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Dossier

De la pauvreté de notre culture statistique à l’égard de la pauvreté*

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

28-08-2024

Afin d’évaluer l’état de pauvreté des populations, il existe de nos jours deux approches culturelles distinctes : une approche statistique et une approche anthropologique. La culture statistique actuelle a pour vocation de dissimuler la pauvreté et la culture anthropologique recherche les moyens de la décrire et de la comprendre.

Le « risque de pauvreté »
Sur un plan statistique, le calcul de ce que les économistes atterrants appellent – sans rougir ! – le « risque de pauvreté » est établi selon des normes européennes. Du point de vue de ces experts, en Belgique, une personne isolée dont les revenus mensuels s’élèvent à moins de 1.085,00 euros est concernée par ce « risque de pauvreté ».
L’expression adoptée par les statisticiens est déjà une forme de camouflage en soi du phénomène de la pauvreté. Du camouflage au camouflet, il n’y a qu’un pas. Pourquoi parler d’un « risque de pauvreté » ? Comme s’il s’agissait d’un danger éventuel plus ou moins prévisible n? Plutôt que de nommer la réalité dans sa violence irréductible : un « état de pauvreté » ? C’est-à-dire une situation concrète, mesurable et vérifiable. Pourquoi le langage statistique devrait-il laisser planer un doute sur la réalité vécue par les personnes désignées comme pauvres ? Pourquoi devrait-il laisser penser qu’il leur serait possible, dans de telles conditions économiques et sociales, d’échapper à cet état affligeant de la pauvreté ? Comme s’ils pouvaient y parvenir par un effort personnel ? Un exercice quotidien ? Une ascèse intime ? Reconnaissons les faits : l’expression « risque de pauvreté » adoptée par les statisticiens est une insulte qui n’a d’autre entendement que d’humilier les plus pauvres d’entre nous ; humilier par la non-reconnaissance de leur état.
Ce montant mensuel de 1.085,00 euros représente 60% de « la médiane du revenu disponible à l’échelle individuelle ». Les revenus pris en considération pour l’établissement de cette médiane sont principalement : les revenus du travail, de nombreuses formes d’allocations et de revenus de remplacement en cas de chômage ou d’incapacité de travail pour cause de handicap, d’invalidité ou de maladie, d’insertion, d’attente, etc., les revenus d’assistance sociale (CPAS), les revenus de pensions.

Que pouvons-nous déduire de ces définitions officielles ?

Premier constat : statistiquement, une personne isolée considérée comme « pauvre » est une personne censée avoir des revenus ; on peut donc légitimement se demander où sont, dans ces statistiques, les personnes isolées qui n’ont pas de revenu. On peut aussi se demander pourquoi ces personnes sans revenu ne sont pas prioritairement visées par la définition adoptée par le système statistique qui doit nous permettre de mesurer l’état de la pauvreté. Où sont celles et ceux qui ne sont répertoriés dans aucun système d’aide sociale ? Par exemple, en 2013, il semble établi, selon ces normes statistiques, que 31% de la population bruxelloise est concernée par le risque de pauvreté ; les personnes qui n’ont pas de domicile fixe, qui vivent dans les rues de la Région de Bruxelles-Capitale, sont-elles prises en considération par ces relevés ? Les plus pauvres des pauvres font-ils partie des représentations que nous construisons à propos de la pauvreté ? Et le revenu médian qui sert de base au calcul du risque de la pauvreté tient-il compte de ceux qui n’ont aucun revenu pour vivre ?

Deuxième constat : la situation patrimoniale des personnes n’entre pas dans la base de calcul du « risque de pauvreté » ; ainsi les statistiques classent les personnes concernées par le risque de pauvreté, selon le statut du logement, en deux catégories – « propriétaire » ou « locataire ». Comme si le risque de pauvreté était le même pour une personne qui est propriétaire de son logement et qui doit se débrouiller avec 1.085,00 euros par mois pour ses dépenses ordinaires et une personne qui sur ce revenu doit commencer par prélever un loyer mensuel. Plusieurs questions se posent ici. D’abord, le seuil à partir duquel une personne est concernée par le risque de pauvreté n’est pas le même, selon qu’elle doit ou ne doit pas prélever sur ces 1.085,00 euros de quoi payer un loyer. Si le système statistique considère qu’un propriétaire, astreint à vivre avec ce montant, est pauvre, alors le risque de pauvreté doit se calculer en tenant compte du fait que ces 1.085,00 euros sont « hors loyer ». Ce qui change considérablement le mode de calcul, le montant du seuil et le nombre de personnes concernées par la pauvreté dans notre pays.
Ne conviendrait-il pas de créer un coefficient pour tenir compte de ces deux situations ? Si on peut considérer communément que le loyer ne peut excéder un tiers des revenus, le seuil de pauvreté pour une personne « locataire » s’élèverait autour de 1.435,00 euro (1.085,00 pour vivre + 350,00 pour le loyer) ; ce qui correspondrait beaucoup plus justement à la réalité vécue des populations ; effectivement aujourd’hui une personne isolée et non propriétaire dont les revenus sont inférieurs à 1.435,00 euro est quotidiennement concernée par la pauvreté.

