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Dossier

Danse hip-hop : peindre avec les corps

Entretien avec Oumar Diallo et Djimi Kahunda Kikonda
Danseurs

25-05-2021

La culture hip-hop regroupe un ensemble de pratiques artistiques. Mouvement underground né dans les quartiers du sud du Bronx, le hip-hop est aujourd’hui massivement diffusé et fait partie de la culture populaire à plus d’un titre. Mais pour beaucoup de ses artistes, qu’il soit mainstream ou underground, le hip-hop reste un espace d’expression libre, de revendication, et l’underground n’a pas disparu. Pour le duo de danseurs Kifesh, c’est un art de vivre à part entière. Ils nous parlent ici de leur spectacle, qui mêle des codes de création contemporaine plus reconnus avec des propositions nourries par leur histoire et leur parcours propres.

Propos recueillis par Thibault Scohier, critique culturel, membre de Culture & Démocratie

Pourriez-vous revenir sur la naissance de Kifesh, qui est un collectif mais aussi spectacle ?
Oumar Diallo : On a commencé à développer notre premier projet à la suite de la formation « 1000 pieces puzzle » organisée par Cindy Claes et le Zinnema, qui apprenait la mise en scène à des artistes et des danseurs et danseuses de hip-hop et d’autres styles de street dance. J’avais un projet de pièce et j’ai invité Djimi. L’histoire de notre duo a commencé à ce moment-là. Ensuite, au début de l’année 2018, on est rentrés au City-Labs, un incubateur de projets qui fait partie du Pianofabriek et on y a développé le spectacle pendant deux ans. Là-bas, on nous a aidés à trouver des résidences et un peu de budget pour payer des coachs et surtout à développer notre pièce. La première a eu lieu en janvier 2020, puis la deuxième en septembre 2020 au « Détours Festival ». À présent, on essaie de tourner le plus possible, de se faire inviter dans des festivals ou par des théâtres. Notre but avec cette compagnie c’est de faire des spectacles qui parlent de choses réelles et avec un message fort qui puisse toucher les gens.

On s’est alors rendu compte que le système artistique de création contemporaine fonctionnait d’une certaine façon. Mais on n’a pas voulu adopter cette identité-là ou s’y diluer, on a préféré s’adapter au contexte tout en restant nous-mêmes.

Le hip-hop est au départ un genre underground, puis cela évolue – vous en parliez lors d’une émissionn à Radio Campus. Reste-t-il aujourd’hui une scène underground et plus particulièrement hip-hop, notamment en Belgique ?
O.D. : Quand on parle de hip-hop on parle souvent de « culture hip-hop ». Nous on se situe plutôt dans la danse, qui est encore une sous-catégorie. Certaines disciplines de cette culture hip-hop sont très développées. Comme par exemple le rap belge qui, ces 4-5 dernières années, s’est développé de manière exponentielle. Les rappeurs belges ont la cote, ils sont connus en France. Certains ont des deals avec des labels indépendants et sont distribués, et d’autres ont leur propre label. Il y a une partie du rap belge qui est mainstream. Aujourd’hui, dans la rue, tu peux voir des pubs pour le dernier album de Damso ! Il y a 6-7 ans, on ne voyait pas dans la rue des pochettes de Gandhi, qui est un rappeur belge un peu plus ancien. Le hip-hop est à la fois mainstream et underground. Il y a d’autres rappeurs qui rappent depuis dix, quinze ans et qui restent dans l’underground. Ce rapport underground/mainstream est visible dans toutes les disciplines du hip-hop, dont la danse. En France par exemple, il y a des danseurs qui vont aller dans l’émission « Incroyables Talents ». En les voyant à la télé, on peut se dire : « Que c’est mainstream ! » mais ces gars viennent de l’underground. Les deux coexistent et se nourrissent l’un l’autre.
Si on regarde comment le hip-hop s’est développé ici en Europe et aux États-Unis, dès le départ on retrouve cette dualité. En Belgique, l’un des premiers grands tubes de rap c’est « Vous êtes fous ! » de Benny B. en 1990. C’était un truc très mainstream qui passait en radio, à la télé, qui a été très médiatisé. La même année, BRC (Bruxelles Rap Convention), un collectif de rappeurs bruxellois, a sorti un vinyle : c’était la même époque, la même année, mais BRC est resté underground et aujourd’hui beaucoup moins de gens connaissent ce vinyle.
Avec notre spectacle, on va vers quelque chose de plus institutionnel parce qu’on s’adresse à des théâtres et à des festivals qui sont subventionnés avec de l’argent public et qui sont donc des extensions de l’État. On va vers eux mais en toute connaissance de cause. Notre objectif c’est de toucher un public qui côtoie ce genre de lieu, parce qu’il ne connait pas forcément le hip-hop, ni notre réalité. C’est cette réalité qu’on a voulu aborder dans le spectacle : le parcours de deux jeunes issus de quartier populaire et de la diaspora africaine. Les gens qui vont au théâtre sont loin de cette réalité. En même temps, on reste aussi dans l’underground. On continue à participer à des jams sessions, à des battles s’il y a moyen de danser, dans la rue… Donc oui, mainstream et underground coexistent toujours.

