Culture et crise climatique

Collectif

Introduction par Pierre Hemptinne.

23-05-2023

Le secteur culturel se préoccupe de la question climatique. Les grandes institutions planchent sur les moyens de réduire leur empreinte carbone et se heurtent à ce qui fait partie de leur modèle : faire se déplacer un grand nombre d’individus !

La proposition de charte récemment publiée en France à l’initiative de Guillaume Logé, conseiller artistique, chercheur associé à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, et cosignée par de nombreuses personnalités, prend une orientation plus prometteuse : s’attaquer à la production d’imaginaires qui rendront possible et désirable l’émergence de nouveaux modes de vie, en phase avec les enjeux climatiques. En effet, la culture se situe-là, et l’on oublie souvent que cette production du sensible peut faire l’objet de politiques spécifiques, ouvrant des possibles ou reproduisant le même.

Cette charte fixe les grands axes d’un mode d’action culturelle pour faire changer les référentiels sociétaux. Elle concerne les opérateurs culturels non-marchand qui, probablement, ne représentent qu’une partie infime des « influenceurs culturels » au niveau de la société. Il faudra encore, ensuite, voir comment réguler l’action de la culture marchandisée et marchandisatrice de l’humain.

Il y a peut-être un biais à relativiser : il n’est pas besoin, me semble-t-il, d’assigner à toute production artistique le devoir de parler d’écologie. Un travail de médiation culturelle propice à développer le sens des interdépendances entre humain et non-humain, à faire sentir autrement l’histoire des êtres humains à partir de son patrimoine culturelle, via une production d’interprétation qui ne soit plus humanocentrée, peut et doit se faire à partir de n’importe quelle œuvre.

Bien entendu, si cette charte gagnerait à être reprise, discutée en d’autres régions, il faut tenir compte de certains dispositifs locaux (par exemple le « pass culture » spécifiquement français).

À l’occasion de ses 30 ans, Culture & Démocratie publiera dans la collection « Neuf essentiels »  un ouvrage de réflexion sur les politiques culturelles prenant la mesure de la dimension culturelle de la crise climatique. Il s’agira d’ouvrir les possibles et d’encourager le genre de chantier indispensable que rend visible la publication, en France, de cette charte « pour changer les imaginaires ».

TRIBUNE

Écologie : la culture a son rôle à jouer pour changer les imaginaires

 

Une quarantaine d’artistes, d’élus et d’intellectuels formulent douze propositions aux acteurs culturels de tous les secteurs afin de diffuser les discours écologiques par le biais des représentations et de l’enseignement.

Le premier défi de notre temps a pour nom «écologie». Les connaissances scientifiques montrent la gravité de la situation pour le changement climatique comme pour l’érosion de la biodiversité et l’urgence à changer d’échelle et engager des transformations profondes. Un monde est à réinventer. Le monde, articulation de l’ensemble de nos relations avec la Terre, est le produit d’imaginaires, de récits, de représentations, de désirs, de croyances, autrement dit, il est une création culturelle. Il n’y a qu’une seule Terre, mais une diversité de communautés culturelles, d’où une diversité de mondes. C’est en chacun d’eux que la question écologique se joue.

Nous reconnaissons que toute œuvre d’art exprime un certain rapport au monde, ou un certain élan vers un embryon de monde et que nous avons à gagner à nous y rendre plus sensibles. En matière d’écologie, nous affirmons la nécessité de donner voix aux œuvres d’art contemporaines autant que plus anciennes, dans toutes les formes d’expression. Dans les propositions qui suivent, notre intention ne vise évidemment ni à réduire le champ de la culture à un unique sujet ni à peser sur les libertés de création et de programmation.

