Benjamin Monteil
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Vents d’ici vents d’ailleurs

Days4ideas

Mylène Lauzon, directrice de La Bellone,
Camille Louis, dramaturge associée à La Bellone et
Emmanuelle Nizou, collaboratrice à la programmation de La Bellone

19-11-2021

La collaboration entre Culture & Démocratie et La Bellone remonte à septembre 2018, à l’occasion de la première édition des Days4ideas, qui avait donné lieu l’année suivante au dossier « Qui peut parler ? » inspiré de cette programmation. Aujourd’hui, nous avons demandé à Mylène Lauzon, Camille Louis et Emmanuelle Nizou, les programmatrices, d’évoquer pour nous les points qu’il leur semble important de relever sur la conception de cet évènement bruxellois depuis devenu annuel. Elles nous livrent ici un texte à six mains : Mylène Lauzon commence, Camille Louis poursuit et Emmanuelle Nizou termine.

Faire la programmation dans une maison de création comme La Bellone, qui ne diffuse pas de spectacle mais qui se consacre aux processus artistiques, impose qu’on conçoive son écriture, au sens de ce qui va s’y tramer, sous quelle forme et quel style, comme si on créait une œuvre : en considérant son équipe, chacun·e de celles et ceux qui participeront à sa création, en réfléchissant à ce qu’on veut raconter, faire éprouver ou expérimenter, en tentant de s’adresser à chacun·e comme à tou·tes à la fois, en se donnant du temps pour saisir la portée de ce qui s’énonce chaque jour lors de nos présences au travail et en mesurant au mieux les impacts politiques, sociaux et affectifs de notre projet. Pour proposer une programmation à l’aune de cette ambition esthétique, la modalité d’écriture de celle-ci doit être processuelle, c’est-à-dire sans intention pré-déterminée.

C’est pourquoi, depuis mon arrivée à La Bellone et par extension lors de nos Days4ideas, nous n’imposons pas de thème. Notre programmation se tisse au fur et à mesure de nos discussions ; non seulement entre nous − Emmanuelle, Camille et moi, les programmatrices −, mais aussi bien avec nos collègues, nos collaborateur·ices divers·es, les artistes qui habitent La Bellone ou qui y circulent, nos voisin·es, nos ami·es et familles. Nous rejetons la tare institutionnelle du top-down, de l’autorité (ici programmatrices) qui saurait mieux que les autres (artistes et publics) ce à quoi nous devons donner importance aujourd’hui et à qui et à quoi nous devons attribuer nos ressources publiques. Nous procédons plutôt par mise en lien et tressage, par acte de partage et mise en circulation.

Avec notre programmation des Days4ideas, nous tentons avec obstination et rigueur de questionner nos réels, ensemble, et de donner visibilité à un nombre de questionnements qui ne sont pas systématiquement les nôtres. « Qu’est-ce qui te travaille aujourd’hui ? » pourrait sans doute être le sous-titre de nos Days4ideas puisque cette question est notre unique entrée pour l’écriture-programmation de cet évènement, et par conséquent le seul dénominateur commun de chaque édition. La programmation est un extrait, plus qu’un résumé, des réponses accueillies et problématisées. On tire des lignes entre l’interrogation d’un·e artiste, d’un·e membre d’une association militante ou bien d’un·e penseur·se. Et de là, on vous invite à venir vous mettre au travail avec elles et eux pour créer ou imaginer, ensemble, des futurs possibles.

Avec notre programmation des Days4ideas, nous tentons avec obstination et rigueur de questionner nos réels, ensemble, et de donner visibilité à un nombre de questionnements qui ne sont pas systématiquement les nôtres.