Djimi Kahunda Kikonda : Ce qu’on fait dans l’underground, ça reste underground. Dans tout ce qui est théâtre, création, on veut montrer qu’on vient de là, faire du mainstream à notre façon. Pour « mainstreamiser » notre vibe on veut la rendre poétique, avec un message derrière, la rendre emblématique. Ce concept de message était à la base du hip-hop, et nous on a toujours cette envie-là. L’underground est là, il a toujours été là, il reste l’inspiration de souche, on grandit avec. Il faut voir les jeunes qui sont dans la rue, les gens qui écoutent la musique, les cyphersn … Aujourd’hui ça rappe à la maison, dans des house parties, dehors, dans les quartiers. Cette culture elle est encore puissante. Dans le mainstream ça prend une autre envergure, on essaye tous de trouver ce côté original, propre à nous-mêmes et de le rendre public.

Tout en reprenant certains « codes » et références du hip-hop, votre spectacle est aussi assez proche d’une performance de danse contemporaine. On n’entend pas de hip-hop (ni d’autre musique) à l’exception d’un morceau. Cette hybridité, est-elle volontaire ? Est-ce qu’elle diffère de votre pratique dans des milieux plus underground ?
O.D. : Comme le disait Djimi, avec ce spectacle on veut garder notre essence, ce qui nous est cher, et l’amener dans un autre environnement, plus institutionnel. Du coup, ce côté danse contemporaine qu’on peut voir dans le spectacle est dû à des codes de mise en scène, de théâtre qu’on a utilisés pour pouvoir raconter notre histoire et passer notre message. Mais malgré le fait qu’on ait dû jouer avec des conventions qu’on ne connaissait pas à la base, on a quand même réussi à garder notre essence hip-hop et notre énergie. Et on en est fiers. Ce côté viscéral, c’est quelque chose qui est intrinsèque au hip-hop, c’est un truc qui sort de toi, une énergie brute et c’est cette énergie-là qu’on a voulu mettre dans le spectacle. On ne s’est pas dit « on va devoir changer pour s’adapter », mais plutôt : « On va jouer avec ces codes pour qu’il y ait une porte d’entrée, et puis on va vous amener dans notre monde. »

D.K.K. : Oui, on n’a pas essayé coute que coute de s’adapter aux institutions. On est allés chercher des informations et on a travaillé avec des coachs. On s’est alors rendu compte que le système artistique de création contemporaine fonctionnait d’une certaine façon. Mais on n’a pas voulu adopter cette identité-là ou s’y diluer, on a préféré s’adapter au contexte tout en restant nous-mêmes. Ce qu’on cherche vraiment aujourd’hui c’est à apporter cette ouverture d’esprit qu’on a apprise dans l’underground et la fusionner avec ce qu’il y a dans le contemporain. C’est un mode d’expression à la fois corporel et spirituel.

Quand on vous écoute, on a l’impression que le hip-hop ce n’est pas que la danse et la musique mais vraiment un art de vivre…
D.K.K.  : Il y a une chanson qui dit « Hip-hop is my life, yes yes yo, we don’t stop ». Le hip-hop c’est la musique, les paroles, la façon de penser des rappeurs, des artistes, c’est tout un univers autour, et tout ça c’est quelque chose qui nous tient debout. On est des passionnés et des amoureux du hip-hop. C’est énorme ce que les gens arrivent à reproduire de ce que nos ancêtres ont fait hier, sans même en avoir conscience.
Nous, on cherche à en prendre conscience au quotidien. On travaille un mouvement chaque jour. Un mot, ça va avec une émotion, une manière de se tenir, une manière de penser. Le hip-hop ce sont des couleurs. Picasso, il avait sa toile pour peindre, il pouvait rester devant une semaine – pas une journée mais une semaine ! – à travailler sur sa peinture. Nous on aime bien peindre avec notre corps, c’est notre art. On aime danser, on aime s’exprimer, expliquer ce qu’on ressent, raconter une histoire aux gens. Si on fait des cyphers, ce n’est pas juste pour échanger. Et des échanges sans émotion, c’est comme un œuf vide, il n’y a rien à l’intérieur. Nous on veut être consistants, on veut donner. C’est une manière de marcher, de poser, de regarder – une manière de voir le monde aussi. Ce travail, ça nous forge et ça nous apaise le cœur et l’esprit. Le hip-hop nous pousse à dépasser nos limites.

