Le youyou est un cri-chant traditionnel arabe, principalement féminin, et qui jaillit, puissant, dans des moments de fête. Une bénédiction de ce que la fête produit et que l’on veut préserver. Un club de Bruxelloises étudie et cultive cet art, le décline en performances dans l’espace public. Autant de rituels qui entendent protéger les dimensions immatérielles de ce qui nous relie aux autres, aux choses, au passé et au futur. Un élément clé d’un kit de survie à construire.
Propos recueillis par Hélène Hiessler et Valérie Vanhoutvinck, pour Culture & Démocratie
Vous faites partie du Club Zaghareed, un groupe de Bruxelloises de divers horizons qui pratiquent le youyou guidées par Myriam Van Imschoot. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
C’est un groupe qui existe depuis 2014, qui peut rassembler jusqu’à une trentaine de femmes selon le projet et les disponibilités des unes et des autres. On se réunit autour d’une pratique vocale, le youyou [zaghareed en arabe] : on le travaille et on crée des performances, mais c’est aussi pour nous un objet d’étude, de réflexion, de recherche, un travail de transmission. Le groupe est très mixte socialement et culturellement : il y a différents profils professionnels, artistiques, des femmes issues de classes sociales plus ou moins aisées, religieuses ou non croyantes, et toutes ont des pays d’origine très variés (Belgique, Iran, Australie, Maroc, France, Cameroun…). On y parle plusieurs langues : le français mais aussi le néerlandais et l’arabe, et c’est une dimension très importante dans le groupe. Nous sommes très sensibles au respect de l’autre telle qu’elle est, comme elle vient : c’est une valeur commune à laquelle nous tenons, et qui est inscrite dans notre charte même si jusqu’à présent ça s’est fait naturellement.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le youyou ?
Dans la culture marocaine, celle que je connais, à la base c’est un cri qui exprime la joie et qui vient marquer ou sacraliser quelque chose à certaines occasions, notamment pendant les fêtes. C’est un cri très puissant, poussé uniquement par les femmes. Dans les mariages ou les baptêmes, la pratique du youyou est plus ritualisée, et c’est une chose qui protège : d’abord on chante une petite prière, on demande protection de ceci ou cela puis on termine par un youyou. Je ne crois pas que le youyou soit religieux au départ mais il est lié aux bénédictions qu’on prononce juste avant dans ces célébrations particulières. Comme je l’explique dans le film Le Cadeaun auquel j’ai participé, quand je suis arrivée en Belgique, on ne faisait pas de youyou dans la rue − c’est bruyant, il ne fallait pas déranger les voisin·es, etc. Mais chaque été, j’allais au Maroc et j’étais fascinée par les femmes qui faisaient les youyous. Je les observais et petit à petit, je me suis cachée dans la foule et j’ai essayé, et à force j’ai fini par y arriver. C’était une grande fierté : après, tu reçois le regard approbateur des autres femmes, c’est vraiment comme entrer au club. Et comme c’est valorisant, tu continues à le faire, puis on vient te chercher pour le faire avec les autres, et ainsi de suite. Dans mon histoire c’est aussi lié à une femme en particulier de mon enfance au Maroc : la neggafa, qui est un peu la maitresse du rituel lors des mariages : une femme qu’on paye avec des cadeaux pour venir s’assurer que la célébration soit faite en conformité, avec les bons ingrédients, de beaux youyous, les bonnes prières, les incantations qui éloignent le mauvais œil, etc. L’une d’elles m’a beaucoup marquée.
Quoi qu’il arrive, en résonnant, un cri modifie l’espace. Ce n’est pas de la magie, c’est physique.
Seules les femmes peuvent pratiquer le youyou ?
Ça dépend des régions du monde. Au Pays Basque, l’irrintzi est une forme de youyou pratiqué par des hommes – on va d’ailleurs aller à Bilbao créer une performance autour d’une pratique vocale commune. Dans les ateliers animés par le Club Zaghareed il est arrivé que des hommes participent. Mais dans notre groupe ce sont des femmes, et c’est aussi souvent un moyen de se faire entendre quand on n’a pas la parole. Dans le Club Zaghareed ce sont en plus des voix de femmes qu’on n’entend pas ensemble d’habitude.