Si l’une des spécificités de nos Days4ideas est donc de ne pas partir d’une thématique prédéfinie mais de laisser parler les expériences (à la fois celles que nos différent·es invité·es proposent respectivement, celles qui en découlent pour les participant·es varié·es mais aussi celles communes qui se composent au croisement de ces journées), pour notre édition 2021, longue puisque s’étendant sur dix journées, nous avons cependant voulu nous donner la chance d’éprouver plus directement et, justement, plus « expérimentalement » ce commun façonné. Nous y avons donc consacré un espace-temps particulier : le rendez-vous « Retours, détours, pourtours » que je proposais à la fin de chacune de nos deux semaines. Ce fut l’occasion de tirer les fils tissant l’étoffe sensible et sensée de ces journées et surtout de se la rendre visible à plusieurs, la pluralité n’étant donc pas uniquement composée par mon travail de synthèse mais aussi par la parole et le regard des intervenant·es que j’invitais plus spécifiquement à « prolonger en retournant », à faire retour sur certaines problématiques extraites des jours passés en les mettant en conversation avec leurs pratiques menées en plus et en dehors de ce qu’ils et elles avaient pu proposer au sein de la programmation. Et c’est justement la conversation qui fut non pas l’un des thèmes mais plutôt l’une des dynamiques qui à la fois nous est apparue comme transversale à ces dix jours, et comme pouvant aussi traverser, animer ces deux moments de « retours, détours, pourtours ».

Cette distinction entre « thème » et « dynamique » est importante car conséquente avec notre refus initial du « thématique ». Nous n’avons donc pas, à défaut de le poser au début, cherché à le trouver par après en se rassurant par des dé-finitions qui, trop souvent, mettent fin aux expériences et aux trajets intensifs amorcés en les rangeant sous un terme, sous un concept surplombant, sous une identité. Au contraire nous avons continué à tenir sur cette qualité du « converser » pris au beau double sens du terme, c’est-à-dire, comme le dit le latin cumversare, ce qui avance en renversant et, comme le dit le vieux français, ce qui vit ensemble et se vit ensemble. Nous étions plusieurs à sentir que, au sein de nombreuses propositions, ce à quoi nous assistions ou participions c’était bien des renversements : renversements de routes déjà tracées, d’identités préposées enfermant des singularités dans des costumes mal ajustés, et renversement de représentations qui peuvent être imposées par la société ou, il est important de le reconnaitre, par nos propres tendances à l’identification et à cette fameuse et morbide définition. Cette manière de retourner les fixités, de passer sous les étiquettes qui assignent et ghettoïsent des sujets, fut en effet présente, je crois, dans quasi toutes les propositions. Elle le fut de manière très visible et abordée directement par certaines comme (parmi d’autres) Peggy Pierrot et ses invité·es qui se sont attaché·es à déconstruire les termes de maladie et surtout les prisons qu’ils constituent pour les sujets diagnostiqués « malades » et entendus alors seulement comme des sujets « manquant de » − des sujets manqués, incomplets, anormaux… Les intervenant·es de ce moment ne se sont pas arrêté·es au seul travail de déconstruction mais se sont aussi lancé·es dans celui de la recomposition en remplaçant notamment les termes assignant par des qualités comme celles de « différent·e » depuis lesquelles on peut faire commun différemment et avec des différent·es que nous sommes toutes et tous. Le renversement-recomposition fut aussi travaillé par Fatima Ouassak et Selma Benkhelifa qui à la fois ont su rendre visible toute la violence concrète qui fait suite, pour les jeunes issu·es de l’immigration, à leur identification comme « jeunes des banlieues » (autrement dit « jeunes délinquant·es » qu’on doit punir et redresser) et qui ont su aussi nous mettre au travail collectif d’actions concrètes permettant non seulement de refuser ces assignations mais aussi de composer d’autres façons d’agir ensemble et, en effet, de vivre ensemble.