O.D. : Pour moi la danse est une extension de ma personne. C’est la continuité de qui je suis. Quand on rentre dans un cypher, parfois on veut faire comprendre des choses par le mouvement. Moi par exemple j’aime bien faire rire, donc je vais faire des trucs pour faire rire les gens en dansant, comme j’aurais pu raconter une blague en parlant. Je ne connais qu’une toute petite part de ce que la danse m’apporte. Je suis encore en train de le découvrir tellement c’est fort, tellement c’est vaste. Parfois ça devient une routine. Les bienfaits sont là mais c’est après coup, en prenant un peu de recul qu’on s’en rend compte. On commence alors à mettre des mots sur cet inconscient. La danse n’est pas comme le langage parlé où tout est clair, il y a une part d’abstrait dans le langage physique, une place laissée à l’inconscient, à l’individualité. C’est ça qu’on aime et qu’il faut développer.

Vous parlez aussi de l’importance du modèle, d’être des exemples, pour des jeunes dont la vie n’est pas forcément simple. Pour vous le hip-hop c’est aussi une revendication, un combat ?
D.K.K.  : Oui, sur scène il y a cette part politisée. Le message que l’on veut porter généralise celui d’énormément de jeunes qu’on côtoie à Bruxelles. La rue, elle nous a appris que rien n’est facile, rien n’est donné. Et nous, qui venons de quartiers populaires et qui écoutons du rap et même de la musique contemporaine, mondaine, on veut représenter cette identité-là. Cette personne-là qui vit cette fast life tous les jours : « On est là, on est underground, on danse, on est ébène, on a en marre d’être rétrogradés… » Tout ça, on essaye de le prendre et de l’intégrer dans le spectacle et cette particule-là elle doit briller. Juste deux noirs sur scène, ça dit déjà beaucoup.

O.D. : On a compris pendant le processus que même en ne faisant rien, juste en étant sur scène, il y avait déjà une prise de position et quelque chose qui se racontait. Quand on a commencé le projet on était peut-être un peu naïfs, et c’est au fur et à mesure, en travaillant, en rencontrant des gens, des coachs, qu’on a pris conscience qu’on ne partait pas d’un point zéro. On part d’un endroit où les gens vont se faire des idées, où nos corps vont poser question. Juste être debout sur la scène torse nu, sans bouger, à regarder le public, sans qu’on ait encore fait une once de danse hip-hop, ça va déjà dire quelque chose sur le monde dans lequel on vit, sur nous. Et après on a essayé de jouer avec ce cadre, d’en sortir, de rentrer dedans, de le renverser, de s’amuser avec.

D.K.K.  : Combien de fois on s’est retrouvés dans la situation où juste en disant : « bonjour je m’appelle Djimi », les gens te mettent déjà une étiquette alors que tu n’as pas encore eu le temps de t’exprimer. Ce qu’on veut représenter c’est toute une vie, que des jeunes vivent, que nos anciens ont vécu aussi. Si les gens vont chercher plus loin dans le hip-hop, ils verront que ce qu’on dit ça a déjà été représenté à l’époque. On va le dire avec notre corps et notre état d’esprit. On essaye d’être en paix, de faire les choses intelligemment, dans la sagesse, humbles… et dans ce qui nous ressemble. On n’a pas besoin de pancartes ou de crier « Hé ! Regardez, on est là ! » On a conscience d’être une nouvelle génération qui suit la précédente – les parents sont venus en Occident et ont vécu une période qui était encore plus difficile. Nous on a grandi ici, on est un genre de génération 2.0. On veut évoluer et vivre en communauté, partager cet amour qu’on a avec les gens. On veut pouvoir apporter des choses nouvelles à la génération de demain. On va dire les choses avec notre corps, en se donnant jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’on perde le souffle. On veut combattre la frustration. C’est tout le message : nous avons une frustration en commun, cherchons maintenant à trouver la solution ensemble. n

 

Image : © Marine Martin

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« Ce fut dans le Campus info du vendredi soir » émission animée par Graziella Van Loo le 18/09/2020 sur Radio Campus

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Cercles de danseurs freestyle.