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Dossier

Culture populaire, démocratie, hyperindustrialisation

Pierre Hemptinne
Directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie

25-05-2021

Tentative de repérage en 15 points de vue

Une question traverse de nombreux articles de ce journal : celle des mécanismes de porosité entre culture populaire, culture de masse et récupération capitalisée. Pierre Hemptine soulève ici les dynamiques de domination sous-jacentes à l’objectif de « démocratisation de l’accès à la culture » qui ne vient pas pour autant abolir les distinctions de classes que la culture opère dans le champ social. Si des points d’hybridation et de résistances existent au sein de phénomènes culturels, quel pouvoir émancipatoire peut porter la culture dans un capitalisme de marché mondial qui tend à l’homogénéiser comme objet hyperindustriel ?

Quand il n’est pas un simple «épithète magique» ou une «notion fourre-tout», l’adjectif populaire reste un «concept à géométrie variable» et à «extension indéterminée». L’habitude qui consiste à employer indifféremment le même mot au sujet de phénomènes qui se rapportent, tacitement, selon le cas, à des sous-catégories bien distinctes (les paysans, les ouvriers de l’industrie, les petits commerçants, les jeunes issus de l’immigration, etc.) relève d’un «racisme de classe, pour lequel tous les “pauvres” comme les jaunes et les noirs, se ressemblent».
Julien Duval, Dictionnaire international Bourdieun

 

1. Dans ce fourre-tout et cet « insaisissable », des questions culturelles complexes modélisent fortement notre environnement, organisées autour des concepts d’art légitime et non légitime, culture savante et culture populaire. Le lien entre capital culturel et classe sociale a été bien étudié par la sociologie bourdieusienne. Les situations sociales dominantes, les cursus scolaires plus élitistes donnent accès aux pratiques culturelles les plus valorisées, les plus valorisantes, associant la qualité « supérieure » des expériences esthétiques accessibles aux usages des possédant·es. Ces formes artistiques légitimes ont pu être pensées comme délibérément créées pour entretenir ce clivage culturel entre les classes. Avec les travaux plus tardifs de Bernard Lahire, une porosité et une relative mixité ont été étudiées : les nouveaux accès aux biens culturels, via le marché, via les technologies de diffusion, ont démocratisé une mise en contact entre des classes et des biens culturels pas forcément destinés à se rencontrer. Néanmoins, l’usage de la diversité culturelle comme plus-value du capital culturel initial, la circulation entre les genres et la faculté de jouir d’une grande diversité de produits esthétiques s’avèrent être principalement l’apanage des classes privilégiées (sans qu’il y ait étanchéité rigoureuses entre les classes). Elles jouissent d’une plasticité plus grande à l’égard des formes de réception qu’exigent les différents registres artistiques (savants, populaires, pointus, mainstream).
À cet égard, relire L’esthétique de la résistance de Peter Weiss est toujours instructif.

2. Il y a eu un engagement conséquent pour démocratiser l’accès à la culture et réduire les biais sociaux dans la distribution des biens symboliques. Il s’agissait de faire en sorte que des citoyen·nes puissent s’approprier des œuvres, des pratiques culturelles jusque-là réservées à une classe dite plus élevée que la leur. Cela consistait à s’approprier des codes de lecture, des facultés d’interprétation, des normes de plaisir liées à des esthétiques plus exigeantes, demandant plus de temps d’assimilation, de familiarisation, constituées de plus de couches de références où s’entrecroisent le « sens ». Néanmoins, un sérieux vice de forme caractérisait l’ensemble de la démarche : si elle préconisait une élévation par la culture pour rapprocher le plus grand nombre des valeurs culturelles les mieux cotées, il était hors de question de partager et rendre accessibles les statuts sociaux correspondants. Autrement dit, le message était, finalement : « Développez votre capital culturel en vous familiarisant avec les arts les plus légitimes, ça peut vous aider, mais, en gros, restez à votre place (sociale). »

3. Pierre Bourdieu considérait que la majorité de ce que l’on considère comme culture populaire – le mainstream, les best-sellers –, n’est pas produit par le peuple.

Ce que l’on appelle culture populaire aujourd’hui est avant tout une culture hyper-industrielle qui recouvre tout ce en quoi consiste l’exploitation des consciences via des biens culturels.