Le youyou intervient dans des circonstances particulières, c’est une pratique codifiée, liée à une tradition, à des croyances… à une recherche d’effet – la bénédiction. Peut-on dire que le youyou est un rituel en soi ? Ce que pratique le Club Zaghareed, est-ce une réinvention de formes plus traditionnelles de ce rituel ?
Si ce sont les critères qui définissent un rituel, alors oui, clairement, le youyou en est un. Mais ce que fait le Club Zaghareed, c’est plutôt une composition : nos youyous sortent du cadre dans lequel ils sont pratiqués en principe mais ils gardent la dimension de bénédiction. Le youyou transforme physiquement l’espace. Je vais donner un exemple. J’ai travaillé avec Myriam [Van Imschoot] à la performance Segen, qui a eu lieu à Berlin au Martin-Gropius-Bau. Segen, c’est « bénir » en allemand (zegen en néerlandais). À cette occasion, on a beaucoup travaillé la pratique vocale par rapport à l’architecture et à l’histoire du lieu où on répétait : à l’époque le Mur passait devant l’entrée principale et juste à côté, aujourd’hui, il y a le Musée de la Terreur. C’est un endroit fabuleux, chargé de tout ce qui s’y est passé pendant la guerre. Et l’intention de notre performance était de bénir l’espace. On s’est imprégnées de cette histoire. Quoi qu’il arrive, en résonnant, un cri modifie l’espace. Ce n’est pas de la magie, c’est physique. Il y avait une verrière à 20m de hauteur : on était quatre, et on s’est rapprochées peu à peu et puis on est parties dans un tourbillon de youyous, lancé vers ce plafond de verre, comme une bénédiction. C’est un peu ce qu’on fait en général : on utilise le rituel de bénédiction du youyou mais hors de ses contextes habituels.
Que produit le rituel du youyou pour les femmes qui le pratiquent et pour les personnes qui les écoutent ?
Être dans ce groupe de youyou a changé ma vie. J’ai découvert plein d’autres femmes de tous horizons, et puis de ma culture marocaine – des femmes au sujet desquelles j’avais plein d’a priori. Mais finalement, on a tissé des liens formidables, ce projet nous a rassemblées et je me suis dit qu’au fond, le youyou, ce n’était pas des gamineries, que ça avait un sens. Au début, je me disais, ça ne va pas passer, les gens vont appeler la police ou l’hôpital… et pourtant, ça marche ! Plus que ça : à chaque fois qu’on fait une performance, des gens viennent nous voir après, tremblant et pleurant. Ça me questionne toujours, et il y a des choses qui me dépassent, mais c’est tout le travail qu’on fait autour qui aide à comprendre ça. Et puis le projet a voyagé − on a été invitées à Paris, à Berlin, en Bulgarie, bientôt à Bilbao – et on est considérées comme des artistes à part entière, donc rémunérées pour les performances. Myriam [Van Imschoot] doit souvent le défendre, faire en sorte aussi qu’on ne soit pas récupérées, comme une proposition folklorique, ou politique, des femmes qui portent le voile, la diversité, tout ça. Il faut à chaque fois bien expliquer le cadre. La pratique vocale permet de se sentir à l’aise avec sa voix mais on ne sait jamais ce qui va sortir puisqu’il n’y a pas de notes écrites, on devient un peu témoin du son qui se produit. C’est magnifique. Il y a de l’émotion, on transforme l’espace et nous-mêmes on en est transformées. On transmets quelque chose. Et puis il y a une vraie vie communautaire même si on ne se voit pas en dehors. On ne juge pas, on est accueillies comme on est, et ça ça n’a pas de prix. Quelque chose de très fort nous unit qui est né de cette pratique commune.
Conjurer le mauvais œil et la malédiction est quelque chose d’extrêmement important, de très présent dans le verbal quotidien. Qu’on soit croyant·e ou pas, on boit son thé en disant hamdoullah, on prend son verre en disant bismillah, pareil si on éternue, si on s’assoit, etc.