Mais cette « avancée renversante » s’est aussi éprouvée, de manière moins directe, purement intensive et sensible, dans des propositions comme celles de Maria Kakogianni qui, dans sa lecture performative d’Iphigénie à Kos, nous a fait passer de l’idée que l’on peut se faire d’une « lecture par une philosophe » au vécu d’une expérience, mais aussi, tout autant, du conceptuel au pur expérientiel et à l’intelligence sensationnelle, l’intelligence par la sensation de ce qui fait tout autant nos enfances de femmes toujours un peu abimées que les enfances possibles de mondes au sein desquels les petites filles pourraient enfin grandir autrement ou plutôt exister tout simplement. C’est-à-dire sans le passage forcé par la soumission dans les multiples formes que celles-ci peut prendre. Il faudrait aussi, pour parler de ces renversements intensifs, éprouvés plutôt que saisis par la pensée, citer l’immersion sonore proposée par Emmanuelle Nizou et Chedia Le Roij le long de laquelle nous sommes passé·es sous le gros mot de « confinement » pour rencontrer une multiplicité d’actions de solidarité qui ont fait bien plus qu’assurer la sur-vie telle que, sous prétexte de « guérison », elle force à passer au-dessus (sur) ou à côté de la vie, de ses chahuts, de ses accidents sans le relief desquels la vie n’est plus. À l’inverse, ces actions ont su remettre en jeu la vie, la vivacité qu’il y a dans le fait d’agir en commun, de sortir de l’isolement et pas seulement de celui imposé par la temporaire « distanciation sociale » mais aussi et surtout par les distanciations forcées placées entre des singularités tenues en dehors de « la société » et à distance des individus qu’elle reconnait et admet. Individus « sains » qui ne pourraient qu’être perturbés, voire infectés par celles et ceux qui exercent volontairement le travail du sexe ou celles et ceux qui dorment à la rue et qu’enfin, dans « You are here » nous avons entendu·es. Entendu·es dans ce qu’elles et ils font et non dans ce que l’on fait d’elles et d’eux.

De manière différente, pendant dix jours, nous avons ensemble avancé en renversant, en nous renversant au sol pour écouter différemment ou en retournant nos yeux par le dedans, convertissant nos pré-visions en possibilités de voir renouvelées, de regarder vraiment, de faire attention. Pas forcément de « prendre soin », mais déjà tout simplement de faire et prêter attention aux puissances qui se tiennent aussi chez celles et ceux que l’on aborde trop rapidement comme étant à soigner… Et, en effet, en nous rapprochant ensemble de nos communes fragilités nous nous sommes tenu·es en tension et nous sommes tendu·es, comme des membres constamment compressés qui enfin peuvent s’étirer, vers des devenirs possibles et vers, non pas « le monde d’après » mais « la suite du monde » demeuré monde. Pluriel, plural, mélangé où l’on peut enfin, hors de l’immonde qui semble partout imposé en distanciant, recommencer à respirer en commun.

Une de nos préoccupations principales en tant que programmatrices des Days4ideas est de poser les conditions de réinvention de nos communautés politiques. Quels espaces-temps peut-on déplier pour déjouer les logiques de représentativité communautaire ? Et comment ces rencontres peuvent-elles être support d’action, pour que ces idées trouvent leur incarnation dans la cité par après ? Les Days4ideas sont avant tout des commencements.

La Bellone initie ses Days4ideas mais s’entoure de partenaires voisins, notamment le Centre communautaire flamand De Markten. Nous nous déplaçons aussi dans Bruxelles, dans le centre proche, vers le Petit Manhattan, ou dans la rue Marcq du côté de l’Église du Béguinage, tout comme nous pouvons dériver jusque Nerpeede dans la commune d’Anderlecht, au Champ du Chaudron.

Nous utilisons nos lieux institutionnels, nos maisons de théâtre, nos lieux de culture comme lieux de rassemblement et de discussion, d’échange d’idées. Travailler avec une équipe de scénographes, le collectif Ersatz, nous permet d’inventer des dispositifs de mise en partage de ces idées. Ce sont donc bien des espaces que nous cherchons à déployer dans le voisinage et la ville ; et en étirant le temps de trois à dix jours, ce sont aussi des bulles hors-du-temps que nous tâchons de créer pour prendre soin des rencontres qui peuvent s’y faire et prendre le temps que des liens se nouent, réellement. Agencer des zones de confort pour laisser place à nos différences, sortir des scènes de représentation usuelles et bien souvent encore trop héritières d’une pensée coloniale.

Qui peut parler ? Et à partir d’où ? Qui écoute ? Qui peut entendre ?

