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Vents d’ici vents d’ailleurs

De la géopolitique en 7e professionnelle à l’Institut Sainte-Marie ? Le projet « Next generation please » au palais des Beaux-Arts

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

27-08-2024

À Bozar, en cinq jours d’immersion, 33 élèves construisent un archipel-monde. Dans une salle des Beaux-Arts de 50 m2. À partir de la création d’un pays par élève, des îles, des montagnes, des mers et des continents surgissent dès le premier jour ; puis apparaissent des frontières, des villes, des usines et des quartiers, des routes et des ponts, qui s’articulent en territoires organisés. Ils produisent des ressources, génèrent des activités économiques et politiques bientôt accompagnées d’échanges, de traités internationaux et de coopérations de tous ordres : un « cosmos-archipel » est né.

Le travail sera présenté au BOZAR en avril dans le cadre de l’exposition « Imagine Europe » et lors des journées portes-ouvertes de l’Institut Sainte-Marie du 18 au 21 mars.
Ce workshop a été réalisé par les élèves d’options sérigraphie, publicité et décoration d’intérieur de 7ème professionnelle de l’Institut Sainte-Marie situé à Saint-Gilles, Bruxelles et encadré par leurs professeurs d’ateliers, le professeur de français et le reste de l’équipe pédagogique ainsi que de deux intervenants extérieurs : l’artiste Emilio Lopez Menchero et l’historien de l’art, Vincent Cartuyvels.
Des ateliers d’écriture ont permis aux étudiants de prendre du recul et de faire un travail de formulation sur cette expérience. De nombreux extraits des textes des élèves sont ici présentés en fonction de la progression des cinq journées de cette « semaine d’atelier » passée au palais des BOZAR.
Lundi, dans l’espace : Tracer, nommer, (dé)placer son territoire.

« Arrivé sur place, j’ai senti comme une sorte de manque, comme si la pièce vibrait de vide et de silence. Le laboratoire était figé. Notre travail a fini par réanimer la pièce, avec notre agitation et notre bruit, notre vie et notre désordre, on l’a comblée de ce qui la trouait. » — Denis

« Il y a beaucoup d’espace et une feuille blanche qui recouvre le sol. Je suis à genoux armé d’un Stif. Je suis coincé entre Miguel, Beverly et Logan. Tout est blanc. Seules les frontières, noires, sont visibles. Les terres sont vides. Aucune création ne les recouvre. Je balance entre l’amusement et le questionnement. Il me faut un nom, une position aussi. Un tracé, on découpe ; on n’entend que le bruit des ciseaux. » — Sabri
Lundi, suite : Tectoniques. Agglomérats. Archipel. Foudres de Zeus. À partir de cette géologie, s’implanter.

« Le bruit du papier, l’odeur de la colle et le brouhaha des rires. Les actions de groupe, l’émotion, l’entraide, l’amitié entre nous. Des traces de peinture sur les vêtements. Des petits groupes se forment dans la pièce, parfois avec des gens avec qui on ne parle pas d’habitude. Récolter des morceaux, avoir une vue d’ensemble, réaliser des croquis et mettre notre imagination en action. » — Mélissa

« Le stress, le bruit des chaussures, les gens qui parlent, et du scotch au sol. Marcher d’un pays à l’autre, ne pas écraser des objets, avancer tout doucement et chercher, se débrouiller et trouver enfin : peindre un port. »
— Hakan
Lundi soir : Concert de musique baroque à BOZAR

« Je suis entourée de couples aisés ; des bourgeois je dirais. Seize violons et une flute. Karim et Alex dégagent une impression d’application et de sérénité. La mélodie me plonge dans mes souvenirs. Un sentiment de tristesse émerge. Mon cœur s’accélère. Des frissons parcourent mon corps. Et soudain des applaudissements éclatent. On doit lire de l’étonnement dans mes yeux. Un moment de grâce qui mélange pudeur et sensualité. À cet instant, je me sens fragile, habitée de réminiscences, de bien-être et de larmes. » — Déna

« Une musique très rythmique. Je voyage. Le son du violon circule partout dans la salle. Je regarde les spectateurs, leurs postures, leurs façons de se tenir correctement. Je suis mal à l’aise. J’ai l’impression qu’on m’observe. Il y a l’ambiance, l’espace, la structure et l’orchestre qui joue, s’arrête et recommence. Le public applaudit mais pas systématiquement. Ça m’a décontenancée. J’ai l’impression de suivre deux spectacles simultanément : l’étrange chorégraphie du public et la danse des instruments. » — Müberra
Mardi : Créer un « chez moi ». Fabriquer, inventer, développer. Premières « structions… »