Vous avez aussi une démarche de recherche?
Tout à fait. Déjà, nos youyous ne sont pas les mêmes : rien qu’au Maroc, il y a celui du Nord, celui de l’Est, celui de l’Ouest… Chacune fait le sien. Et on mène aussi un travail de recherche. Le youyou ne se pratique pas que dans le nord de l’Afrique : il y en a en Roumanie, en Grèce, au Pays Basque… ce genre de cri spontané pour marquer une célébration existe un peu partout, et on essaie de constituer une petite bibliothèque documentaire vocale. En plus de ça on a obtenu de la VGC (Commission communautaire Flamande) une bourse pour un « Trajet héritage» de deux ans : c’était un travail sur le youyou, mais surtout sur comment on transmet un patrimoine immatériel ? Comment on interroge cet objet ? La manière dont on le reprend, et le fait que le groupe a été initié par une Flamande, est-ce que c’est de l’appropriation culturelle ? Pendant deux ans, on a travaillé ensemble à toutes ces questions et d’autres.
Pour vous, ces travaux ont été aussi le point de départ d’un autre projet, Count Your Blessings, sorte d’enquête radiophonique autour des bénédictions. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
C’est parti des deux ans du « Trajet héritage». Six personnes du groupe se sont donc attelées à un travail de réflexion autour du patrimoine immatériel et de sa transmission. Chacune est venue avec un sujet particulier, et parmi elles, Rukhsana Zubair a amené l’idée des « manteaux de protection » de Kitlyn Tjin A Djie (protective wrapsn). Cette femme a élaboré cet outil aux Pays-Bas dans le cadre d’un travail sur la relation transculturelle mené auprès de personnes avec des antécédents de migration : elle utilisait des objets liés à l’histoire des personnes pour les aider à raconter, à prendre de la distance, à comprendre leur situation. L’idée des « manteaux de protection », c’est qu’en allant chercher des éléments, des objets, des souvenirs de ta culture d’origine, tu te fabriques un « manteau » qui te protège, une sorte de kit de survie pour faire face aux nouveautés de ta vie dans la culture ou le pays où tu as atterri.
Cette idée de « manteau de protection » m’a énormément parlé. Je suis arrivée en Belgique à l’âge de six ans et tout d’un coup je voyais qu’un tas de choses n’existaient plus autour de moi, ou qu’elles étaient mal vues, non reconnues, disqualifiées, certaines façons de s’habiller, de parler. Comme s’il fallait tout gommer. Si j’avais, à ce moment, trouvé des gens pour me dire que ce que j’avais vécu avant était aussi valide, ça m’aurait aidée à mieux comprendre, à être moins angoissée. L’idée de se créer un kit de survie avec des choses de notre passé et d’autres de notre présent m’a parlé d’autant plus que je travaillais comme enseignante, et apprendre aux enfants comment avoir confiance en elle·eux, ça me paraissait essentiel. C’est comme ça que ça a commencé à germer. Plus tard on en a reparlé avec Myriam [Van Imschoot], et j’en suis venue à évoquer les bénédictions comme un élément de mon propre « kit de survie ».
Dans la culture marocaine, toutes les heures, il y en a. Conjurer le mauvais œil et la malédiction est quelque chose d’extrêmement important, de très présent dans le verbal quotidien. Qu’on soit croyant·e ou pas, on boit sont thé en disant hamdoullah, on prend son verre en disant bismillah, pareil si on éternue, si on s’assoit, etc. Tout le temps. J’ai donc préparé un dossier et on a obtenu une bourse de DARNA pour construire une émission radio, qui est devenue Count Your Blessingsn.