Troisième constat : les revenus du capital ne sont pas non plus pris en considération ; parce que les économistes atterrants ignorent que c’est précisément la situation patrimoniale et les revenus de leurs propriétés qui font la différence la plus significative entre les riches et les pauvres. Or, une personne qui a un revenu de pension de 1.000,00 euros et qui perçoit mensuellement des revenus de capitaux pour 1.000,00 euros n’est pas nécessairement riche mais n’est pas non plus en situation réelle de pauvreté. Ici également le revenu médian est concerné. Car si les revenus du capital étaient intégrés au calcul de ce revenu médian, il est probable que le seuil de pauvreté serait beaucoup plus élevé. Ce qui permettrait de répercuter, de manière beaucoup plus juste, l’impact des inégalités sociales entre les riches et les pauvres dans le calcul de ce seuil. Dans la mesure où les revenus du capital plus que les revenus du travail constituent les premiers facteurs de distinction entre les riches et les pauvres, il ne paraît pas raisonnable de fonder le calcul du seuil de la pauvreté sans tenir compte de ces revenus.

Vivre autour du seuil de pauvreté
Encore faudrait-il compter avec les personnes qui, bien que leurs revenus soient plus élevés que le revenu médian, actuellement reconnu et accepté à 1.085,00 euros, sont concernées régulièrement, chaque année, chaque mois, voire plusieurs jours par mois, par des problèmes de pauvreté. On pourrait, beaucoup plus justement dans de tels cas, parler de personnes exposées au « risque de la pauvreté » ; les formes de ces phénomènes de pauvreté se cristallisent autour du report des frais de santé, d’assurances, de frais scolaires, de frais d’activités sportives ou culturelles, etc. Les représentations des phénomènes qui caractérisent les situations de pauvreté seraient alors déployées de manière plus complexe et certainement plus proche des réalités vécues.
Ici aussi, un coefficient pourrait être adopté qui permettrait d’évaluer combien la préoccupation de la pauvreté concerne des personnes dont les revenus se situent autour du seuil de pauvreté ; c’est-à-dire, par exemple, dans une zone de 20% au-delà du revenu médian, donc jusqu’à 1.300,00 euros par mois pour une personne isolée.

Pour une autre culture de la statistique de « l’état de pauvreté »
Ces quelques réflexions – qui devraient être plus amplement développées par une étude scientifique – montrent la pauvreté de notre culture statistique actuelle à l’égard de la pauvreté vécue par les populations de nos régions.
Sur base de ces diverses remarques et suggestions – et sans encore ajuster le revenu médian de référence, en intégrant les revenus du capital dans la base de calcul qui conduit à son établissement –, si notre culture statistique voulait prendre en considération l’étendue de ces phénomènes, elle devrait donc reconnaître que l’« état de pauvreté » concerne :
– les personnes isolées sans domicile et sans revenu ;
– les personnes isolées qui ne sont pas propriétaires et dont les revenus sont inférieurs à 1.435,00 euros (en ce compris les revenus éventuels du capital) ;
– les personnes isolées qui sont propriétaires, au moins de leur logement, et dont les revenus sont inférieurs à 1.085,00 euros (en ce compris les revenus éventuels du capital ou de loyers d’autres propriétés).
Ces définitions statistiques devraient être également ajustées pour les couples et les famillesn.

Ainsi les chiffres de la statistique pourraient alors être revus et actualisés sur la base de ces définitions de « l’état de pauvreté » ; ce qui constituerait une représentation probablement beaucoup plus exacte des réalités vécues par les populations à l’endroit de la pauvreté.
Des représentations statistiques fondées sur une telle base montreraient probablement que plus de 50% de la population de la Région de Bruxelles-Capitale (et peut-être même de la population belge, dans son ensemble) est concerné régulièrement, dans ses décisions les plus quotidiennes et les plus ordinaires, par l’état de pauvreté ; qu’une part non négligeable de ces pauvres ont un emploin.
Nous pourrions alors considérer combien cette culture de la pauvreté est une culture partagée aujourd’hui ; et nous pourrions, fort de cette compréhension nouvelle, y travailler tout autrement.

Mons, Belgique, le 5 juin 2016

*Cet article est rédigé dans le cadre du chantier d’Arsenic 2 consacré aux « dramaturgies du XXIe siècle », mené avec Claude Fafchamps ; il complète le texte consacré à « La démocratie paradoxale » dans le volume L’humanité en nous, pour une culture de la démocratie, récemment publié aux Éditions du Cerisier, Cuesmes, 2015, voir pages 177 à 190.

1

Le Petit Robert de la langue française, Paris, 2016.

2

Je ne développe pas ce point ici parce que cela demanderait un nouvel article en soi.

3

Pour les statistiques de la Région bruxelloise, voir le Baromètre social 2015 de l’Observatoire de la Santé et du Social Bruxelles-Capitale. Ce document rappelle qu’« il faut garder à l’esprit qu’une certaine proportion de personnes en situation de pauvreté échappe probablement à plusieurs de ces statistiques, notamment les personnes en situation irrégulière ou sans-abri ». Voir aussi les recensements de la Strada.

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