Pour les élèves, c’est une expérience encore en cours, pour les professeurs ce fut une joie de les voir dans d’autres circonstances, hors du cadre habituel où comptent les chiffres des évaluations, les matières à terminer, les programmes toujours trop fournis par rapport au temps disponible… Pour une fois, nous pouvions nous laisser aller à savourer la rencontre plutôt que de toujours nous dire que nous devions encore demander un effort pour atteindre tel ou tel objectif.
Bien sûr ce type de projet élaboré sur le long terme et qui, de surcroît, implique des intervenants nombreux et d’horizons divers n’est pas exempt de difficultés que nous avons dû surmonter. Comment adapter les contraintes scolaires à un projet qui les dépasse en temps et en espace ? Il a fallu informer les collègues qui nous ont soutenus, rappeler les rendez-vous, parfois se heurter à la réticence de l’un ou l’autre qui fort justement voit le nombre de ses heures de cours diminuer.
Il a fallu composer avec les élèves aussi qui, parfois, comme il ne s’agissait pas d’un programme scolaire stricto sensu, ne comprenaient pas que malgré tout, il fallait être à l’heure, ne pas utiliser son IPhone, ne pas manger ni bavarder alors que l’ambiance était évidemment beaucoup plus décontractée que celle d’une salle de classe où il faut noter ce que le professeur dit, sans en perdre, de préférence, un morceau en route.
Il a fallu aussi gérer un public qui changeait au gré du temps, surtout entre la première et la seconde année parce qu’il y avait eu dans les deux écoles des remaniements de classes : il ne restait que la moitié à peu près des premiers participants quand nous avons entamé notre deuxième parcours. Il y eut donc une certaine froideur et les animateurs ont dû réajuster le tir, créer à nouveau, grâce à des jeux d’acclimatation, en quelque sorte, un nouveau groupe qui tenait ensemble et non deux unités séparées.
Une autre difficulté que l’on n’a pu gérer que partiellement est qu’au départ, il était aussi question de mixer les langues puisque les élèves provenaient d’écoles francophone et néerlandophone. Au cours de la première année, cet objectif s’était peu à peu perdu. Pendant la deuxième année, le focus a été remis sur le côté bilingue du projet et cela a fort bien fonctionné. Par contre lors de cette troisième année, toujours en cours, cet aspect a de nouveau disparu sans doute parce qu’il fallait tenir compte de nombreux autres paramètres et que, en ce sens, le projet était peut-être un peu trop ambitieux à la base : une rencontre entre deux écoles, le bilinguisme, des pièces déroutantes, l’apprentissage de la critique constructive des spectacles et, last but not least, la réalisation d’une performance avec et par un groupe d’une bonne trentaine d’élèves. Cela fait beaucoup et nous ne croyons pas possible d’atteindre tous ces objectifs concomitamment, même s’ils sont dilués sur trois années, compte tenu du fait que les élèves ont aussi des cours, des interrogations, la fatigue des journées, des activités sportives, des enregistrements qu’ils doivent envoyer, des rendez-vous parfois qui s’ajoutent à ceux déjà programmés pour parfaire l’écriture par exemple.

Ils s’épanouissent dans des gestes, des conversations, des sourires plutôt que de s’échiner devant une page où les mots ne s’alignent pas toujours avec aisance.

Il y a aussi un surplus d’énergie dépensé par les enseignants car ces journées et soirées dans le temps scolaire et en dehors se planifient avec les collègues, la direction, les organisateurs du KFDA. Doit être mise en place une logistique à laquelle s’ajoutent des réunions de mise au point, de recadrage, d’interrogations, des échanges informels concernant le ressenti des élèves, des professeurs, des rappels d’échéances… Au départ, on ne se rend pas toujours compte de la charge de travail supplémentaire qu’un tel projet engendre même si nous avons toujours très bien été accompagnés par l’administration du KFDA et l’association De Vermaan.
Les difficultés rencontrées, la fatigue qu’elles génèrent, parfois le découragement quand tout ne se passe pas comme on l’aurait voulu, sont balayés quand la mayonnaise commence à prendre, quand on voit que les élèves adhèrent de mieux en mieux au projet, quand ils sourient, quand on les voit s’amuser avec les autres, jouer au baby-foot pendant les pauses, venir nous parler pendant le temps de midi pour nous raconter avec enthousiasme leur expérience à laquelle on n’a pas assisté parce qu’on était avec un autre groupe ailleurs, pour une autre expérience, quand ils viennent nous dire, « madame, c’était génial, ce matin, je vais vous expliquer… » ou « madame, ça fait du bien d’être ici ».
Ils s’épanouissent dans des gestes, des conversations, des sourires plutôt que de s’échiner devant une page où les mots ne s’alignent pas toujours avec aisance. Un souci majeur de notre enseignement est la surestimation de l’écrit sur lequel il se fonde. Les élèves à qui nous donnons cours sont placés durant toutes leurs études devant cette difficulté et, dans le même temps, leurs compétences communicationnelles orales sont presque exclues du système dans lequel ils apprennent. The Class permet à ceux-ci de montrer ce dont ils sont capables dans un domaine où nombre d’entre eux excellent : celui de l’expression orale, du jeu mais aussi de la sociabilité puisqu’ils devront aller à la rencontre des spectateurs. Cette aventure débutée il y a trois ans, leur permet ainsi de pallier aux manquements de l’enseignement habituel qui bride leur créativité dans un carcan qui ne leur convient pas. Or si je ne reconnais pas l’autre dans ce qu’il est, si, d’une certaine façon, je le rejette, il va rejeter ce que je lui propose. Il ne cherchera pas à concourir de la meilleure manière possible à l’élaboration d’une société qui a le plus grand besoin de son inventivité.

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2009

1

Xheme Vogli, Ouassima El Mashouli, Yousra Islane, Soufiane Boutagumant, Abdoulaye Bah.

2

Amina et Fatima Majidi.

3

L’association De Veerman a suivi les deux classes pendant les trois années et a fourni, pour accompagner Anna Rispoli cette dernière année, deux artistes.

4

Asma Abdeslami, Francesca Ate, Cristian Iolu, Abderrahmane Krimel, Hafsa Berrabhi.

5

Fatima Guezzari, Mardoche Malaba, Mohammed Moussaoui.

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