Pour moi, c’était important qu’une partie se fasse au Maroc et j’y suis donc allée pour enregistrer des gens de ma famille. Mais une fois là-bas, les choses ont été plus compliquées que prévu. Entre autres, j’avais du mal avec la posture [d’intervieweuse], j’avais peur que ma famille se sente utilisée ou trahie, je n’osais plus interroger mes tantes. Au final j’ai quand même fini par enregistrer des choses. J’ai enregistré les enfants qui rient, qui chantent, j’ai enregistré le muezzin, le ’Adhan à 4h du matin – cet appel à la prière à un moment où tout le monde dort, c’est foudroyant ! –, j’ai enregistré les youyous de l’une de mes tantes, je les ai enregistrées qui chantaient à la mer… Pour moi toutes ces choses sont des formes de bénédiction et font partie de mon fameux kit de bien-être intérieur. Et tant bien que mal, j’ai réussi à terminer : on a organisé un direct de 2h à la médiathèque Nghe à Molenbeek le 11 décembre 2022. Pour moi ça reste un objectif de travailler sur les « manteaux de protection ». Ça peut aider des tas de gens : quand tu viens d’une autre culture et que tu arrives dans une culture dominante, c’est effrayant. En quittant le Maroc, enfant, j’ai vraiment vécu un arrachement, même si je ne le comprends qu’aujourd’hui. Et je pense du coup à mes parents : qu’ont-ils pu ressentir ? Et mes tantes et tou·tes ceux et celles qui sont resté·es ? Toute cette réflexion est intimement liée à ce travail sur les bénédictions. Se demander ce qui me bénit, c’est aussi se demander qui je suis.
Donner une bénédiction, c’est un peu reproduire un rituel. Il y a les rituels de la religion et puis il y a aussi ceux que nous, on s’invente. Il y a les rituels qui se transmettent par la culture ou l’héritage, et puis il y a ceux qu’on se créé nous-même.
Vous le disiez, les bénédictions ne sont pas forcément liées à une foi, c’est aussi une forme de bénédiction quand on dit « bonne chance » ou « que tout aille bien » –même si la formule est sans doute moins chargée d’histoire. C’est une convention sociale largement partagée.
Oui, c’est ritualisé dans le sens où l’occasion va avec son lot de bénédictions. Il y a celles que tu dis spontanément avant de manger, de t’asseoir, d’entrer quelque part, et puis il y a celles qu’on dit spécifiquement à telle ou telle occasion, telle ou telle fête. Il y a celle qu’on répète ensemble, et qu’on souligne ou pas avec un youyou. Donner une bénédiction, c’est un peu reproduire un rituel. Il y a les rituels de la religion et puis il y a aussi ceux que nous, on s’invente. Il y a les rituels qui se transmettent par la culture ou l’héritage, et puis il y a ceux qu’on se créé nous-même. Avec Count Your Blessings, je me suis créé mon propre « kit ».
Dans ce dossier, on se demande quels rituels peuvent nous aider à (re)construire du collectif, des communs pour faire face à la violence que génèrent les crises sociales, économiques, climatiques. Selon vous, les rituels comme le youyou / les bénédictions en font partie ?
Oui, c’est certain. D’abord, pratiquer le youyou dans le Club Zaghareed, ça m’inscrit dans un groupe bienveillant, je suis reliée aux autres femmes dans un espace de respect et d’estime. Ensuite, avec ces femmes, on créé des performances qui vont bénir différents espaces. Dans la vie de tous les jours, on a besoin de se créer, de se choisir des ami·es, des alliances, on a besoin de se relier. Quand on voit la misère mondiale, croyant·e ou pas, c’est impossible de ne pas ressentir de peur. La peur de perdre ce que tu as, de ne plus jamais retrouver ce que tu as eu, la mort, la maladie, la douleur, pour toi ou pour les gens que tu aimes. Les réseaux sociaux, par exemple, sont pour moi une source d’angoisse. Quand je les regarde, je vois un flot de détresse, une litanie de « regardez-moi », « aimez-moi ». C’est aussi pour ça qu’on a besoin de choses pour conjurer le sort, au moins symboliquement. Je pense qu’il est vital de trouver des moyens concrets, vivants, de transmettre de la protection, de se protéger et de protéger les autres.
Le Cadeau, Myriam Van Imschoot, 45mn, 2022.
Voir Kitlyn Tjin A Djie, Irene Zwaan, Protective Wraps. Transcultural aid for families, G uitgeverij, 2021.
L’expression anglaise « count your blessings » peut se traduire par "Estime-toi heureux·se