4. Par ailleurs, les formes musicales dites populaires, à part les traditions faisant l’objet de conservation, n’ont jamais accepté d’être assignées à une place statique. Historiquement, elles évoluent vers des formes de savantisation qui les éloignent de leur statut dit populaire. Les musiques high-life de la période coloniale, formatées pour amuser les coloniaux, se complexifient en entretissant différents codes et messages : la distraction facile, les sous-entendus anticoloniaux, le métissage avec des formes musicales d’autres communautés elles-aussi engagées dans la dénonciation de l’esclavage et de l’exploitation coloniale, le détournement de formes culturelles des dominant·es. Le schéma se répète en différentes géographies. Il peut s’illustrer avec un album tel que Soul Séga Sa !n consacré aux hybridations musicales dans l’Océan Indien durant les années 1960 et 1970. On y voit comment s’élabore le séga moderne, selon quels jeux d’influences politiques, sociales, culturelles, migratoires, technologiques. Même si la facture finale reste facile et populaire, les constructions sont drôlement pointues, créolisation d’héritages symboliques équivalent à une savantisation. Même si cela s’effectuait en lien avec un marché discographique international, ce dernier ne déterminait pas l’ensemble des évolutions observées.
Et que dire de l’exemple par excellence, celui du jazz ! L’arrivée de l’enregistrement, offrant la possibilité de se réécouter – et donc de se commenter, de se corriger, d’inspirer une autre manière de faire –, a donné naissance à des formes de plus en plus savantes, composées, des écritures alternatives innovantes qui n’ont plus rien à voir avec l’immédiateté du jazz initial. Cependant, les formes radicales du jazz, plus intellectuelles et moins immédiatement consommables, ont gardé un lien de sens avec l’engagement social et politique initial. Elles n’ont cessé d’être inspirées par cette impulsion première et populaire contre le racisme, l’esclavage, le colonialisme.

5. Une grande confusion s’est installée entre populaire et industriel. Cela selon deux lignes de force qui ne devraient pas à priori collaborer. D’un côté, il me semble que les forces de démocratisation de la culture ont privilégié un travail sur les formes populaires pour en augmenter la légitimité et, dans la foulée, valoriser les habitant·es se reconnaissant dans ces esthétiques. Comme si les formes plus exigeantes – en termes de temps, de lecture, de codes à maitriser, de référents à incorporer – étaient en elles-mêmes porteuses de discrimination sociale. La lenteur et la difficulté requises par certaines formes artistiques complexes devenant en elles-mêmes problématiques, anti-démocratiques.

6. Il y a eu une intensification industrielle de la production musicale (entre autres) et de la prescription automatique et mathématique, grâce au numérique, en vue de synchroniser les gouts et les couleurs. Cette synchronisation, j’y reviens plus loin, s’appuie sur des esthétiques facilement virales, requérant des attentions aisément mobilisables. Peut-être est-ce là que s’établit une convergence trouble entre volonté de démocratiser la culture et industrialisation de la consommation culturelle ?

7. En visitant la rétrospective de Johan Muylen, je ressens que l’esprit frondeur particulier qui y règne, la portée critique de ses assemblages, ne vise pas à exclure tel ou tel héritage dominant. Il ne déclasse rien, il réinvente. Jouant avec les référents artistiques, culturels, sociaux d’époques, de classes et régions géopolitiques différentes, il ne brise pas les règles du jeu qui régissent le champ des arts (au sens large). Il en démine les effets d’imposition, de discrimination et de distinction, il les déplace. Il diversifie les manières de jouer, pour faire apparaitre autre chose, les coulisses de ce qui est en jeu. Il interprète. Il produit une tentaculaire machinerie onirique d’interprétations de l’histoire de l’art et des cultures, un remixage iconoclaste – bien que générant de nouvelles images fortes – de tout le partage du sensible tel qu’il a été instrumentalisé par les pouvoirs modélisant les normes d’existence sociale et économique. Cette manière de faire de Muyle donne l’impression d’une grande liberté acquise à l’égard des différents registres artistiques et symboliques. N’est-ce pas cela l’autonomie recherchée par les politiques de démocratie culturelle ? Chaque œuvre se présente comme l’atlas hétérogène d’un point sensible du monde (atlas dans le sens d’Aby Warburg). Au cœur d’éléments que nous reconnaissons tou·tes, selon des degrés de connaissance différents, il introduit une différence, quelque chose d’étranger et d’inconnu issu de matériaux (re)connus. Cette différence crée un effet de diachronisation, un vide, un appel qui déclenche l’expérience esthétique proprement dite. Celle-ci, explorant cette impression de surprise et d’imprévu, produit alors de la connaissance subjective, individuelle, mais qui va à la rencontre de l’autre, à travers l’œuvre, recherchant un point d’empathie, instaurant après coup une synchronisation entre soi et cette différence qui parle. C’est la part de transindividuation. C’est cette pulsation, cet enchainement de phénomènes entre singulier et universel qu’il serait intéressant de mettre à contribution dans la constitution des communs de la culture. Est-ce que ce discours sur Muyle n’est pas le reflet d’une culture élitiste ? Comment traduire cela ou plutôt le rendre habitable pour les milieux populaires ?