C’est convaincues de la nécessité d’approches et de sensibilités multiples que nous invitons ceux qui, au premier chef, fabriquent, présentent ou financent la culture à prendre conscience de leur rôle. Un programme d’actions nous semble possible dont voici les premières lignes :

1. Nous convions le ministère de la Culture ainsi que les collectivités territoriales à inscrire l’écologie au rang de leurs priorités et à approfondir leur stratégie en mobilisant la culture sur le fond et non pas seulement à travers des objectifs techniques visant à réduire l’impact environnemental des événements et des infrastructures et à diminuer leur consommation d’énergie.
2. Nous invitons les institutions culturelles à se demander comment l’art qu’elles promeuvent peut permettre de réfléchir à tel ou tel aspect de l’écologie et, en ce sens, à mettre en place des offres de programmation et des outils de médiation à destination de leurs différents publics, les scolaires en particulier.
3. Nous suggérons aux musées dont les collections s’y prêtent, par exemple, de créer des parcours de visite, d’ajouter des cartels spécifiques ou QR codes à côté de certaines œuvres, d’initier des expositions, de commander des œuvres à des artistes contemporains, d’organiser des conférences, d’éditer des ouvrages, de produire des documentaires : l’éventail de la pensée écologique offre des dizaines de points d’entrée possibles.
4. Nous encourageons les lieux qui programment de la musique, de l’opéra, de la danse à s’emparer du sujet en ouvrant leurs spectateurs à des réflexions et à des manières d’écouter et de voir qui sollicitent les dimensions écologiques des œuvres. Revisiter des œuvres existantes ou en commander de nouvelles, innover dans les décors, les mises en scène, le jeu d’acteur, enrichir les programmes, accueillir des conférences nous apparaissent comme autant de pistes à explorer.
5. Nous appelons de nos vœux un théâtre et un cinéma où la scène, l’écran résonnent de textes engagés, où s’essayent des expérimentations, où des formes nouvelles de débats et de participations s’inventent, où, pour en ramasser l’expression, le sens et les modalités d’habitation de l’homme sur Terre se trouvent mis en question.
6. Nous recommandons à toutes les bibliothèques et médiathèques de disposer des rayonnages à l’endroit le plus visible proposant des ouvrages et tout autre média, de la fiction à l’essai, traitant d’écologie ; de mettre en valeur la création contemporaine autant que de proposer des lectures critiques d’œuvres anciennes. Pour celles qui en ont les moyens, d’inviter leurs auteurs et d’organiser des rencontres.
7. Nous demandons que les parcours d’éducation artistique et culturelle (EAC) et les cours de français (puis, de philosophie) du primaire au lycée sensibilisent les élèves à des œuvres abordant des sujets écologiques de façon évidente, ou à la faveur d’angles de lecture originaux.
8. Nous souhaitons que le catalogue d’offres du Pass culture s’enrichisse d’une forte dimension écologique. Un certain montant du pass pourrait être réservé à des achats estampillés «écologie».
9. Nous en appelons aux formations en médiation culturelle afin qu’elles apportent connaissances et outils à leurs élèves à même de susciter des dialogues entre art et écologie.
10. Nous incitons les universités à introduire dans tout cursus en art et en littérature un cours obligatoire, chaque année, portant sur l’art, la littérature et l’écologie, à mettre en place des unités de recherche dédiées, à créer des bourses doctorales et postdoctorales spécifiques, en bref, à accueillir comme discipline ce qu’on appelle communément l’éco-critique (ecocriticism).
11. Nous invitons les écoles d’art à donner à leurs étudiants matière à réfléchir sur les questions écologiques à travers des enseignements, conférences, ateliers dédiés, ou toute autre action. Les cours tournés vers la pratique «amateur» pourraient eux aussi intégrer ces dimensions.
12. Sur tous ces sujets, nous encourageons la mise en place d’actions à même d’inclure les publics les plus larges possibles. Une attention particulière nous semble devoir être portée aux initiatives qui viseront à toucher ou à faire participer des personnes peu ou pas du tout familières des lieux de culture. Susciter des débats et solliciter l’intelligence collective ira dans le sens du succès des projets.

Un avenir prometteur pour l’écologie dépend de la manière dont la culture va réussir à s’en emparer. L’aventure n’a rien d’une contrainte : elle est passionnante pour qui a la conviction qu’il s’agit de sens retrouvé, de beauté, d’émerveillement, d’ouverture aux autres, de pluralité de pensée, d’enrichissement du regard et de l’esprit… En somme, de l’élargissement de tout l’être à l’échelle de la Terre qui nous accueille.

publié le 26 avril 2023 par Libération