On pourrait encore aujourd’hui décliner ces questions énoncées dans l’édito du Journal de Culture & Démocratie n° 49, à l’heure où vient de s’achever la 4e édition des Days4ideas, de cette manière : comment tendre l’oreille pour donner à entendre ? Quelles sont les voix de Bruxelles que l’on veut rendre audibles ? Et comment le faire au mieux ?

Si lors des Days4ideas, nous partons des préoccupations des intervenant·es, c’est aussi pour se mettre à l’écoute du monde et de ses diverses sonorités, de ses différentes voix et divergences, en harmonie comme en dissonance. Autrement dit, faire la part belle à l’hétérogène, faire entendre une pluralité d’approches, que ce soit celle des intervenant·es ou des participant·es. À chaque séance, le micro se doit de circuler, pour amplifier et s’entendre d’une part, et d’autre part enregistrer, documenter, consigner ce qui se dit, archiver le présent pour que les prises de paroles, entre témoignages et énoncés de points de vue, soient retenues. Créer des espaces où on peut parler par et pour soi-même, être son ou sa propre représentant·e, faire entendre sa parole, être reconnu·e.

Comment peut-on faire de l’écoute un lieu de rassemblement ? Lors des Days4ideas, ce sont des connaissances locales et localisées que nous explorons. Cette collecte de savoirs et de récits ne vise pas à les superposer mais à procéder par croisements, consonances, et sympathies, entrechocs et concordances, liaisons et déliaisons. Et ainsi échapper au registre de l’information et de l’expertise, de la position d’autorité, de l’exposé ex cathedra.

Procéder par croisements et stimulations de l’hétérogène nous permet peut-être de déplacer la question des identités, de l’assurément nécessaire « diversité culturelle, sociale, de genre et d’origine ». Pour autant, par quel prisme l’envisager ? Si l’on devait faire une photographie des Days4ideas, nous pourrions les observer sous l’angle du même en y voyant des audiences « majoritairement » francophones, blanches, féminines, éduquées, issues des milieux artistiques, culturels, universitaires… Ou il nous faut peut-être assumer que les Days4ideas « s’écoutent » plus qu’ils ne se « voient », ou bien qu’il nous faut apprendre à nous soucier autrement de ces « autres que nous » sans pour autant qu’ils ou elles ne soient des autres identifié·es « minorités » ?

Lors de cette quatrième édition, nous nous serons efforcées de coller au plus près de la diversité des paroles telles qu’elles s’exercent et s’énoncent dans le contexte du quotidien, que ce soit dans le jardin de la maison où cohabitent les associations Link = Brussels, Isala et Les Gazelles où nous aurons pris le temps de nous rencontrer en toute simplicité autour d’un mezze apéritif, ou lors des différents arrêts que nous aurons marqué lors de notre déambulation en vélo depuis La Bellone jusqu’au Champ du Chaudron, ou jusqu’au WTC, en observateur·ices silencieux·ses des signes et des mutations de la ville. Que ce soit encore autour des ateliers proposés par les bodies of knowledge (BOK), un projet artistique initié par Sarah Vanhee, en collaboration avec Flore Herman, Jean-Baptiste Polge et Damla Ekin avec qui nous nous sommes demandé de qui nous devrions apprendre. Nous avons imaginé les contextes dans lesquels peut émerger ce dialogue entre savoirs expérientiels, de pairs à pairs, afin d’expérimenter un partage plus horizontal et inclusif et faire de l’espace public un lieu de transmission de connaissances non-dominantes et/ou réprimées. En ce mois de septembre 2021, les récits singuliers et conjugués des intervenant·es et participant·es de ces 10days4ideas m’auront résolument inspiré cette question : comment peut-on faire de la collecte et de la mise en écoute de ces récits une pratique narrative réellement vivante et commune, un enjeu collectif global ? Est-ce que ce n’est pas dans le croisement de nos approches sociales et artistiques, de nos savoirs d’habitant·es de Bruxelles, passager·es ou de plus longue durée, dans le partage de nos vulnérabilités contemporaines, que nous trouverons une chance de reprendre pouvoir sur l’Histoire ?

 

Image : © Benjamin Monteil

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Journal 53
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