L’audimat n’est-il pas devenu l’instrument dominant de la légitimation culturelle présentée comme la voix du peuple ?

8. L’engagement dans ce processus esthétique où l’on passe d’abord par un sentiment de perdre pied – de quoi ça parle, à quoi se raccrocher dans cette différence et cet inattendu ? –, demande quelques fois de l’effort ou de l’obstination. Il faut chercher des repères, essayer de comprendre. Un discrédit est de plus en plus jeté sur ce type d’effort. À la fois au nom de la démocratie culturelle et du marché.

9. Le capitalisme a épuisé les ressources naturelles de la planète. Il en a fait le tour. Son extractivisme se tourne vers de nouvelles zones à coloniser : les personnes, leur intériorité, leur subjectivité, leurs ressources psychiques et physiques. Ce que l’on appelle culture populaire aujourd’hui est avant tout une culture hyper-industrielle qui recouvre tout ce en quoi consiste l’exploitation des consciences via des biens culturels. Si le terme populaire est encore utilisé, c’est dans son acception magique évoquée par Bourdieu, pour produire une illusion masquant la réalité massivement industrielle.

10. Le marché produit et diffuse partout, au plus près des corps et de l’intime, ce que Bernard Stiegler appelle des « objets temporels », des chansons, des films qui ont une temporalité bien identifiable, avec un début et une fin. En écoutant, en regardant, on calque sa temporalité intérieure et physique sur celle de la chanson et des images qui coulent. Peut-être écoute-t-on ou regarde-t-on de moins en moins de façon linéaire, jusqu’au bout. On zappe, on passe d’un objet temporel à l’autre, ils se ressemblent, l’attention devient de l’inattention. « Cette coïncidence de l’écoulement de votre temps de conscience avec l’écoulement des objets temporels est ce qui permet que votre conscience ADOPTE le temps des objets temporels en question », dit Bernard Stieglern, qui parle aussi de capture d’attention. C’est par là que s’effectue une synchronisation massive, au niveau mondial, de ce qui s’écoute, de ce qui se regarde comme images. (Il suffit de consulter les hit-parade du streaming, du téléchargement.) Ces objets temporels, de plus en plus connectés, ont comme fonction de capter nos consciences, de les transformer en données exploitables économiquement. Ce sont ces données qui alimentent le marché. Il est évident que la fascination pour ce qui s’écoule, musicalement, cinématographiquement, doit être rendue très fluide, immédiate, surtout jamais prise de tête, jamais rien de diachronique, d’inattendu, d’imprévisible (ou à très petite dose).

11. L’extraction du sensible vers son exploitation capitaliste s’effectue via les multiples moteurs de recherche, véritables prothèses « qui ont pour effet non pas de formaliser des singularités et de les intensifier, mais au contraire de les réduire tendanciellement, par exemple en renforçant les comportements mimétiques et généralisant la logique de l’audimat dans les procédures prétendument personnalisantes de l’accès – ainsi de Google ».