« Le plan d’ensemble est flou. On ne distingue que quelques formes anguleuses et des couleurs claires. Puis, petit à petit, les zones floues deviennent de plus en plus nettes. On découvre une multitude de formes : des cercles brillants ; des cylindres lisses et froids bardés de métal ; des tubes en carton et des tubes en cuivre ; un mélange de câbles en suspension et d’autres tenus par des tiges en acier ; de la corde entremêlée ; des triangles tous identiques ; une tour ornée de spirales bleues ; des graffitis qui poussent sur un champs de bouchons de liège ; une plaine de touches de vieux claviers Apple ; un port de sous-verres et de papiers de soie ; une forêt de logos Maes décolorés ; des chutes de MDF qui évoquent des grues de manutention de conteneur et enfin un océan de peinture. » — Brice

« D’un désert de papier, confettis déchiquetés, émergent des collines et des montagnes. Il n’y a pas de surface. Mon pays s’appelle “Monarchie Absolue” et il a la texture de la neige, pure et blanche. Il possède des routes de goudrons qui zigzaguent. Il y a un centre industriel gigantesque, un palais, et des monastères. Les limites du pays forment comme une sorte de nuages, flous et mal définis. “Tout individu est une marionnette manipulée de l’intérieur et de l’extérieur et à la fois un être qui s’auto affirme dans sa qualité de sujet”, dit Edgar Morin. » — Anas

« Il m’a fallu un certain temps pour apprivoiser l’espace et la liberté qui nous étaient accordés. Au départ, je ne savais pas comment faire comme si c’était trop, comme si j’avais trop reçu en une seule fois. » — Rania
Mercredi : Déborder… Jusqu’où ? Naissance de la politique ? Expansions. Superpositions. Strates.

« Une petite colonne lisse et rugueuse remplie de végétaux joue comme un principe de désorganisation. Les morceaux de nature sont empilés les uns sur les autres, reliés dans leur écrin circulaire industrialisé et vieillis. Disposer les choses, donner, former, bouger les emplacements, les places, les situations dans une configuration donnée, provoquer des déplacements. Placer diagonalement en haut, désorganiser le champ visuel. Des textures, des couleurs et des formes différentes font une énorme, une imposante pièce de pays très design. Ann Veronica Janssens pour expliquer le titre de son exposition “Serendipity” dit “un don naturel pour faire fortuitement des découvertes utiles en exploitant les hasards inattendus ou les obstacles retors”. Mes objets lisses comme rugueux sont des symboles de liberté et de mouvement – comptant pour rien –, ils font de ce lieu un endroit calme, paisible, simple, doux, grand, éclairci, ensoleillé qui donne envie de le revisiter. Cette mer froissée donne une fraîcheur courtoise qui se dénoue et s’alterne et reste en suspension dans l’aire de ce pays. Créer des émotions : ce qui nous meut, nous é-meut. » — Aurélio

« Je m’aperçois qu’on n’est pas aussi libre que ce que l’on pense, qu’il faut progressivement se détacher des règles avant de se jeter dans l’aventure. » — Rania
Jeudi et le politique : Rencontrer, négocier, relier, réguler et coexister.

« Un pays ouvert à tous et, en même temps, qui protège ses frontières avec une grande caméra. Un pays avec des zones naturelles protégées et une usine à charbon. Une grande liaison qui fait disparaître les frontières et un pont qui les relie. » — Merian
« Ne pas faire beau mais tenter de relier une multitude de choses afin de créer une histoire, de faire naître de la valeur. » — Rania

« Les habitants ont décidé de se barricader. Ils s’arc-boutent sur leurs qualités de vie, leurs intimités. Le mur est un grand révélateur, un principe de dessillement. Rem Koolhaas a dit que “le mur de Berlin était un script qui brouillait allègrement les frontières entre tragédie, comédie et mélodrame”. L’architecture est pouvoir. […] Ce que nous avons accompli est une sorte de mise en abyme, de reflet déformé du monde actuel. Selon les régions de notre “cosmos-archipel”, les frontières avaient plus ou moins d’épaisseurs, d’importances. Cela dépendait de l’étudiant et de sa vision des mondes actuels, futurs et hypothétiques. Certains territoires étaient pacifiques et ouverts, d’autres barricadés, évitant toute forme de contact. » — Lionel
Jeudi soir, au KVS.

« Il y a beaucoup de personnes. La lumière est tamisée. Je suis relaxée et excitée. On a bu du vin blanc. Mauvais, mal de tête. On est heureux. Il y a Laura, Mattéo et Miguel. Des sourires, des corps détendus. On est au théâtre. Ils parlent en néerlandais. On s’assoit entre amis. Certains boivent du jus d’orange, d’autres de l’alcool. Nos religions divergent. Une terrasse, des tables. Il fait froid. Un jeans troué. Je me suis lissée les cheveux. Il y a une fille. Elle est belle, attentionnée. Des chaussures imperméabilisées. Les couleurs sont chaudes. Ditte est là. Ils parlent turc. On pose des questions. L’acteur répond. Il est brun aux yeux verts. Il y a des sourires, des rires. Parler avec Alex et Brice. Chute dans les escaliers. Il fait noir. Elle a peur. Des jeunes fument des cigarettes. On va manger au snack, on a faim. Müberra boit du jus d’orange sanguine. Il y a une homogénéité. Tous ensemble, unis. Beaucoup de diversité, des savoirs différents. Une force. » — Mélina
Vendredi : S’exposer et témoigner, se raconter des histoires, dresser le bilan, projeter.

« Un monde parfait ? C’est ce que nous avons créé ; du moins, c’est ce qu’on voit en surface : des collines à perte de vue, de la végétation, des buildings tous plus imposants que les autres, une flore que nous envierait même dame nature ! Thomas More dirait : “UTOPIE” ! Ce cosmos que l’on a créé ensemble n’est qu’un trajet initiatique idéalisé. Mais je n’y vois pas la même chose. Je ressens la tristesse et la solitude. Hannah Arendt dit que “le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers de la même médaille”. Ce monde est à la fois glacial comme ma solitude et ardent comme ma volonté de créer. Mon œuvre fait tache. Elle dessine un monde inversé, un anti cosmos, tout en gardant l’éternel masque d’un bonheur endoloris. Je suis Wim Delvoye et mon monde est un “cloaca”. Malgré cela, je ne peux m’empêcher d’éprouver une réelle fierté lorsque, pour la dernière fois, je vis notre “cosmos-archipel” avec ses collines à perte de vue, sa végétation, ses buildings tous plus imposants les uns que les autres et sa flore que nous envierait même dame nature ! » — Miguel

« La frontière n’est pas juste une limite à ne pas franchir mais un monde à part entière et qu’il faut bien gérer. » — Rania

« Créer un espace dans un espace. Construire, remplir un territoire. Un territoire, c’est le lieu d’affirmation et de construction d’un sujet. Comment créer un espace de liberté alors que les règles du jeu nous sont imposées par la force ? S’engager dans la société, réfléchir à ses changements. Je suis pour une démocratie où les gens peuvent choisir ce qu’on met dans leurs quartiers et c’est ce que nous avons fait d’une certaine manière. […]
Une multitude d’informations dont la complexité me dépasse. Nous sommes les acteurs de l’art contemporain. Détourner les matériaux et leurs histoires afin de leur inventer de nouveaux rôles. En les assemblant, ils participent à la création d’images qui nous poussent à nous raconter des histoires. Explorer la relation entre la réalité et ce monde en image, explorer ses frontières réelles et imaginaires. […] Cet atelier, ça a été l’opportunité de construire un nouveau monde. Chaque jour nous étions les astres autour de nos petits pays. Les soleils qui passent et repassent, ignorants les frontières. Et, chaque soir, nous laissions place à l’obscurité en éteignant les lumières ». — Jessie

« Une forêt vierge dense et épaisse. “Une struction, c’est un tas, un amas, un entassement qui suppose un assemblage”, dit Thomas Hirrschorn. Créer un lieu où la nature retrouve ses droits, où l’on peut se réfugier, s’y perdre et en même temps s’y retrouver. Une plage brodée par la mer. “La struction permet d’ouvrir un espace dans lequel la pensée peut tisser des trajets en dissolvant nos antinomies constitutives.” […] Qu’est-ce qu’un tissu, une couture territoire qui viendrait recouvrir nos failles respectives ? La faille représente la peur de l’autre côté, une impossibilité à abandonner ce qu’on connaît. La faille est une illusion. La faille se cache à l’intérieur de nous et nous empêche de découvrir notre terre promise. » — Laura

Le projet continue et une deuxième semaine d’ateliers sera organisée en mai, couronnée par l’exposition « Next generation please » du 17 au 21 mai à BOZAR. Il s’agit bien de pratiques culturelles transversales au sein d’une école professionnelle, avec tous les enjeux que la culture peut porter au sein de l’institution. Dans le prochain numéro du Journal de Culture & Démocratie, les auteurs se pencheront sur la qualité de ces enjeux, et tenteront une esquisse de bilan sous forme interrogative.

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