12. Les expressions populaires, particulièrement musicales et cinématographiques, ainsi instrumentalisées par la logique de l’audimat, jouent dans une belle pièce, comme on dit. Elles bénéficient rarement de configurations favorisant leurs évolutions vers des savantisations intégrant, à leur manière, des démocratisations actives du regard et du senti social. Elles sont chargées – cela peut bien entendu être à leur corps défendant – de produire massivement du « même » pour rentabiliser au mieux la captation des données sensibles selon l’ampleur prise par le capitalisme numérique : il faut pouvoir fourguer au plus grand nombre possible les « choses semblables que d’autres comme vous ont déjà aimées ». Et ça doit aller vite. De plus en plus vite. Parce qu’il nous est demandé d’émettre toujours plus de signaux numériques à partir des points connectés de plus en plus nombreux et diversifiés qui cartographient nos usages quotidiens. Nous devons alimenter la bête avide de signaux qui nous rendent toujours plus prévisibles. Et nous devons ingurgiter en retour toujours plus d’objets temporels, entiers ou fragmentés. Un mécanisme de téléguidage de nos expériences esthétiques, un « télé-commandement » en quelque sorte. Cette accélération fait glisser l’expérience esthétique vers le réactif plutôt que vers l’engagement actif tel que brièvement évoqué à partir du travail de Johan Muyle. Un façonnage des individus par leurs pratiques culturelles supplante les conditions d’une participation citoyenne au symbolique. C’est ce qui correspond à la métaphore de la fourmilière présentée par Stiegler : « Il n’y a plus d’individus, mais des particuliers grégaires et tribalisés, qui paraissent conduire vers une organisation sociale anthropomorphe d’agents cognitifs, voire réactifs, et tendant à produire, comme les fourmis, non plus des symboles, mais des phéromones numériques. »n

13. La culture populaire, même si ce qu’on entend par là n’a pas été pris en mains par le peuple comme le rappelait Bourdieu, a démocratisé, en premier lieu, les contenus et les formes artistiques au niveau de la prise en compte des réalités à raconter, du profil et de l’origine sociale des personnages et de leurs destins, des procédés narratifs correspondants à des habitus diversifiés, de la place confiée à des narrateurs et narratrices issu·es de différentes classes sociales. Tout cela existe encore mais largement parasité par le capitalisme numérique, ses moteurs de recherche, sa machine algorithmique. Ne correspond-elle pas dès lors, aujourd’hui – largement mais pas exclusivement – à un écosystème culturel du populisme dans le sens péjoratif que politiques et journalistes confèrent au terme populisme ?

14. Je n’entends pas réduire les choses à une dynamique binaire. Même les objets temporels hyperindustrialisés peuvent aussi donner lieu à de réelles expériences esthétiques, avec de l’imprévisible, échappant à la fatalité de producteur·ice et de récepteur·ice de phéromones numériques. Bernard Stiegler en rend compte dans le même ouvrage au fil d’une analyse passionnante du film d’Alain Resnais On connait la chanson. Cela se passe d’autant mieux si l’on dispose d’un capital culturel qui, quelle que soit la pression du numérique, facilite le recul, la distance critique et met en contact la production même la plus banale avec une riche bibliothèque interne de souvenirs, de traces, de réminiscences diversifiées, de référentiels culturels multiples, bref avec ce que l’appartenance de classe procure comme maitrise plus globale de ce que signifie la culture. Mais qu’en est-il, massivement, des effets de cette hyperindustralisation ?

15. Peut-on encore considérer, dans l’état actuel du marché, que c’est par la valorisation de la culture populaire que l’on avancera vers plus de démocratie ? L’audimat n’est-il pas devenu l’instrument dominant de la légitimation culturelle présentée comme la voix du peuple ? Alors que, par-dessous, les anciennes instances de légitimation et de distinction restent opérantes pour une minorité représentative au pouvoir ? Et ce populisme hyperindustriel, avec ses algorithmes et ses filtres au service de l’exploitation à grande échelle du sensible, a-t-il quoi que ce soit à voir avec le « peuple », les droits culturels, la démocratie culturelle, etc. ?

 

Image : © Marine Martin

1

Dictionnaire International Bourdieu, sous la direction de Gisèle Sapiro, CNRS Éditions, 2020.

2

Soul Séga Sa !, « Indian Ocean Segas From 70’S Vol. 2 », FolkWelt, Bongo Joe BJR036, 2019 (Référence PointCulture : ML7039)

3

Johan Muyle, « No room for regrets », rétrospective au Mac’s, du 20.12.20 au 18.04.21. Lire l’article sur le site de PointCulture

4

Bernard Stiegler, De la misère symbolique, 1. L’époque hyperindustrielle, Galilée, 2004.

5

Bernard Stiegler, De la misère symbolique, op.cit.